Publié le 2 Dec 2024 - 10:26
AMADOU LAMINE SALL, POÈTE ET INTELLECTUEL

‘’La réussite systémique est un devoir’’

 

‘’Renaissance culturelle africaine’’. Selon le poète et intellectuel sénégalais Amadou Lamine Sall, cette expression a fait son temps. En vérité, a-t-il déclaré, ‘’nous étions tombés dans le piège du colonisateur qui nous a tellement traumatisés que nous nous sommes sentis menacés dans notre identité’’. Alors que, soutient-il, ‘’nous n’avons jamais cessé d’être des Noirs, des Africains’’. Dans l’entretien qui suit - dans le contexte de la tenue de la 15e Biennale de l’art africain contemporain - Amadou Lamine Sall milite plutôt pour une ‘’affirmation culturelle africaine’’ qui nécessite une rupture puis la ‘’réussite systémique’’ à laquelle les autorités nous convient.

 

Monsieur Sall, l'expression «Renaissance culturelle» a longtemps été utilisée pour en appeler à un sursaut, sinon au réveil de l'Afrique. En quoi cette expression pose-t-elle aujourd’hui problème ?

Rassurez-vous, elle ne pose aucun problème. Nous connaissons tous le pourquoi,  le comment, la naissance, en un mot, de l’expression ‘’renaissance africaine !’’ La réalité est que nous n’avons jamais été morts. Pourquoi alors vouloir ressusciter ? La réalité est que nous ne sommes plus dans le ‘’sursaut’’ et qu’il y a longtemps que nous nous sommes ‘’réveillés !’’.

Maintenant, il faut sortir et du lit et de la chambre, mais rester dans la maison familiale qui l’a toujours été et qui nous a toujours abrités.  Ceux qui veulent continuer à dormir peuvent toujours choisir de  dormir et continuer de rêver où se lever et aller vers un autre rêve plus constructif encore que tous ceux qui l’ont précédé. D’ailleurs, que veut dire rêver, sinon vouloir autre chose que le présent ? Chacun, selon son entendement et son désir de vivre et de s’accomplir, doit décider par lui-même et pour lui-même. Ce n’est pas de la politique, mais quelque chose de plus puissant encore : construire son pays pour se construire soi-même.

La théorisation comme la légitimation de cette expression de ‘’renaissance africaine’’ ont été portées par des écrits nombreux et multiples, par des intellectuels de tous bords, des femmes et des hommes courageusement ou rageusement engagés au service d’une Afrique libre, forte, décomplexée. Senghor est venu, empruntant à Césaire le mot ‘’négritude’’, ajouté à la revendication. Mais, apparemment et avec finesse, ce concept n’apparaissait pas comme une ‘’renaissance africaine’’, mais l’affirmation plutôt d’une culture, d’une civilisation noire jamais mise en défaut.  Voilà pourquoi j’ai  écrit et demandé une rupture systémique - c’est à la mode - pour une ‘’affirmation culturelle’’ et non plus une ‘’renaissance africaine’’ qui n’a que trop daté et trop duré. Nous en sommes presque fatigués à défaut de voir le bout du tunnel. L’expression a fait son temps, sans compter, à la vérité, que nous n’avons jamais été morts pour ressusciter. La vérité est le piège tendu par ce diable de colonisateur qui nous a tellement traumatisés, que nous nous sommes sentis menacés dans notre identité, alors que nous n’avons jamais cessé d’être des Noirs, des Africains.

Le contexte de cette lutte pour une ‘’renaissance africaine’’ s’inscrivait dans ce face-à-face qui n’en finit pas entre l’Afrique et l’Europe coloniale, voleuse et pilleuse de patrimoine. Vous savez très bien, prenant l’exemple de ce ‘’nid à polémiques’’ de la restitution des œuvres d’art africain, combien l’Afrique est divisée. Certains exigent non seulement la restitution, mais avec également une réparation. Comme c’est le cas pour ceux qui luttent, de l’autre côté, pour la réparation du génocide de la traite négrière. D’autres refusent et la restitution et la réparation, par orgueil, par dignité. Honte à eux ! Qu’ils gardent donc leurs butins ! Dans leurs musées, chaque masque confie au visiteur qui le regarde le nom de son pays, son continent, sa culture. C’est une vengeance suffisante. Réparer avec des billets de banque cette imposture et ces pillages ? Oh non ! Qu’ils gardent donc leur argent, ils en auront besoin pour nourrir leurs pauvres. D’accord ou pas d’accord, libre à chacun, avec respect, de défendre son camp et sa posture. Créons plutôt nos propres musées, même si l’Afrique elle-même est déjà un musée ouvert sur le monde au regard de sa prodigieuse richesse culturelle.

Pensez-vous que son seul remplacement par celle d’’’affirmation culturelle’’ suffirait à créer le déclic dans les consciences africaines ?

Il ne s’agit pas d’effacer l’expression ‘’Renaissance culturelle44 ; il s’agit de la repenser, de la réactualiser, d’en faire l’inventaire et l’évaluation. Faites un peu d’histoire : c’est en 1947 qu’Alioune Diop créa la revue ‘’Présence africaine’’. Il y a 77 ans. C’est ensuite, en 1956, qu’eut lieu le 1er Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris. Ils y étaient tous, ceux qui ont été les pères et les continuateurs du cri nègre de la ‘’renaissance africaine’’. Pourtant, ceux qui étaient à ce congrès de l’histoire du monde noir, même s’ils étaient tous en veste et cravate à la Française, étaient eux-mêmes, fort d’eux-mêmes, fort de leur culture noire, ivres de leur identité noire. Mais il fallait lever la voix, le poing et la plume, et la langue du colonisateur pour dire combien le Noir était grand, prodigieux. Ceux qui étaient là sur la place de Paris, à ce congrès fédérateur de la lutte noire, n’avaient de ‘’blanc’’ que l’éclat de leurs dents blanches. Parlant la langue du colonisateur, ils la maniaient comme si elle était sortie de leurs entrailles et de leur gorge d’or. Ils étaient eux-mêmes ‘’l’affirmation africaine’’ avant de revendiquer une ‘’renaissance’’ qui n’avait pas lieu d’être, puisqu’ils n’avaient rien perdu de leur identité. Juste un réflexe de contestation et de ‘’réhabilitation’’ qui a emprunté une expression de ‘’renaissance africaine’’ qui n’en était pas. La bonne expression aurait dû être plutôt ‘’affirmation culturelle’’.

Cela me rappelle ainsi la querelle et la polémique  devenues légendaires entre Senghor et Soyinka, à propos de la ‘’négritude’’ de Sédar. ‘’Un tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit’’, avait lâché le bouillant Anglophone à l’encontre du paisible Francophone. Plus tard, ils se réconcilieront. Les grands esprits finissent toujours par se rencontrer. Soyinka lui-même nous apprend que ‘’dès les années 1970, il avait suggéré le nom de Léopold Sédar Senghor pour le prix Nobel de littérature. En 1986, il recevra lui-même ce prix. Lorsque Soyinka parle de  la ‘’tigritude’’, il n’a pas besoin de ‘’renaissance’’. Il sait qui il est : un tigre !

Voilà pourquoi nous devons tourner les pages de la ‘’renaissance africaine’’ pour une ‘’affirmation culturelle africaine’’ qui s’inscrit dans la continuité lisse et solide de ce que nous sommes.

L’Union africaine doit se saisir, dans un devoir systémique, de mettre cette nouvelle appellation à l’honneur. J’appelle le gouvernement du Sénégal à proposer ce nouveau vocable et de l’imprimer à tous ses discours et actions. Les deux femmes qui ont à cœur de piloter le département de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères ainsi que celui de la Jeunesse, des Sports et de la Culture, se doivent de s’accaparer de cette nouvelle formule et de conquérir l’Afrique et le monde avec.

Sur quels leviers s'appuyer pour rendre opérationnel ce concept d'’’affirmation culturelle?’’

Commencer par l’appliquer chez nous au Sénégal, inscrire ce concept dans la sommation pour une rupture systémique. Tout un programme ! En politique, une rupture systémique est comme une nouvelle quête d’indépendance, de souveraineté. Presque comme la naissance d’un nouveau peuple. On recommence tout, ou presque. C’est bien de tout recommencer, mais en n’oubliant pas que tout refonder est utopique. En n’oubliant pas, non plus, que quelque chose avant vous avait commencé qui vous a permis d’exister, pour, à votre tour, ‘’refonder’’ quelque chose qui sera, après vous, consolidé, refondé ou anéanti. Nous sommes tous nés quelque part avec des bagages. A nous, à notre tour, de laisser des bagages à d’autres, de préférence des bagages remplis d’or, d’humilité, de reconnaissance, de pardon, d’amour. Le Sénégal est un don du divin. On ne peut le vaincre. On ne fait tous que passer. Nous sommes dans un immense hall d’aéroport avec des vols vers la vie, des vols vers la mort. Seuls restent les livres d’histoire et des tombes honorées ou oubliées.

Pour répondre crûment et avec imprudence à votre question, que le nouveau régime du président Diakhar Faye qui a innové en créant un ministère - par ordre alphabétique - chargé de l’Intégration africaine et des Affaires Étrangères, aille porter cette ‘’affirmation culturelle’’ auprès de l’Union africaine, des États membres, afin que ces derniers réinventent leur administration pour le renforcement de l’identité culturelle de l’Afrique à travers non une ‘’renaissance culturelle’’ ; mais bien la continuité historique d’une ‘’affirmation culturelle’’ jamais prise en défaut et toujours plus éclatante.

En l'occurrence, quelle devrait être, selon vous, la tâche des intellectuels et des politiques ?

Je suis si peiné de faire le constat d’une Afrique, d’un monde où l’imaginaire des poètes, des écrivains, des artistes, des créateurs ne rencontre pas l’imaginaire des politiques, au carrefour d’un échange porteur de plus-values, d’émerveillements, de projets gagnants, d’infrastructures avant-gardistes, d’esthétiques nouvelles, de visions futuristes. Créateurs et acteurs politiques semblent vivre dans des îles différentes, comme si celles-ci étaient séparées et infestées de requins tueurs. Le départ de Senghor est arrivé avec la dérive des océans. L’océan des créateurs s’est séparé avec l’île des politiques. Les créateurs sont des oiseaux de basse-cour. Les politiques des oiseaux de passage. Ils immigrent beaucoup. Pour une réussite ‘’systémique’’, rassemblons l’océan et les îles dans une même mer. Il y a tout à gagner et rien à perdre. Des pêches et des prises miraculeuses nous y attendent.

Votre question me fait sourire et elle démontre, même de manière inconsciente, combien, en effet, les intellectuels seraient différents des politiques. C’est vous qui les distinguiez. Pas moi. La vérité est que dans l’imaginaire populaire, les intellectuels sont différents des politiques. D’abord, un intellectuel ne devrait pas faire de la politique. Ce que ne reflète pas la réalité de nos pays. On pense qu’un intellectuel est assez libre et puissant, pour ne pas s’accommoder d’une charge politique toujours soupçonnée de quelque puanteur et dérive éthique. Ce qui n’est pas toujours vrai. De l’autre côté, un politique ou politicien - ce qui est pire encore - est perçu comme loin de la posture et de l’éclat séduisant d’un intellectuel. Il n’est doué que pour la politique, c’est-à-dire la ruse, la tromperie, la manipulation, une ambition hors de ses compétences. Quand on y ajoute l’image qu’il donne en matière d’expression et de culture, on en sort anéanti. Mais il faut relativiser. Tout n’est pas toujours vrai. Il y a des exceptions admirables qui font mentir l’imaginaire populaire.

L’imaginaire populaire n’est pas toujours la vérité, mais elle a le mérite de ne pas trop s’éloigner du réel. Les politiques ou politiciens ne sont pas tous désinstruits, sans éthique, désastreusement ambitieux et pilleurs de caisses. Pour exemple, retournez à Senghor et à Diouf, aux membres de leurs gouvernements. Retournez dans les années 70 aux aurores du Parti socialiste avec une jeunesse socialiste formée, éduquée, instruite, cultivée jusqu’à la moelle, soif de débats idéologiques, ivres de duels contradictoires. C’était un autre temps du monde, il est vrai. Les intellectuels ne sont pas également tous de grands esprits et immaculés, comme voudrait le penser l’imaginaire populaire.

L’’’affirmation culturelle africaine’’ à laquelle vous appelez, implique-t-elle une réforme globale de nos systèmes éducatifs ? 

Oui, vous avez tout dit. Il faut recommencer par le commencement : l’école. Tout commence et part de l’école. Elle est le fondement de toute éducation, de toute formation. J’aime rappeler toujours qu’il n’existe pas de pays sous-développés, mais plutôt des femmes et des hommes sous-développés, c’est-à-dire sans éducation, sans formation, sans culture. La culture, au sens large, est le refus de mourir, mais de vivre ! Il est temps, si ce n’est déjà tard, non de ‘’réformer’’, mais de ’’refonder’’ notre système scolaire et universitaire. Dans l’urgence, attaquons et résolvons l’ouverture et l’accès aux écoles professionnelles et de métiers. Tous ne peuvent aller ni accéder à l’université et l’université n’est plus l’université. Il y a longtemps qu’elle dérive. Oui, le système éducatif sénégalais est le premier système à détricoter, à réinventer. Sans nous boucher les oreilles, sans fermer les yeux, les mauvaises langues nous disent, et elles n’ont pas tort, que c’est ce système-là qui a conduit notre pays à la ruine  et qui a ouvert la mer et ses tombeaux à notre jeunesse. Une jeunesse on la nourrit, on l’éduque, on la forme, on l’aide à grandir.

Cela dit, nous n’avons pas une jeunesse, hélas, qui a le temps de dormir assez pour pouvoir rêver. Elle est sans arme : très peu d’écoles, sans éducation, sans formation, sans culture. Donc, pas de place pour le rêve fécond. Notre jeunesse a à peine 20 ans et elle en parait 50. Battons-nous pour elle. Elle est notre avenir. Elle est notre première richesse. Réveillons-nous et cessons de culpabiliser l’État et l’État seul. C’est une posture si commode. On le sait, ‘’dans une avalanche, aucun flocon ne se sent responsable’’. Que si : tous les flocons sont responsables ! Battons-nous ensemble et gagnons ensemble.

Propos recueillis par Félix NZALE

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