Le visage des 65 morts

Face à l'inertie de l'Etat qui n'avait pas jugé nécessaire de faire le bilan des personnes tuées lors des manifestations, un collectif d'une quarantaine de journalistes et scientifiques s'était mobilisé pour documenter l'ensemble des victimes de la répression policière, lors des événements politiques de mars 2021 à février 2024. Leur bilan définitif fait état de 65 morts, contre 81 dans la base de données du comité en charge de l'assistance. L'enquête est accessible sur www.cartografree.sn.
Qui sont-ils ? Où habitent-ils ? Comment sont-ils morts ? Voilà, entre autres questions cruciales, que le collectif dénommé “CartograFreeSenegal” a essayé d'élucider dans une publiée hier et couvrant les événements violents qui avaient secoué le pays entre mars 2021 et février 2024. “Au-delà du décompte, l’objectif a été d’empêcher une seconde mort aux défunts, en mettant en lumière leurs portraits : rappeler que derrière chaque statistique se cachent une vie arrachée, des proches affligés, des communautés endeuillées et un impérieux besoin de justice”, précise le collectif créé en juin 2023 et qui réunit une quarantaine de journalistes, cartographes et scientifiques des données.
Jusque-là, chacun y allait de son bilan. Alors que certains politiques aimaient parler vaguement de plus de 80 morts sans décliner ni leur identité ni la cause de leur mort, le collectif est parvenu à reconstituer une bonne partie des personnes tuées lors des manifestations, avec leur identité, la cause de leur mort, les témoignages de certains proches de victimes...
Au total, le bilan fait état de 65 morts, dont 51 par balle, 2 par torture, 11 pour d'autres cause. Vingt et une personnes sont âgées entre 18 et 25 ans ; douze entre 26 et 35 ans, tandis que dix personnes tuées avaient moins de 18 ans. Le reste des victimes est constitué de sept personnes âgées entre 36 et 45 ans et deux âgés de plus de 45 ans. Ce qui fait une moyenne d'âge de 26 ans.
L'enquête a aussi montré que la période juin-aout 2023 a été la plus chaude, avec 42 morts enregistrés. Suivent mars 2021 avec 14 victimes, février 2024 avec 5 morts et enfin juin 2022 pour 3 morts. Le dernier décès enregistré par le collectif a été noté en janvier dernier, après avoir clairement établi les liens avec les manifestations.
Membre du consortium, Souleymane Diassy est revenu sur la méthodologie. “En ce qui nous concerne, nous n'avons tenu compte que des cas qui sont liés directement aux manifestations et en particulier à la répression policière, des personnes qui sont soit mortes lors des manifestations soit qui ont succombé à leurs blessures plus tard. Par exemple, il y a un jeune qui est mort en janvier 2025, lors de son opération. Il avait reçu une balle. L'extraction ne s'est pas bien passée et il a eu à subir d'autres opérations jusqu'à la dernière pendant laquelle il a perdu la vie”, explique le journaliste.
Lors d'une émission sur la TFM, le directeur exécutif d'Amnesty International Sénégal, par ailleurs membre du comité mis en place par l'État pour l'assistance aux victimes, avait révélé que le nombre de morts enregistrés dans leur base de données est fixé à 79. Interpellé sur l'origine de ce chiffre, il avait précisé : “Il y a eu plusieurs sources. La société civile a travaillé sur le bilan ; d'autres entités : les hôpitaux, les familles... avaient aussi leurs chiffres. Pour nous Amnesty, on avait identifié 65 victimes. Une fois qu'on a eu des papiers clairs que la mort est liée aux événements, nous l'enregistrons.”
Mais d'où vient alors la différence entre les chiffres du comité et ceux du collectif de journalistes ? ‘’EnQuête’’ a pu joindre Ahmadou Fofana, ancien détenu et membre du comité, qui a apporté des éclairages. D'emblée, il a tenu à préciser qu'il faudra ajouter aux 79 de départ deux autres personnes : Fallou Diop, décédé récemment à Touba, et Alcaly à Ziguinchor. La première, à l'en croire, avait reçu une balle lors des événements, tandis que la deuxième aurait été victime de torture durant son incarcération.
Selon lui, le comité a travaillé avec l'ANSD et diverses autres sources pour le recensement de l'ensemble des victimes et il a travaillé sur la base d'informations fiables. Il informe par ailleurs que le comité mis en place par l'Etat a recensé François Mancabou, Didier Badji, Fulbert Sambou, les deux filles tuées dans l'attaque du bus à Yarakh et Doudou Fall mort à la mairie de la Médina. Ils ont aussi comptabilisé Papito Kara, mort sur les chemins de l'émigration, à la suite du chavirement de leur pirogue. Cet enregistrement est dû au fait qu'il avait fait la prison auparavant et que d'aucuns estiment que c'est à cause de la répression qu'il a voulu fuir le pays.
Quant au consortium de journalistes, il n'a pas tenu compte de ces derniers cas, parce qu'estimant que c'était hors champ de leur domaine d'étude. Soit parce qu'ils ne sont pas directement liés aux événements (Papito Kara) soit parce que ce n'est pas lié à la répression policière des manifestations (les deux filles de Yarakh, Doudou Fall tué par des manifestants à la Médina, Mancabou mort en détention, Didier Badji et Fulbert Sambou).
L'imputabilité
Selon l'enquête du collectif, 51 personnes sont mortes par balle. Les journalistes ont pu accéder aux autopsies et aux témoignages de proches pour établir cette cause de décès. L'enquête n'a pu cependant déterminé la provenance de ces balles, même si beaucoup pensent que cela ne pourrait provenir que des forces de défense et de sécurité. On note aussi d'autres causes de décès. Par exemple, Cheikhouna Ndiaye, commerçant de 22 ans, poignardé le 5 mars 2021 aux Parcelles-Assainies ; Pape Sidy Mbaye mort par asphyxie le 5 mars 2021 à Keur Massar ; Massiré Guèye heurté par un véhicule civil à la Sicap Mbao, un anonyme mort calciné... Il y a également le cas du gendarme mort à Diamniadio par balle et le policier Hassimi Diédhiou percuté par le véhicule de la police à Ziguinchor.
Par ailleurs, nous avons noté qu'il y a, parmi les victimes recensées par le collectif, une liste de six anonymes, dont l'identité n'a pas été déterminée. “Ce sont des gens qui ont perdu la vie, mais on n'a pas pu en savoir plus. C'est dans le cadre de la collaboration avec les hôpitaux. L'autopsie a permis de déterminer qu'ils sont morts par balle, mais on en sait pas plus sur leur identité”, a expliqué Diassy.
COMMUNIQUÉ Pour lutter contre les fake-news et l'inertie de l'Etat L'enquête a ainsi permis de lutter contre certaines informations non vérifiées qui circulent un peu partout depuis lors et qui continuent de diviser l'opinion, dans un contexte où l’on parle d'abrogation de la loi d'amnistie pour situer les responsabilités. Le collectif, dans sa motivation, déclare : “Dans le feu de l’action, de nombreuses informations non vérifiées ont circulé sur les réseaux sociaux. En réponse, nous avons établi un lien sûr et direct avec les familles des victimes afin d’authentifier chaque décès. Pour chaque cas, au moins un journaliste a été chargé de la documentation, examinant certificats d’autopsie, photos et vidéos ainsi que témoignages des proches, des témoins oculaires et du personnel médical.” Grâce à la mobilisation des membres du collectif, un maillage complet du territoire national a été réalisé pour recenser les victimes entre mars 2021 et février 2024, avec la collaboration d’Amnesty International pour les données antérieures à juin 2023. “Les résultats obtenus illustrent l’ampleur de la violence exercée au cours de ces trois années : 65 morts ont été recensés, dont 51 tués par balle (soit 81 % du total). Les régions de Dakar et de Ziguinchor ont payé un lourd tribut, avec respectivement 40 et 19 morts. L’âge moyen des victimes est de 26 ans, la plus jeune ayant 14 ans et la plus âgée 53 ans. Près de la moitié des victimes étaient ouvriers ou mécaniciens, et un quart étaient élèves ou étudiants”, renseigne le communiqué dont le travail est accessible au site suivant : www.cartografree.sn. |
Mor AMAR