Publié le 2 Sep 2023 - 12:53
DR SERIGNE BAMBA GAYE, ANALYSTE GÉOPOLITIQUE

‘’Si le militaire qui prend le pouvoir n’a pas de vision pour transformer la société, il peut être pire que le civil qu’il a remplacé’’

 

De Bamako à Libreville, en passant par Conakry, Ouagadougou et Niamey, les coups d’État se suivent et sont accueillis avec enthousiasme dans les pays anciennement sous domination de la France. Analyste géopolitique, enseignant au Centre des hautes études de défense et de sécurité, Dr Serigne Bamba Gaye décrypte pour ‘’EnQuête’’ ce qu’il est convenu d’appeler l’’’épidémie des coups d’État’’.

 

Docteur, on assiste de plus en plus à une légitimation des coups d’État dans le continent. Qu’est-ce qui l’explique, selon vous ?

Je pense qu’aujourd’hui, les populations africaines, dans la plupart de nos États, constatent qu’il y a un décalage entre les principes sur l’État de droit, la démocratie, les valeurs relatives aux Droits de l’homme  et la pratique des États. C’est un grand décalage que les populations vivent très mal.

Le deuxième point, c’est un accroissement des inégalités qui fait que les richesses ont été capturées par une minorité. Celle-ci s’est emparée des leviers du pouvoir pour accaparer les richesses. C’est le cas du Gabon qui est l’un des pays les plus riches du continent. Mais 30 % des Gabonais vivent en dessous des seuils de pauvreté. Quand vous allez à Libreville, vous êtes frappés par la misère. C’est la même chose dans la plupart des États africains.

L’autre point est que le type d’État dans lequel nous vivons, c’est un État qui n’a pas une grande légitimité. Les relations de confiance ont tendance à se distendre entre les populations et les institutions. Ce qui fait que, quand au détour d’événements comme les élections, au détour de crises sécuritaires, de crises politiques, arrivent ces coups d’État, les populations ont tendance à les légitimer et espèrent, souvent même de manière naïve, que ce coup d’État mettra fin à leurs problèmes, qu’il marque le début d’une ère nouvelle et va leur permettre d’avoir de nouveaux dirigeants. De sorte que les frustrations qu’elles avaient envers les dirigeants précédents sont transformées en une sorte d’espoir. Le problème qui se pose est de savoir si les régimes militaires sont de nature à répondre aux aspirations de ces populations et de ne pas décevoir les espoirs placés en eux.

Y a-t-il eu des coups d’État qui ont permis de réaliser des progrès aux plans démocratiques et socioéconomiques ?

Il y a plus de 100 coups d’État qui ont eu lieu en Afrique depuis les années 1950. Ces coups d’État, il faut les situer dans des contextes historiques bien déterminés. Dans les années 60, les coups d’État auxquels on était habitué étaient plutôt de ce qu’on appelle des révolutions de palais. Il s’agissait tout simplement de chasser le président et un militaire prenait sa place.

Dans les années 1980-1990, ces coups d’État étaient liés à des crises de la gouvernance et à un désir profond de changement pour refonder les États postcoloniaux. Et enfin, il y a les récents coups d’État qui clôturent une ère, c’est-à-dire l’ère de ce qu’on appelle les moments de transition démocratique, ces moments historiques nés dans les années 1990. C’est la fin de ce moment historique durant laquelle il y a eu plusieurs expériences visant à mettre en place des régimes démocratiques, avec un certain nombre d’institutions et surtout l’organisation d’élections qui permettent des alternances. C’est donc un cycle historique qui prend fin.

Peut-on voir dans ces légitimations des coups d’État une sorte de rejet ou de remise en cause de la démocratie ?

Le fait qu’il y ait des coups d’État montre que quelque chose n’a pas marché. Si les choses fonctionnaient normalement, que les règles démocratiques soient respectées par tous, avec la transparence, un État équidistant et que les élections se déroulent correctement, il n’y aurait pas eu de coups d’État. Il se trouve qu’il y a un décalage énorme entre les principes proclamés et la réalité sur le terrain, qui se caractérise par des tripatouillages de la Constitution, des élections truquées, une violation permanente des principes de l’État de droit. C’est ce qui fait que ce modèle qui repose essentiellement sur les élections a montré ses limites et que le moment est venu de tout revoir. Le problème de l’Afrique, c’est que nous avons des démocrates par convenance et non de démocrates par conviction.

Oui, la démocratie a échoué, mais les coups d’État ont-ils permis de faire mieux, si l’on sait que le continent en a connu depuis les indépendances ?

La plupart des coups d’État qui ont eu  lieu depuis plus de 70 ans n’ont pas apporté les changements qualitatifs auxquels aspirent les populations. À quelques rares exemples près, parmi les coups d’État qui ont permis des changements importants, on peut citer, dans les années 1950, le coup d’État mené par Nasser en Égypte. Cela a été pour l’Égypte le début d’une ère nouvelle : l’Égypte s’est approprié son indépendance, notamment en nationalisant le canal de Suez. Nasser avait également un projet panarabe, c’était aussi le moment de grandes réalisations comme la construction de barrages, le développement du système éducatif, l’émergence d’une classe moyenne en Égypte...

Un autre exemple, c’est celui de Jerry Rawlings à la fin des années 1970. Il a permis de clôturer un cycle de 10 coups d’État connu par le Ghana. Avec Rawlings, il n’y a plus de coups d’État. Mais il a aussi créé les bases de nouvelles institutions démocratiques, qui mettent l’accent sur plus de transparence, plus d’inclusion et de redevabilité. Il va aussi mettre fin à la dilapidation des ressources au sein de l’Administration. Il y a aussi le coup d’État du capitaine Thomas Sankara. Avec ce coup d’État, le Burkina Faso est revenu le nouvel épicentre d’une nouvelle révolution africaine, avec une appropriation de notre culture, de notre identité et la lutte contre l’impérialisme.

Ce qui est important dans ces différents cas, c’est que ce sont des leaders militaires qui avaient une vision, des visions qui dépassaient même le cadre de leurs pays. Quand on prend Nasser, il militait pour le panarabisme ; Rawlings était sur les traces de Nkrumah. Thomas Sankara professait l’appropriation de notre histoire par les Africains, ce besoin de reconnecter toutes les révolutions. 

Or, la plupart des putschistes aujourd’hui n’ont aucune vision.

Est-ce qu’on ne pourrait pas mettre dans cette lignée des leaders militaires comme Assimi Goita et Traoré ?  

Non, Assimi n’a rien produit ; on ne connait de lui aucun discours. On ne saurait dire quelle est sa vision. Il n’a rien produit et c’est valable pour les autres. Ils sont plus dans le populisme ; surfant sur des mécontentements et sur les ressentiments contre l’ancienne puissance coloniale. Mais il n’y a pas de perspective claire, même pas sur la transition.

L’autre différence, c’est que le putsch se déroule avec l’existence d’une jeunesse africaine très politisée, qui est même en avance sur les dirigeants. Les putschistes ont sauté sur ce désenchantement de la jeunesse, mais derrière il n’y a aucune vision.

Le troisième élément, c’est le contexte géopolitique mondial. Nous sommes dans un contexte géopolitique mondial où il y a une redistribution de la puissance. L’Afrique revient au centre des compétitions entre les anciennes puissances coloniales comme la France, de nouveaux acteurs comme la Chine, la Russie, les Émirats arabes, le Qatar…

Est-ce que les réponses jusque-là proposées par les partenaires africains et internationaux sont appropriées pour une prise en charge efficace du fléau ?

La question appelle deux considérations. D’abord, du point de vue des réponses apportées par les organisations africaines, sous-régionales et régionales, ces organisations disposent de mécanismes classiques. Elles se basent sur des mécanismes mis en place pour prévenir les coups d’État, mais également lutter contre ces changements anticonstitutionnels. En l’occurrence, elles se traduisent par des sanctions comme la suspension de l’État des instances, des sanctions économiques et diplomatiques… Ce sont des instruments classiques et on peut valablement s’interroger sur leur efficacité. Sinon, on n’aurait pas eu trois coups d’État en trois ans, malgré les sanctions systématiques, notamment de la CEDEAO. Cela met en exergue les limites de ces mécanismes. Il en est de même pour les Nations Unies qui sont surtout dans des condamnations de principe. Il faut noter que les NU travaillent avec le principe de subsidiarité ; c’est-à-dire que quand il y a une crise dans une partie du monde, c’est l’organisation la plus proche qui intervient en premier. Par exemple, pour le Niger, il y a la CEDEAO qui intervient en premier, ensuite l’Union africaine et enfin les Nations Unies.

C’est donc un principe de subsidiarité et de complémentarité.

Par rapport à la jeunesse, on la voit très attachée aux notions de liberté, de démocratie, mais c’est en même temps elle qui adoube les coups d’État. N’y a-t-il pas là un certain paradoxe ?

La jeunesse est frustrée par l’absence de perspectives dans nos États. Au plan politique, économique, elle se sent abandonnée. Aujourd’hui, la jeunesse applaudit parce qu’elle pense que les coups d’État peuvent permettre d’opérer les ruptures nécessaires pour mettre en œuvre les transformations attendues. Malheureusement, ces nouveaux régimes ne garantissent pas de perspectives économiques meilleures.

De ce point de vue, il faut apprendre de militaires comme Nasser, Rawlings, Sankara. C’est-à-dire que si le militaire qui prend le pouvoir n’a pas de vision pour transformer la société, il peut être pire que le civil qu’il a remplacé. C’est toute la question qui est posée dans des pays comme le Niger, le Burkina Faso, le Gabon… Est-ce qu’on peut laisser l’avenir de l’Afrique entre les mains des militaires ? Est-ce que le moment n’est pas venu pour refonder nos États, nos armées ? Voilà des questions qu’il faudra poser.

Et le Sénégal dans tout ça ?

Tous les pays africains, aujourd’hui, doivent se dire que ce qui se passe au Niger, au Mali, en Guinée, au Gabon, etc., aucun pays n’est à l’abri. Le Sénégal a intérêt d’en tirer toutes les leçons. Nous sommes dans un continent avec des remises en cause profonde, avec de fortes contradictions. Il appartient à la classe politique sénégalaise de faire beaucoup attention, pour préserver notre pays d’une telle aventure, mais également pour construire une démocratie inclusive, une démocratie qui tient compte des failles observées ailleurs. Sinon tout peut arriver.

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