Par quel procédé ou acte juridique le marché Sandaga a été transféré dans le patrimoine de la commune de Dakar-Plateau ?
Dans une intéressante réflexion publiée dans la presse, le Professeur M. Jacques Mariel Nzouankeu a fait part de ses « observations sur les limites de la compétence de l’Autorité de Régulation des Marchés publics (ARMP) en matière de marchés publics de travaux », à la suite de la décision no 059/2021/ ARMP/CRD/DEF du 5 mai 2021 dans laquelle l’ARMP se déclare incompétente pour statuer sur la question de savoir si la commune de Dakar-Plateau a le droit d’effectuer des travaux sur une infrastructure supposée être la propriété de la Ville de Dakar.
Nous partageons l’avis du professeur M. Nzouankeu lorsqu’il déclare : « Il faut admettre que le droit de propriété d’une autorité contractante sur une infrastructure, objet du marché public, n’est pas dépourvu de tout lien avec la procédure de passation du marché ». En effet, qu’en serait-il si la Ville de Dakar avait déposé en même temps un dossier d’appel d’offre pour la rénovation du même marché ?
De notre point de vue, l’ARMP et la Direction Centrale des Marchés Publics devraient s’intéresser à cette question de fond en prenant les dispositions leur permettant de s’assurer qu’une collectivité publique qui passe un appel d’offre pour des travaux sur un bien en détient la propriété.
La contestation des droits réels sur le marché Sandaga, objet de notre réflexion, appelle deux questions. La première : par quel mode d’acquisition la commune de Dakar-Plateau est-elle devenue propriétaire du bien immeuble de la Ville de Dakar ? La seconde : par quelle catégorie d’acte authentique le bien immobilier a-t-il été transféré en pleine propriété dans le patrimoine de la commune de Dakar-Plateau ?
La première question renvoie à l’entrée des biens immobiliers dans le patrimoine des collectivités territoriales selon les procédés de droit public ou de droit privé. La deuxième question renvoie à l’exigence d’un acte authentique pour justifier le transfert en pleine propriété des biens des collectivités territoriales.
L’entrée d’un bien immobilier dans le patrimoine d’une collectivité territoriale s’effectue
soit à titre onéreux soit à titre gratuit
Conformément aux dispositions légales en vigueur, une commune ne peut devenir propriétaire d’un bien immobilier que par la voie d’une acquisition à titre onéreux ou à titre gratuit. En effet, l’article 13 du Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT) de 2013 précise que « le domaine public et privé d'une collectivité territoriale se compose de biens meubles et immeubles acquis à titre onéreux ou gratuit [1] » .
De cette disposition, il résulte qu’un bien immobilier appartenant à une collectivité territoriale ne peut être transféré dans le patrimoine d’une autre collectivité territoriale par la voie règlementaire, en l’absence d’une disposition expresse de la loi.
Au demeurant, même pour un bien de son domaine public qu’il a transféré ou un bien de son domaine privé qu’il a affecté ou cédé à titre onéreux ou gratuit à une collectivité territoriale, l’Etat ne peut exercer un droit de reprise de ses biens que pour des motifs d’intérêt général et, dans ces conditions, il est tenu de rembourser les impenses conformément aux lois et règlements ( voir article 13 CGCT).
L’exigence d’un acte authentique pour justifier le transfert en pleine propriété des biens des collectivités territoriales
La question est de savoir par quel acte juridique le marché Sandaga a-t-il été transféré en pleine propriété à la commune de Dakar-Plateau.
Comme pour tout acte portant sur des droits réels immobiliers et conformément à l’article 383 du Code des Obligations Civiles et Commerciales (COCC), l’acquisition d’un immeuble immatriculé doit être effectuée « par devant un notaire territorialement compétent sauf dispositions législatives ou réglementaires contraires. ».
En dehors des décisions de justice, on se demande si, en matière d’acquisitions immobilières des collectivités territoriales, l’acte notarié peut être supplée par un acte authentique passé en la forme administrative [2]. Se pose alors la question suivante :un décret ou arrêté portant dévolution (transfert) de patrimoine peut-il constituer un acte authentique d’acquisition d’un bien immobilier par une collectivité publique?
En 2014, le Gouvernement a pris le décret n° 2014-926 du 23 juillet 2014 fixant les conditions de dévolution du patrimoine et de redéploiement du personnel des régions et anciennes villes [3], sur la base duquel fut pris, entre autres, l’arrêté n° 492/P/D/DK du 20 octobre 2014 portant dévolution du patrimoine et redéploiement du personnel de la Ville de Dakar aux communes du département de Dakar.
Les rédacteurs du décret se sont contentés de reprendre le dispositif du décret n° 2009-1267 du 13 novembre 2009 fixant les conditions de dévolution du patrimoine de collectivités locales modifiées [4] », ainsi que celui du décret n° 2011-704 du 6 juin 2011 complétant les décrets portant création de communes et de communautés rurales en 2010 et 2011 et fixant les conditions de dévolution du patrimoine des collectivités locales. En lieu et place, ils auraient dû prendre exemple sur les dispositions du décret n° 2002-276 du 11 mars 2002 portant dévolution des biens meubles et immeubles et répartition des services et des personnels de l’ex-communauté urbaine de Dakar [5].
Le décret du 23 juillet 2014 souffre d’un défaut de base légale
L’actuel CGCT de 2013 ne prévoit la dévolution des biens d’une collectivité territoriale que dans ses articles 26, 79 et 289.
· Lorsqu’il y a fusion ou modification des limites territoriales d’un département, l’article 26 renvoie à un décret portant dévolution des biens .
· Lorsqu’il y a rattachement d’une commune à une autre, l’article 79 renvoie à un décret portant fusion ou modification des limites territoriales de la commune et le même décret « détermine expressément toutes les autres conditions y compris la dévolution des biens ».
De plus, l’alinéa 5 de l’article 79 prévoit un décret d’application non pris depuis huit ans, en vue de déterminer, notamment, « les conditions d'attribution soit à la commune ou aux communes de rattachement, soit à l'Etat :
- des terrains ou édifices faisant partie du domaine public ;
- de son domaine privé ;
- des libéralités avec charges faites en faveur de la commune supprimée ».
· En cas de transfert de compétence qui entraine la mise à disposition des biens meubles et immeubles, l’article 289 exige un décret de dévolution pris au vu d'un procès-verbal établi contradictoirement entre les représentants de l'Etat et les autorités exécutives locales .
Les dispositions rappelées ci-dessus sont applicables aux collectivités territoriales régies par le CGCT de 2013 (départements, nouvelles villes et communes) et non aux collectivités locales qui existaient sous l’empire du Code des Collectivités Locales de 1996. Ainsi, aucune des dispositions de ces trois articles et en particulier l’article 79 ne peut servir de fondement au décret de 2014.
De l’analyse stricte des dispositions du CGCT, il s’en déduit que tout fondement du décret du 23 juillet 2014 est doublement contestable.
Tout d’abord, parce que les dispositions transitoires et finales du CGCT de 2013 ne prévoient aucun décret fixant les conditions de dévolution du patrimoine des régions et villes supprimées. Ensuite, parce que les articles 26, 79 et 289 du CGCT de 2013 ne peuvent servir de fondement légal au décret, car leurs dispositions sont sans lien avec les collectivités territoriales de l’ancien Code de 1996 [6].
À l’évidence, le décret du 23 juillet 2014 souffre d’un défaut de base légale.
L’arrêté n° 492/P/D/DK du 20 octobre 2014 n’a aucune base légale
Le renvoi à un arrêté pour fixer la dévolution des biens des régions et anciennes villes supprimées n’a aucune justification légale. En effet, aussi bien dans le Code de 1996 que dans celui de 2013, le législateur fait référence à un décret de dévolution et non à un arrêté portant dévolution .
Selon l’article 23 du Code du domaine de l’Etat, les acquisitions d’immeubles et de droits réels par l’Etat sont réalisées dans les formes et conditions déterminées par décret. Il devrait en être de même pour les collectivités territoriales.
Pour mémoire, l’affectation, le changement d’affectation et la désaffectation des immeubles mis à la disposition des services de l’Etat sont prononcés par décret (article 35 du Code du domaine de l’Etat). Pourquoi devrait-on alors prononcer le transfert d’immeubles d’une collectivité territoriale à une autre par arrêté du représentant de l’Etat en l’absence de disposition expresse de la loi ?
Au-delà de la légalité douteuse de l’arrêté préfectoral du 20 octobre 2014, on remarquera que ledit arrêté ne mentionne pas expressément que le marché Sandaga est transféré en pleine propriété à la commune de Dakar-Plateau. Au surplus, le silence de l’arrêté sur la part du patrimoine de l’ancienne Ville attribuée à la nouvelle Ville de Dakar pourrait signifier que tous les biens immobiliers de l’ancienne Ville de Dakar, non dévolus à l’une des communes du département de Dakar, sont demeurés dans le patrimoine de la Ville de Dakar créée sous l’empire du CGCT de 2013. Dans ces conditions, le marché Sandaga, qui ne figure pas parmi les équipements marchands dévolus à la commune de Dakar-Plateau par l’arrêté du 20 octobre 2014, reste la propriété de la Ville de Dakar et ne peut être revendiqué par la commune de Dakar-Plateau.
Conformément aux dispositions de l’article 381 du COCC, « l'acquisition du droit réel résulte de la mention au titre foncier du nom du nouveau titulaire du droit. Celui-ci acquiert de ce fait sur l'immeuble un droit définitif et inattaquable dont l'étendue est déterminée juridiquement et matériellement par les énonciations du titre foncier ».
Pour résoudre ce conflit de propriété, il convient donc de demander, sur réquisition expresse, au bureau de la conservation de la propriété et des droits fonciers de Dakar-Plateau de délivrer une copie de l'acte translatif de propriété inscrit et publié au livre foncier de Dakar-Gorée.
Ce qui semble avoir été fait par la Ville de Dakar qui, selon l’exposé des motifs de la décision no 059/2021 du 5 mai 2021 de l’ARMP, a produit à l’appui de sa saisine l’état de ses droits réels sur le marché Sandaga.
Ce conflit opposant deux collectivités territoriales prétendant avoir un droit réel sur un même bien soulève la question des relations entre l’Etat et les collectivités territoriales en matière de domanialité, question sur laquelle peu d’intérêt est porté.
Une réflexion nous parait devoir être conduite sur le régime juridique applicable aux domaines des collectivités territoriales. Et cela en prenant tous les textes d’application du dernier alinéa de l’article 13 du CGCT qui dispose que « les règles relatives au classement, au déclassement, au transfert, à l’affectation, à la désaffectation et à l’alinéation du domaine d’une collectivité territoriale sont fixées par la loi ».
PS : article publié en juin 2021 par Wal Quotidien et Dakar Times
Notes de renvoi
[1] Il nous semble que le législateur du CGCT vise uniquement les modes d’acquisition du droit commun ignorant les acquisitions selon les procédés de puissance publique :l’expropriation, l’exercice du droit de préemption, l’acquisition de biens vacants et sans maitre.
[2] Selon l’article 17 du COCC, « l’acte authentique est celui qui a été reçu par un officier public compétent instrumentant dans les formes requises par la loi ».
En France, le recours à l’acte en la forme administrative pour l’acquisition d’immeubles et de droits réels immobiliers ou de fonds de commerce est une procédure autorisée par l’article L. 1212-1 du Code général de la propriété des personnes publiques .
[3] Le rapport de présentation évoque un décret qui a pour objectif « de définir les critères généraux de répartition du patrimoine ... ».
[4] Décret pris à la suite de la réforme territoriale et locale de 2008 qui avait « pour objet de définir les critères généraux de répartition des différentes composantes de l’actif comme du passif des collectivités locales modifiées ou scindées en plusieurs entités ». Le même décret de 2009 prenait, également, en compte « le sort des collectivités locales modifiées lors de la réforme territoriale et locale de 2002 et dont la dévolution du patrimoine (était) toujours pendante en raison de l’absence d’une réglementation spécifique.
[5] L’article premier de ce décret dispose : « Tous les biens meubles et immeubles de l’ex-Communauté urbaine de Dakar, ainsi que les droits et obligations qui s’y rattachent, sont dévolus à l’Etat » et les biens immeubles étaient énumérés notamment les titres des cimetières catholiques de Bel Air, Yoff et Hann-Mariste et le titre du marché central au Poisson.
L’article 2 retient que « les immeubles du Building communal, des services techniques communaux et du Centre de Formation et de Perfectionnement du Personnel municipal sont rétrocédés à la Ville de Dakar, à leur valeur d’expertise » tout en donnant à la Ville de Dakar un délai pour matérialiser son option d’achat, avant qu’il ne soit procédé à la vente aux enchères publiques desdits immeubles.
Enfin, selon l’article 3, « les cimetières de Yoff, Bel-Air, Saint-Lazare et Hann-Mariste sont cédés au franc symbolique à la Ville de Dakar, leur territoire d’implantation. » avec l’obligation pour le maire de la Ville de Dakar de procéder à la mutation ou l’affectation des titres fonciers dans le domaine de la Ville » .
[6] La suppression d’une commune n’est prévue qu’à l’article 74 qui dispose : « Lorsque , pendant quatre années financières consécutives, le fonctionnement normal d’une commune est rendu impossible par le déséquilibre de ses finances , sa suppression peut être prononcée par décret, après avis de la Cour suprême ».
Dakar, le 23 juin 2021
PAR MAMADOU ABDOULAYE SOW
INSPECTEUR PRINCIPAL DU TRÉSOR À LA RETRAITE