L'histoire d’un fantôme du Web et la chute d’un monstre numérique

Il aura fallu sept longues années, des milliers de plaintes, des vies brisées, des réputations anéanties et une détermination sans faille pour faire tomber l’un des cybercriminels les plus redoutés que le Sénégal ait jamais connus. Kocc Barma, ce pseudonyme devenu synonyme de terreur numérique, n’est plus qu’un souvenir amer dans l’histoire de la cybercriminalité sénégalaise. Retour sur la traque minutieuse de ce prédateur du Net, cerveau du site pornographique et de chantage Seneporno, et sur la montée en puissance d’une division de la police qui a décidé de ne plus rien laisser passer.
Le jeudi dernier, El Hadi Babacar Dioum, plus connu sous le nom de ‘’Kocc’’, a été interpellé par la Division spéciale de cybersécurité (DSC). Il s'agissait de la fin de l'histoire de l’une des plus anciennes filières de chantage à la sextape au Sénégal. Le temps que l'enquête se boucle, ‘’EnQuête’’ revient pour vous sur cette histoire qui a secoué tout un pays, à cause des centaines de victimes issues du monde de la presse, des forces de défense et de sécurité, mais aussi du showbiz, bref, toutes les couches de la société. Il y a lieu aussi de préciser que plus de 5 000 plaintes venues de partout dans le pays ont été déposées dans les différentes brigades de la gendarmerie et/ou commissariats de police du Sénégal.
Comment il obtenait les vidéos
C’est à partir de 2018 que Seneporno a commencé à émerger comme un espace numérique de déshumanisation et de prédation sexuelle. Des vidéos intimes y sont diffusées sans consentement, des visages bien connus de la société sénégalaise y apparaissent, souvent nus, parfois en pleurs. Les témoignages, tous poignants, commencent à affluer. "J’ai été contacté par un dénommé Kocc Barma… Il détient des vidéos compromettantes… Il exige de l’argent pour ne pas les publier…", pleurnichaient des victimes désemparées, voyant le monde s’écrouler sous leurs pieds.
Le même schéma. Le même mode opératoire. Un maître chanteur invisible, insaisissable et qui dicte sa loi.
Les vidéos proviennent de multiples sources : téléphones volés ou oubliés, maladresses d’envois via messageries, réparateurs indélicats. Parfois, c’est la vengeance qui guide la main criminelle : un ex-petit ami jaloux, une rivale furieuse, un mari blessé. Dans tous les cas, les images finissent dans les griffes du sinistre Kocc, qui exige les coordonnées des victimes avant de publier leur numéro de téléphone en surimpression sur les vidéos, livrant leur dignité en pâture aux pires instincts du Web.
Kocc Barma, une signature de la terreur
Rapidement, le nom de Kocc Barma devient une marque du mal. Victimes suppliant par téléphone, familles effondrées, élèves détruits, personnalités politiques salies : aucun milieu n’est épargné. Le monstre se nourrit de souffrance, s’abreuve d’humiliation.
Pour les victimes, c’est une mort sociale : l’enseignante déshonorée, le père de famille ridiculisé, l’imam exposé, la lycéenne détruite, une carrière politique jetée en pâture. Certains fuient le pays pour ne pas mourir de chagrin. D’autres s’isolent. Quelques-uns sombrent…
Les enquêteurs face à un fantôme
Dès 2018, les services de police et de gendarmerie se lancent dans la traque de cet insaisissable criminel. La Division des investigations criminelles (Dic), la Section de recherches (SR) de la gendarmerie nationale et, plus tard, la Division spéciale de cybersécurité (DSC), le bourreau des cybercriminels, tentent d’appréhender un individu sans visage, sans trace.
Les arrestations se multiplient, mais ce ne sont que des pions, des relais utilisés par le véritable cerveau. Le criminel se cache derrière des identités fictives, des comptes anonymes, des numéros de téléphone jetables.
Le tournant : la montée en puissance de la Division spéciale de cybersécurité
A partir de 2020, La Division spéciale de cybersécurité (DSC), renforcée en matériel, en expertise et en ressources humaines, devient un pôle stratégique dans la lutte contre la cybercriminalité au Sénégal. En 2023, elle démantèle le groupe Topp Cas, la version Facebook de Seneporno.
Mais l’objectif principal demeure : neutraliser le vrai Kocc, advienne que pourra. C’est devenu une question d’honneur pour les enquêteurs de cette élite de la police nationale qui se trouve dans les locaux de la cité Police, sur la corniche de Dakar.
Changer de stratégie : le cybercombat commence
À partir de 2022, la DSC décide d’aller au-delà des méthodes classiques. Plus question de courir derrière des numéros ou des transferts d’argent. L’unité décide de passer à la vitesse supérieure. Il s’agissait d’attaquer le mal à la racine : le site lui-même.
En janvier 2023, les enquêteurs découvrent une faille dans le Content Management System (CMS) (système de gestion de contenu) de Seneporno. S’ensuit un travail d’orfèvre : ils y injectent un programme-espion. Pendant deux ans, ce mouchard collecte des données en silence et dans la plus grande discrétion.
En mars 2025, les enquêteurs pénètrent la boîte mail principale liée au site. C’est une révélation : identité réelle, pièces d’identité, correspondances avec des plateformes pornographiques, preuves de blanchiment via Bitcoin, transactions de centaines de millions de francs CFA. Le pseudonyme tombe. Kocc Barma s'appelle en réalité El Hadj Babacar Dioum, à l’état civil.
Surveillance et filature : le piège se referme
L’identité ainsi établie, la DSC engage une filature minutieuse. Les mouvements du suspect sont analysés, ses appels, ses passages aux frontières, ses habitudes. Lentement, mais sûrement, l’étau se resserre autour de la cible. Quand le moment est jugé opportun, un commando composé du Groupe de recherche et d’interpellation (GRI), d’experts en forensic et d’éléments de la Brigade d'intervention de la police (Bip) intervient.
L’arrestation se déroule sans heurt et au petit matin du jeudi dernier. Le site est saisi, un message d’avertissement y est publié, puis l’adresse définitivement désactivée.
Un dossier loin d’être clos : la traque continue
Si le cerveau de l’affaire est désormais dans le régime de garde à vue en attendant d’être déféré au parquet, l’enquête, quant à elle, se poursuit avec rigueur et mobilisation de tous les moyens qu’il faut. Et elle s’annonce tout aussi implacable. Car Kocc Barma n’était pas seul, jurent nos interlocuteurs.
Dans ce sens d’ailleurs, la DSC a dressé une liste complète d’individus ayant participé, de près ou de loin, à cette industrie de la honte : réparateurs de téléphones indélicats, revendeurs de vidéos volées, complices techniques ou financiers, utilisateurs malveillants qui ont alimenté le site avec des contenus collectés illégalement. Tous seront identifiés, traqués et poursuivis, jurent nos sources.
"Ce dossier n’a pas encore dit son dernier mot. Plusieurs centaines de millions (de francs CFA) sont traqués, mais les saisir va prendre du temps, car il est possible que le suspect ait des comptes dans l’international. Sûrement, le dossier va aller en instruction et ils feront une délégation judiciaire pour que la DSC puisse continuer l’enquête", confie une source sécuritaire proche du dossier. "Il s’agit d’un réseau organisé, avec plusieurs niveaux de responsabilité. Nous irons jusqu’au bout", a-t-elle ajouté.
Autrement dit, d’autres arrestations seront effectuées si leur culpabilité est réelle dans cette affaire.
En attendant son déferrement au parquet, âgé d'une trentaine d'années, le suspect est poursuivi par les enquêteurs de la Division spéciale de cybersécurité pour les faits d'association de malfaiteurs, collecte illicite de données personnelles, stockage illicite de données personnelles, diffusion de données, chantage, extorsion de fonds, pédopornographie et blanchiment de capitaux.
Rappel des faits
Le commissaire de police Pape Mamadou Djidiack Faye, chef de la Division spéciale de cybercriminalité, dans un communiqué, est revenu sur les faits. Cette opération, d’après lui, s’inscrit dans le cadre de la lutte contre la cybercriminalité, en particulier contre les violences dans le cyberespace qui touchent souvent les personnes les plus vulnérables et qui sont réprimées par la loi. "Aujourd’hui, la DSC a procédé à l’interpellation d’un individu identifié comme le centre d’un réseau de diffusion de contenus intimes, à la suite d’éléments probants découverts lors d’une perquisition’’, rappelait le communiqué.
Cette affaire, selon la source, fait suite à plusieurs enquêtes ouvertes pendant des années, concernant la diffusion de vidéos à caractère pornographique et pédopornographique obtenues de manière illégale, et mettant en scène des citoyens sénégalais, hommes, femmes et même des mineurs. ‘’Dans le cas le plus récent, il est reproché au mis en cause d’avoir publié des vidéos de nudes d’une mineure et d’avoir tenté de lui extorquer de l’argent en la menaçant de diffuser ces contenus’’, précise la source.
L’enquête a confirmé que certains de ces contenus ont bien été mis en ligne sur des plateformes connues pour héberger ce type de vidéos. Le commissaire Faye d’ajouter que l’interpellation, qui a eu lieu le 17 juillet 2025, tôt le matin, au domicile du mis en cause, sur l’avenue Bourguiba, s’est déroulée avec l’appui de la Brigade d’intervention polyvalente (Bip), sous la direction du procureur de la République près le tribunal de grande instance.
Selon le communiqué, les investigations techniques croisées ont permis de montrer que cet individu utilisait des pseudonymes, des VPN et d’autres techniques pour dissimuler son identité et ses activités. ‘’Lors de la perquisition, nous avons saisi des ordinateurs, un téléphone portable, des puces téléphoniques, des outils servant à administrer les sites Web en question et d’autres objets liés à l’enquête. L’analyse du matériel saisi a clairement confirmé l’ampleur des faits. L’individu interpellé apparaît comme le centre du dispositif’’, informait le commissaire Faye.
‘’Tous les éléments retrouvés dans ses appareils, les identifiants, les outils d’administration, les accès techniques laissent croire qu’il était bien le gestionnaire des sites Seneporno, Babiporno et d'autres plateformes similaires’’, a expliqué le patron de la DSC.
Cependant, d’autres personnes pourraient être impliquées. Les investigations se poursuivent, afin d’identifier les éventuels coauteurs ou complices. "La police nationale est pleinement engagée dans cette lutte. Et dans le cadre de la collaboration entre population et police, nous appelons toute personne victime ou témoin de tels faits à se rapprocher de nos services", a confié le patron de la DSC dans la note.
CHEIKH THIAM