Publié le 17 Mar 2025 - 10:23
BURKINA FASO - MASSACRES DE VILLAGEOIS PEULS À SOLENZO

Les balles et les machettes de la haine

 

Les récents événements survenus dans la région de Solenzo, dans le nord-ouest du Burkina Faso, ont plongé le pays dans une nouvelle crise humanitaire et politique. Entre le 10 et le 12 mars, des vidéos insoutenables, relayées sur les réseaux sociaux, ont révélé des exactions massives contre des populations peules, principalement des femmes, des enfants et des personnes âgées. Ces images, qualifiées de "pogroms" par des organisations de défense des Droits de l’homme, ont suscité l’indignation de la communauté internationale et des appels pressants à une enquête impartiale.

 

Selon un reportage du magazine ‘’Jeune Afrique’’ publié le 10 mars dernier, une vaste opération de ratissage a été lancée dans la région de Solenzo, près de la frontière malienne. Initialement destinée à cibler les jihadistes du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM), l’opération aurait rapidement dégénéré en violences contre les civils peuls. Des villages comme Bèna, Ban et Darsalam ont été le théâtre d’arrestations massives, d’exécutions sommaires et de scènes de torture.

Les vidéos, difficiles à regarder, montrent des dizaines de corps ligotés, jonchant le sol, dont de nombreux enfants et adolescents. Certaines victimes ont les yeux bandés, tandis qu’un bébé pleure près du corps de sa mère. Les auteurs de ces actes, identifiés comme des membres des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), une milice civile soutenue par l’État, interrogent violemment les survivants, cherchant des informations sur les jihadistes présumés. "Où sont vos leaders, ceux qui tiennent les fusils ?", lance un milicien à une femme blessée, allongée dans les feuilles mortes. "Je ne sais pas. J’ai mal, il est cassé", murmure-t-elle en pointant son dos.

Ces scènes se répètent dans plusieurs villages de la province des Banwa, où les populations peules, déjà vulnérables, ont trouvé refuge face à la montée des tensions communautaires et à l’armement massif des VDP. Ces milices, recrutées après une formation sommaire, sont censées soutenir les forces de sécurité régulières, mais elles sont régulièrement accusées d’exactions contre les civils.

Les associations locales et les organisations de défense des Droits de l’homme dénoncent un massacre ciblé contre la communauté peule, souvent stigmatisée au Sahel pour ses liens supposés avec les groupes jihadistes.

Selon Newton Ahmed Barry, journaliste burkinabé en exil, "ce qui s’est passé cette semaine est une opération de représailles contre les Peuls. À défaut d’atteindre ceux qui ont attaqué et tué leurs camarades, les VDP se défaussent sur les civils peuls qu’ils considèrent comme des complices, car de la même ethnie que les jihadistes".

Le contexte sécuritaire exacerbé explique en partie cette violence. Le 21 novembre 2024, une attaque jihadiste dans le département de Solenzo avait coûté la vie à 15 membres des VDP, provoquant une colère immense parmi les milices et les forces de sécurité. Cette attaque avait également déclenché des violences contre les autorités locales, dont le chef de canton, lynché à mort par la foule en colère.

Les démentis des autorités burkinabé

Face à ces accusations, les autorités burkinabé ont fermement nié toute implication dans des massacres de civils. Le chef du gouvernement, Jean-Emmanuel Ouédraogo, a qualifié les vidéos de "manipulation" visant à discréditer les forces de sécurité. "De grandes opérations de lutte contre le terrorisme sont en cours. Le rouleau compresseur de l’armée est en train d’écraser l’ennemi dans ces zones", a-t-il déclaré.

Le porte-parole du gouvernement, Pingdwendé Gilbert Ouédraogo, a également condamné la propagation des images sur les réseaux sociaux, les qualifiant de "fausses informations" destinées à semer la division. "Le gouvernement regrette et condamne la propagation d’images d’incitation à la haine et à la violence communautaire", a-t-il écrit dans un communiqué.

Cependant, ces démentis n’ont pas convaincu les organisations de défense des Droits de l’homme, qui réclament une enquête indépendante. Human Rights Watch (HRW) a dénombré au moins 58 corps dans les vidéos, mais estime que le bilan réel pourrait être bien plus lourd, certains cadavres étant empilés les uns sur les autres.

Dans un communiqué publié le 15 mars, HRW a appelé les autorités burkinabé à "enquêter de manière impartiale et à poursuivre de manière appropriée tous les responsables de ces crimes graves". L’ONG a également dénoncé "l’absence systématique de responsabilité" des forces de sécurité et des milices progouvernementales.

"Il ne se passe pas un jour sans que les VDP perdent des hommes dans cette région, mais cela ne justifie pas des représailles contre des civils", a déclaré Ilaria Allegrozzi, chercheuse spécialiste du Sahel chez HRW. "Les autorités doivent prendre des mesures immédiates pour mettre fin aux attaques de civils et punir les responsables d’atrocités comme celles de Solenzo".

Une communauté peule sous pression

La communauté peule, déjà marginalisée, est régulièrement prise pour cible dans le contexte de la lutte contre le terrorisme au Sahel. Accusée de composer une grande partie des rangs des groupes jihadistes, elle subit des représailles systématiques de la part des forces de sécurité et des milices locales. En septembre 2023, l’AFP avait rencontré plusieurs Peuls réfugiés en Côte d’Ivoire, qui avaient dénoncé les exactions des forces de sécurité dans diverses localités du Burkina Faso.

"Chaque attaque jihadiste est suivie de représailles", a expliqué un membre de la communauté peule ayant fui la zone de Solenzo, il y a un an. "Nous sommes pris entre deux feux : les jihadistes et les milices."

Le mouvement de la société civile burkinabé, souvent réduit au silence par la répression de la junte, a également condamné les violences. Le collectif Sens a dénoncé des "vidéos insoutenables" et rappelé que "la lutte contre le terrorisme n’autorise pas tout".

"Comment peut-on justifier de telles expéditions punitives sur des populations faibles et sans défense dont le seul crime est leur appartenance à une communauté ethnique ?", a-t-il déclaré.

Selon Sens, plus de 500 civils ont été tués par les forces de sécurité et leurs supplétifs depuis 2023. Ces chiffres, bien que difficiles à vérifier, soulignent l’ampleur de la crise humanitaire et sécuritaire au Burkina Faso.

Dans un contexte sécuritaire déjà tendu par la montée des groupes jihadistes au Sahel, la communauté peule est devenue la cible d’une campagne de stigmatisation et de violences systématiques. Accusés de collusion avec les groupes armés, les Peuls subissent des arrestations arbitraires, des exécutions sommaires et des massacres collectifs, tant au Burkina Faso qu’au Mali. Ces violences, souvent justifiées par la lutte contre le terrorisme, révèlent une dangereuse dérive communautaire et une absence criante de responsabilité des États.

La stigmatisation des Peuls : un terreau fertile pour la violence

En 2022, l’organisation culturelle peule Tabital Pulaaku Mali a tiré la sonnette d’alarme, dans un communiqué. Tout en condamnant les attaques jihadistes contre l’armée malienne, l’organisation a dénoncé la montée d’un ‘’sentiment de haine’’ et des ‘’appels à la violence’’ contre les Peuls, notamment sur les réseaux sociaux. ‘’Tous les Peuls ne sont pas des jihadistes et tous les jihadistes ne sont pas des Peuls’’, a rappelé l’association, soulignant que la responsabilité pénale est individuelle et non collective.

Au Burkina Faso, la situation est tout aussi alarmante. Depuis des années, des messages haineux circulent sur les réseaux sociaux, appelant à ‘’éliminer’’ les Peuls. Ces appels à la violence, souvent comparés à la rhétorique qui a précédé le génocide au Rwanda, se sont intensifiés avec l’escalade des attaques jihadistes. Les Peuls, peuples nomades de plusieurs millions d’habitants, sont accusés de composer une grande partie des rangs des groupes armés. Un trombinoscope des jihadistes les plus recherchés, publié par l’armée burkinabé en mai 2022, révèle que sur 136 individus, au moins 120 sont d’origine peule.

La Katiba Macina et l’amalgame communautaire

Au cœur de cette stigmatisation se trouve la Katiba Macina, un groupe jihadiste dirigé par Amadou Koufa, un prédicateur salafiste d’origine peule. Présenté comme un protecteur des Peuls face aux exactions des armées régulières, Koufa a su exploiter les griefs de cette communauté marginalisée. Cependant, comme le rappelle Tabital Pulaaku, ‘’soumission ne signifie pas adhésion’’. Dans les zones sous contrôle jihadiste, les populations peules sont souvent contraintes de coopérer sous la menace, sans pour autant adhérer à l’idéologie des groupes armés.

Malgré cela, les Peuls sont systématiquement associés aux jihadistes, ce qui justifie des arrestations arbitraires et des exécutions extrajudiciaires. Au Mali, Tabital Pulaaku a documenté de nombreux cas d’arrestations injustifiées, ainsi que l’assassinat de 16 notables peuls dans le hameau de Zanancoro en juin 2022. L’organisation a également dénoncé l’enlèvement et la détention de dizaines de personnes dans le camp militaire d’Alatona, ainsi que l’arrestation de 21 villageois de Diaba, près de Sofara.

Les massacres de 2019 et 2021 : un cycle de violence

Le 23 mars 2019, le massacre de 160 villageois peuls à Ogossagou, au Mali, a marqué un tournant dans la violence communautaire. Cet événement, perpétré par des milices dogons, a mis en lumière l’incapacité de l’État malien à assurer la sécurité de ses citoyens. Pour André Bourgeot, chercheur émérite au CNRS et spécialiste du Sahel, ‘’cette violence s’inscrit dans la continuité d’une absence de sécurité sur le territoire malien. L’État est complètement absent de certains territoires du Mali central depuis un ou deux ans, ce qui laisse la porte ouverte à tous les abus et les amalgames’’.

En juin 2021, une nouvelle attaque a ciblé des Peuls dans un village du centre du Mali, faisant plusieurs morts. Ces tueries, souvent perpétrées par des milices locales, sont rarement condamnées par les autorités. Au contraire, comme l’explique Aurélien Tobie, chercheur principal sur le Sahel à l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), ‘’l’État a laissé ces groupes locaux de sécurité prendre plus d’importance. Il s’est même parfois appuyé sur eux pour défendre ses intérêts. Mais ces milices ne sont pas entièrement sous le contrôle de l’État : du fait de leurs origines, elles répondent également à des intérêts communautaires’’.

Les gouvernements du Mali et du Burkina Faso ont souvent nié toute complicité dans ces violences. Pourtant, des preuves accablantes suggèrent le contraire. Par exemple, les leaders de la milice dogon Dan Nan Ambassagou, responsable de plusieurs massacres, ont été officiellement reçus par des membres du gouvernement malien. Cette tolérance envoie un signal clair quant à l’impunité dont bénéficient ces groupes.

Au Burkina Faso, les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), une milice civile soutenue par l’État, sont régulièrement accusés d’exactions contre les Peuls. Malgré les preuves vidéo et les témoignages, les autorités continuent de nier toute implication, qualifiant les accusations de ‘’manipulations’’ destinées à discréditer les forces de sécurité.

Un appel à l’apaisement et à la justice

Face à cette escalade de violence, Tabital Pulaaku a appelé les dirigeants maliens et burkinabé à prononcer des discours d’apaisement. L’organisation a également demandé des enquêtes indépendantes sur les arrestations arbitraires et les massacres ainsi que la libération des personnes détenues sans preuve.

La communauté internationale, notamment à travers des organisations comme Human Rights Watch, a également exigé des comptes. ‘’Les autorités doivent enquêter de manière impartiale et poursuivre de manière appropriée tous les responsables de ces crimes graves’’, a déclaré HRW dans un communiqué. ‘’L’impunité ne fait qu’encourager de nouvelles violences’’.

Au-delà de l’émotion suscitée par ces atrocités, le drame de Solenzo met en lumière une dérive inquiétante dans la lutte contre le terrorisme au Burkina Faso : une guerre où l’ennemi se confond avec l’innocent et où la justice semble céder la place aux représailles. Tant que les violences communautaires seront ignorées, voire encouragées, le cycle de haine et de vengeance continuera d’alimenter l’instabilité, éloignant toute perspective de paix durable au Sahel.

AMADOU CAMARA GUEYE

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