“Dix petites observations personnelles”*
Le 19 août dernier, plusieurs amis m’ont rappelé que La plus secrète mémoire des hommes venait d’avoir deux ans. De tout ce qui s’est passé au cœur de ces deux années, à la demande d’un de ces amis, j’ai essayé de tirer dix petites observations personnelles, qu’elles relèvent d’expériences intimes ou de réflexions littéraires, sociologiques ou politiques. Voici la première de ses observations ; les autres suivront, au rythme d’une par jour.
Parlons d’abord chiffres, en toute transparence, et sans effets de manche. La plus secrète mémoire des hommes a été traduit, jusqu’ici, en 38 langues. Il s’est vendu à plus de 570.000 exemplaires (en grand format, hors « Poche », donc) en France. 18 pays (sur les trente-deux qui décernaient des Goncourt étrangers cette année-là) l’ont choisi comme lauréat de leur prix. Dans tous les pays où je suis allé -une vingtaine, ces deux dernières années- il a, globalement, reçu un accueil très favorable et a même figuré sur quelques listes des meilleures ventes. Cela ne signifie naturellement pas qu’il échappe, dans ces pays, à des critiques négatives, à des éreintements féroces, à des réserves, à des rejets, à des perplexités, à des indifférences : c’est l’évidence même qu’aucun livre, quel que soit le lieu, n’emporte l’absolue unanimité critique. Et tant mieux.
Je n’évoque pas ces chiffres par fierté, arrogance ou vanité. Bien que je ne les ignore pas totalement, les chiffres (notamment ceux des ventes) n’ont jamais été et ne seront jamais, pour moi, un critère de valeur littéraire d’une œuvre. Ce qui m’intéresse ici, c’est plutôt le démenti que les chiffres de cette réception (en France et à l’étranger) adressent aux a priori de réception qu’on peut avoir sur la destinée de certains livres, qu’on classe avant, après ou sans les avoir lus ; a priori que j’ai moi-même pu nourrir, sur la foi d’obscurs raisonnements. Je ne suis pas sûr, en août 2021, au moment où le livre venait de sortir, que beaucoup de personnes auraient misé sur ces chiffres-là.
Nous en parlons encore avec mes éditeurs, et nous rappelons combien, au tout début, par sa simple forme, et les conjectures de réception qui lui étaient attachées, le roman avait pu susciter une sorte de scepticisme ou de moue dubitative chez certains lecteurs professionnels (pas tous, heureusement : d’autres l’ont immédiatement porté et défendu, et je leur en serais éternellement reconnaissant). Ils disaient quelque chose comme : « c’est peut-être un peu trop littéraire » ; « ça demande peut-être un peu trop des lecteurs… » ; « c’est trop intello comme roman, difficile de le mettre en valeur » ; « c’est un peu trop spécifique comme livre, vous savez, c’est de la littérature africaine… » ; « est-ce que les gens ont vraiment envie de lire ça, après la pandémie dont nous sortons à peine ? ». Nous l’avons entendu. Nous y avons même un peu cru. A un certain moment, je m’étais résigné à ce que le livre ne touche qu’une sorte « d’élite », et jouisse d’une réception qui n’excède pas les limites d’une simple « communauté », quelle que fût sa nature.
Il en a été autrement, et j’en suis heureux. Effet mécanique de la renommée du Prix Goncourt ? Curiosité pour ce que ce Goncourt -et son lauréat- portaient comme « différence » (j’y reviendrai) ? Miracle ? Travail mystique d’Elimane ? Hasard ? Chance ? Un peu de tout cela ? Qu’importe : il en a été autrement.
J’en viens maintenant au cœur de mon propos du jour. Les distinctions entre littérature simple et savante, difficile et accessible, lisible et complexe, populaire et érudite sont flottantes et cavalières. Il faut dire que certaines expériences ou observations les justifient parfois, ou leur donnent raison, du moins. On peut les postuler, mais uniquement comme a priori, et en se faisant une idée préconçue d’une essence de Lecteur universel et abstrait, en présumant de l’existence d’un standard moyen, ou en devinant tout bonnement « ce que les gens aiment/veulent lire ».
Quelquefois, par hasard ou pure mathématique, cette prospective du goût vise juste. Il peut cependant arriver, pour une raison ou un autre, qu’un texte qu’on destinait, assignait, adressait à une certaine catégorie trouve un lectorat autre, plus large, et que des lecteurs dont on pensait qu’ils n’étaient pas « faits » pour certains textes aillent précisément vers ceux-ci. L’aventure de La plus secrète mémoire des hommes est pour une occasion de rappeler ceci : il faut toujours suivre le chemin de sa propre exigence intérieure : exigence de forme, de langue, de composition, de travail, de liberté. C’est l’ambition qu’il faut avoir : refuser la médiocrité qui consisterait à tenter d’ajuster, en écrivant, ou avant même que d’avoir écrit, ses phrases au patron d’une tendance présumée, d’un filon commercial. Aller vers le cœur du travail littéraire et du tribut qu’il exige, d’abord et toujours. Le reste, nul n’en sait jamais rien avec certitude. Et tant mieux. L'essentiel n'est pas là.
* Le titre est de la rédaction
Mohamed Mbougar Sarr