L’ “année grise” , une voie honorable ?
C’est une vérité de La Palice que d’annoncer que la crise de la Covid-19 changera nos vies pour de longues années encore. Et vu de la fenêtre d’un enfant, l’à-venir est d’autant plus important qu’il est préoccupant. Pourtant, l’avenir des enfants en a été peu question dans les revendications syndicales, mises à part la question des soi-disant lacunes irréversibles dans les savoirs scolaires perdus depuis le début de la pandémie. La crise sanitaire est arrivée tel un tsunami, balayant tout sur son passage, en quelques jours : l’école ferme ses portes, plus de bise, de poignée de main ou d’embrassade avec les copains (si jamais on arrive à les apercevoir) le commerce social part en vrille, les restaurants fermés, les marchés baissent les rideaux. Chez les potaches, la bataille contre les actes rituels tactiles de politesse aura bien démarré. Et au beau milieu de ce raffût dû au chamboulement, surgit le questionnement : Allons-nous pouvoir rouvrir nos classes ?
Nous avons tous remarqué que l’enfant pouvait se révéler un vrai animal social lorsqu’il s’agit de maintenir ou créer du lien. Il a du génie. Il adopte de nouveaux check pour saluer ses amis, même si auparavant, il les jugeait ringards : « footshake » à la Wuhan (salut du pied) pour certains, « elbow bump » (bonjour du coude) pour d’autres. C’est dans cette atmosphère de re-création d’un vivre ensemble que naît comme une nécessité, ce besoin urgent de répondre aux pourquoi de l’enfant. Il faut bien lui expliquer tout cela, avec des mots propres à son environnement linguistique et son champ lexical. Nous nous rendons compte que c’est devenu très compliqué, dès l’instant que l’apprentissage de notions scientifiques est délégué à ceux dont ce n’est pas la fonction première, les parents. Nous n’avons pas fini d’expliquer à nos élèves ni de leur faire comprendre pourquoi presque tout s’est arrêté, que l’information était tombée : le report de la reprise. L’épisode aurait pu porter le titre de « La chronique annoncée d’une reprise annulée ». La grande majorité des parents a eu l’impression d’être dans une histoire dont le scenario ne leur plaisait pas, alors qu’elle voulait continuer à être la réalisatrice de son propre film.
« Dommage ! Quel gâchis ! », disent les parents partisans de la reprise, et « Ouf, enfin ! », rétorquent les autres. Et pourtant, les plus précaires d’entre eux, disposant de moins de ressources, en auraient certainement vite marre d’une très probable guerre des masques, loin de l’attention de l’enseignant-surveillant. Arracher le masque du voisin aurait été devenu une banale expression d’autodéfense pour les tout-petits. Dans une cour de récréation pas assez dégarnie pour percevoir les méchantes coquineries de certains « leaders de groupes ». D’autres, à défaut de pouvoir arracher le morceau de pain ou de beignet en guise de réprimande, seraient bien contents de se faire tout simplement le masque d’un camarade contrevenant. C’est aussi cela, l’enfant !
L’idée d’avoir un enfant infecté à gérer, en sus de la difficulté à rétablir l’équilibre et la stabilité financière a affecté beaucoup de parents à revenus modestes ; tandis qu’à la maison, l’enfant attend toujours les explications sur les pourquoi et les comment. Le parent d’élève, seul adulte de référence dans la famille peine à trouver des informations claires et fiables à servir à sa progéniture. Au milieu de tout cela, l’enfant cherche à comprendre en vain, pourquoi ses parents ont fait une réserve de vivres de trois mois, ou pourquoi il n’a toujours pas le droit d’aller jouer dehors. Nos enseignants savent qu’il leur revient de transmettre les fondements de l’apprentissage, qu’ils soient littéraires ou scientifiques : le savoir est basé sur des procédures stables et éprouvées par un savoir scientifique auquel il convient de se former progressivement. Alors, ils se sont pliés aux nouvelles règles et au changement de priorités. Et ces nouvelles règles s’érigent désormais en norme. C’est l’imposition de ce qu’on appelle les règles préventives. Il s’agit d’un ensemble de règles de conduite dont l’application garantirait la protection face à la Covid-19. Avec ces nouvelles consignes comportementales, vont changer les priorités. Il faut désormais l’application stricte des gestes barrières et de la distanciation sociale.
L’enseignant sait que l’acte d’enseigner trouve son efficacité dans une pyramide à base triangulaire dont l’apprenant est le sommet. Cette base est constituée par l’enseignant, l’objet du savoir et l’environnement dans lequel baigne cet apprenant. Depuis déjà bien longtemps, le triangle didactique est tombé en désuétude. Mais, le milieu est resté un indicateur déterminant de l’évaluation des performances de l’enfant. Or, dans cette atmosphère commandée par les percées du virus, toute la communauté éducative avait misé sur l’apport des enseignements menés à distance, comme dernier rempart anti-décrochage scolaire.
Cependant, beaucoup de nos enfants sont sortis de nos maisons, déçus dès la première semaine de cours, devant un petit écran. Le programme déroulé était souvent linéaire et enceint de beaucoup de limites. Nos apprenants du niveau de Cours Moyen 2ème année étaient, sans cesse, déçus de ne pas pouvoir poser des questions de clarifications simultanées, au même moment que se déroulait le cours. Il a un fort besoin de verbalisation ce qu’il perçoit de ses actes de connaissance. Et selon Antoine de la Garanderie, ce « dialogue pédagogique a pour objet la prise de conscience par l’élève des moyens qu’il emploie ou qu’il pourrait mettre en œuvre dans les tâches d’apprentissage, d’acquisitions et de développements de connaissance ». Ceci explique également le lien intense Enseignant/ Apprenant, surtout au cycle fondamental.
En plus, la vitesse d’exécution de ces cours ne respecte pas le rythme moyen d’assimilation et d’appréhension des enfants. A juste titre ! Les plus nantis sont obligés d’enregistrer la leçon diffusée sur leur téléphone portable afin de la réécouter ou de la revoir ultérieurement. La plupart du temps, les enfants sont obligés de s’adresser à leurs parents pour des explications. Chose pas toujours évidente même pour des parents qui ont fait des études. Quid des plus démunis avec des parents n’ayant jamais mis les pieds à l’école ? Aujourd’hui encore, plus que jamais, une bonne décision du Président de la République Macky SALL était attendue. Selon lui, la réouverture des classes ne pouvait être envisagée qu’ « en fonction de l’évolution de la situation sanitaire». Dès lors, avec l’échec de l’enseignement à distance surtout à l’élémentaire et dans les collèges, l’anxiété généralisée des parents, et les derniers développements du virus au sein du corps enseignant, l’insécurité gagne du terrain. Compte tenu de ces différents éléments, le Chef de l’Etat a eu la lumineuse idée de reporter la rentrée du 02 juin à une date ultérieure.
Aujourd’hui, avec ce report heureux de la réouverture des écoles, ne serait-il pas plus judicieux de préparer la communauté éducative à une « année grise », c’est-à-dire une année scolaire qui ne peut être blanche du fait de l’effectivité des évaluations de sa première moitié. L’année scolaire 20-21 a suivi son cours, avec quelques difficultés certes, jusqu’au 15 mars. Il s’agirait donc de faire un report de performances sur l’année à venir. Pour le cycle fondamental comme pour le collège, les évaluations ont été bien menées jusqu’à leurs termes. Donc, en aucune façon l’on ne peut parler d’une « année blanche ». Normalement une année scolaire est qualifiée de « blanche » lorsque les enseignements et les évaluations sont inexistants ou entièrement invalidés pour diverses raisons. Or, il est à noter que nous ne sommes pas dans cet ordre d’idées. Ce cas de « l’année Covid » est un peu différent, le système est bloqué à mi-parcours par des mesures préventives qui ne sont pas techniquement liées à l’absence d’enseignants, d’apprenants ou de dispositif matériel. Et puisque des évaluations ont été faites dans les normes, l’année peut être valablement validée partiellement, au pire des cas.
Ainsi pour l’élémentaire, nous pourrons enfin nous passer de l’examen d’entrée en 6ème en nous limitant simplement à des évaluations standardisées en octobre prochain pour toutes les classes de l’élémentaire. Ou alors, programmer la réouverture en septembre avec des cours de renforcement/ consolidation pédagogiques jusqu’en décembre. Là, nous pourrions organiser les examens du Certificat de fin d’études élémentaires (CFEE). Et pour cette option, l’année scolaire 20-21 démarrerait au mois de janvier.
Concernant les lycées et collèges, il s’agira de conserver et valider le 1er semestre, et reprendre les enseignements/ apprentissages au mois de septembre. Le second semestre durerait jusqu’en mi-décembre assorti de cours obligatoires de rattrapage au bout desquels des évaluations seraient organisées pour les passages en classes supérieures. Les examens du Brevet de Fin d’Etudes Moyennes et ceux du BAC pourraient bien se tenir durant la dernière quinzaine de décembre 2020.
A l’Université et pour certains centres de formation, l’Etat pourrait continuer à faire confiance au secteur. Par ailleurs, l’organisation des examens et la reprise de l’année universitaire pourraient éventuellement être étudiées au cas par cas. En effet, nos Universités n’ont pas attendu pour mettre en place des commissions pour évaluer les conditions sanitaires de la reprise de leurs activités.
En tout état de cause, la situation actuelle de l’école Sénégalaise appelle de la part de chacun, une analyse lucide, dépassionnée, mais surtout audacieuse. Le problème qui empêche de tourner en rond est bien identifié : c’est la Covid-19. Et, aucun scientifique qu’il soit virologue, épidémiologiste ou pédiatre ne peut en avancer avec certitude la fin. Dès lors, à défaut de devoir attendre les bras croisés, il faut oser le pire pour mieux renaître de ses cendres et « sauver les meubles »! Au regard de la réalité, les conséquences d’une « année grise » sont certes catastrophiques pour le système, mais n’est-ce pas le moindre mal ?
Lamine Aysa FALL
Expert et Consultant en Education et Formation
Citoyen de Thiès-ville