Publié le 15 Jul 2022 - 09:53
DÉBAT SUR LE 3E MANDAT : AU-DELÀ DU JURIDISME, L’INCOMPÉTENCE OU LE CYNISME ?

Vers la déchéance morale et éthique !

 

Si les révisions constitutionnelles issues du référendum de 2016 sous-tendaient une réelle volonté de mettre définitivement fin au débat sur le nombre des mandats, la disposition (celle qui limite les mandats à deux successifs) et qui reflèterait ledit esprit, souffrirait non pas surtout de clarté linguistique qui embrouillerait la compréhension pour se prêter spontanément à interprétation,  mais de l’absence d’une autre disposition, souvent dite « transitoire », qui viendrait résoudre la question de son champ d’application dans le temps.

L’on éviterait ainsi l’enfermement dans un juridisme qui offrirait une « porte de sortie » aux prétendus « spécialistes », « magiciens » et autres « contorsionnistes » d’une matière qui est, sans aucun doute, la moins « technique » et la moins « complexe » de toutes les branches du droit (le constitutionnaliste Bernard Chantebout disait d’ailleurs que c’est une science éminemment politique). Les rédacteurs de cette disposition auraient pu nous épargner ce débat nauséabond.  De deux choses l’une, comme dirait le mathématicien : soit ils sont incompétents, soit ils sont cyniques. Quid de la déchéance morale et éthique assumée ou esquivée ?

1.     De l’incompétence comme première hypothèse

La question de la limitation du nombre de mandats était régie, réglée par la Constitution de 2001. Rien donc de nouveau ici, si ce n’est la façon de le dire pour apporter plus de clarté linguistique afin de ne laisser plus d’équivoque possible quant à l’interprétation. C’était la volonté affirmée par le commanditaire de la révision constitutionnelle et la raison évoquée en 2016 pour engager le pays dans un référendum sans doute coûteux en argent et en temps. L’on offrirait ainsi une sorte de « sécurité » (clause d’éternité) en disposant : « Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs » (al.2 de l’article 27 de la Constitution depuis le référendum de 2016) à la place de « Le mandat est renouvelable une seule fois » (article 27 de la Constitution de 2001). Les deux dispositions disent exactement la même chose, à la différence que les nouveaux rédacteurs de celle 2016 ont fait la « profession de foi » de vouloir être plus clairs dans l’expression pour régler définitivement, disaient-ils, cette question sur la limitation du nombre de mandats à deux (2).

Si malgré toute cette volonté affichée de clarifier et de clore pour l’avenir définitivement un débat juridique qui a débordé sur le terrain politique au point de causer plusieurs morts, ayons alors le courage d’avouer que l’objectif est complétement raté. Car le débat se pose encore aujourd’hui, moins de deux ans avant la prochaine élection présidentielle : Safara bu juur jangoro ou quand la solution est partie intégrante du problème. Sous la torture psychologique du risque de se dédire, il reste la langue de bois ou se débiner sans vergogne. Si on en est arrivé là, il faut interroger la grave responsabilisé des rédacteurs de la révision constitutionnelle de 2016. S’ils ne sont pas incompétents, ils sont donc cyniques.

2.     Du cynisme comme deuxième hypothèse

Si on écarte la première hypothèse (en accordant la présomption de compétence), il reste donc celle du cynisme. Dans cette dernière hypothèse, l’on aurait volontairement décidé de ne point inclure une disposition transitoire dans le nouveau texte constitutionnel. Tout compte fait, si les rédacteurs du texte constitutionnel révisé de 2016 avaient voulu être plus « progressistes » dans la formulation d’un principe (la limitation des mandats à deux), ils n’auraient pas fait moins en ne prévoyant aucune disposition transitoire. S’ils ne l’ont pas fait, c’est qu’ils ont voulu laisser le plus largement ouvert le champ d’interprétation possible de la disposition qui régit la question de la limitation du nombre de mandats, en espérant plus tard un éventuel arbitrage du Juge constitutionnel qui serait favorable à l’animateur du jeu « ni oui, ni non » et qui vient d’échanger son maillot de « champion de la limitation des mandats » contre celui de « petit joueur » du « mandat illimix ». Quelle décadence morale et éthique! Tout ça pour ça !

Que dire de l’entourage (témoins oculaires et solidaires de la dizaine de morts) qui avait combattu la 3e candidature du président Abdoulaye Wade par principe, par conviction, disait-on ? Ils sont aussi prêts à suivre la nouvelle posture du chef, leurs principes et convictions à géométrie variable s’expliquant par le fait qu’ils ont entre-temps les pieds profondément plantés dans l’ivresse du pouvoir. Quelle déchéance morale ! Tout ça pour ça ! L’idéologie du «niakjomisme » peut accueillir toutes les indigestions intellectuelles, il reste à « tirer la chasse », puis faire profil bas. Dans le pire des cas, s’imposerait un dialogue discret avec sa propre conscience d’où jailliront quelques gouttes de liquide lacrymal vite essuyées dans la solitude du regret d’une crédibilité aliénée par la jouissance des privilèges et d’une liberté désormais bâillonnée par le pouvoir de l’argent.

Dans cette situation-ci de compromission, continuer de s’exprimer à titre d’ « intellectuel » est simplement une imposture mais que l’on sait insuffisante pour exorciser le mal de conscience. Ils vous diront que « seuls les imbéciles ne changent pas ! ». Oui, mais répliquait le fou à son guérisseur ou psy, « changer tous les jours est une preuve d’idiotie ». Et Mamadou Diop et consorts sont donc morts pour rien ! Du paradis céleste, ils pourront s’écrier après l’autre : « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument ! ». Bref, on serait tenté de recourir à une figure de style bien connue des littéraires, pour dire que le supposé flou volontairement entretenu qui résulte de tout cela est pourtant clair comme l’eau de roche pour tous ceux qui ne veulent pas ranger leur bonne foi dans la zone de repos la moins critique de leur conscience. C’est du cynisme pur ! Rien de moins !

Lorsque le professeur de droit public, Babacar Guèye, soulignait ce manquement en 2016 déjà, tout le monde (partis au pouvoir, opposants, représentants auto-désignés de la société civile) lui « était tombé » dessus. On a souvent, sous nos tropiques, le malheur d’agir avec beaucoup d’émotion, sur des questions d’importance qui demandent un peu de recul. Le temps offre ensuite ce recul nécessaire. Aujourd’hui, tout le monde doit reconnaître que le débat posé à l’époque par le professeur Babacar Guèye n’était ni prématuré, ni inopportun, il avait voulu « alerter pour éviter toute équivoque », préjugeant sans doute du cynisme et de la malhonnêteté intellectuelle de certains. Ce n’était pas son raisonnement qui était vicié, c’était le texte qu’il analysait qui était vicié parce que ne reproduisant pas précautionneusement l’esprit qui l’avait fondé. Et c’est ce « vice » fondamentalement machiavélien qui aurait guidé les rédacteurs de cette disposition sur le nombre de mandats pour volontairement laisser les « fenêtres » ouvertes à une éventuelle invitation du Conseil constitutionnel pour se prononcer sur une question à propos de laquelle sa position risque d’être la même à défaut de se dédire. Un Conseil constitutionnel souvent peu soucieux des conséquences socialement et politiquement désastreuses de ses décisions qui vont toujours dans le sens qui fait sens pour le « Prince » au pouvoir.

3.     In fine : ce débat n’est pas que juridique, il est politique et puis fondamentalement éthique.

Le philosophe laissait entendre que le droit serait pure vanité s’il ne s’accompagnait pas de la force qui en assurait l’application. S’il ne s’agit que de droit, l’actuel président de la République ira jusqu’au bout, tant que le rapport des forces politiques lui sera favorable. Si le peuple ne le contraint pas à renoncer, sa tentation de présenter une 3e candidature se concrétisera. Je répète souvent à mes étudiants, dans un cours qui porte sur les libertés fondamentales, que lorsque la colonne du droit met du temps à se former, l’éthique c’est ce qui vient d’urgence en zone sinistrée pour apporter les premiers secours. Si la Constitution savait parler, elle dirait ceci : « Moi, Constitution du Sénégal, j’ai déjà trop longtemps souffert de ces apprentis charcutiers qui me saucissonnent chaque fois que l’envie leur chatouille les méninges, pour refuser d’être le prétexte convenu d’une confrontation dont l’objet et la finalité sont essentiellement politiques ».

D’un côté se joue le destin d’une seule personne ou de son « clan », de l’autre celui d’un peuple. C’est malheureusement quand vient l’heure des choix douloureux, que le patriotisme et le courage intellectuel foutent le camp, comme sous la France de Pétain. Le temps du pardon viendra après ! C’est le moment alors d’affirmer qu’il serait totalement pernicieux de laisser l’initiative de ce débat aux supposés spécialistes et aux « professionnels » de la politique. Parce que ce qui se joue, c’est le destin de toute une nation, il doit donc intéresser et impliquer l’ensemble de ses composantes. Ce débat n’est pas un débat de spécialistes, il n’est point besoin d’être un expert en droit constitutionnel pour le comprendre et y participer. Il suffit juste de s’intéresser à la politique, d’être préoccupé par l’avenir de sa nation et de son État, d’avoir une claire conscience des répercussions possibles d’une manipulation institutionnelle sur la stabilité et la sécurité de son pays et de ses populations, et la possible remise en cause définitive d’un héritage que d’aucuns, tombés sous le charme de « l’exception sénégalaise », nommèrent avec une admiration sans bornes, la succes story.

Tous ceux qui ont vu venir et se sont abstenus de ne rien dire aujourd’hui, pourraient se rendre complices de ce qui adviendra, demain, au détriment de tous.

Ndiaga Loum, juriste-politologue, professeur titulaire, UQO

Titulaire de la Chaire de la Francophonie

Directeur du programme de doctorat en sciences sociales appliquées

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