Publié le 10 May 2020 - 01:18
FONDS FORCE COVID 19

1 000 milliards de questions !

 

Depuis l’annonce des 1 000 milliards du fonds Force-Covid-19, ça s’agite de partout pour demander sa part. Même des artistes qu’on n’a pas vus sur scène depuis des lustres, se sont levés pour se plaindre de la perte de millions de F CFA. Pour leur part, les milliardaires du secteur touristique se taillent la part du lion, dans la répartition de cette manne financière ; pendant que les pauvres débrouillards du secteur informel, les ouvriers et certains travailleurs, même de la classe moyenne, souffrent en silence.

 

Après plus de deux mois de crise du coronavirus, le Sénégal n’entrevoit toujours pas le bout du tunnel. Les choses empirent même, jour après jour. Chaque matin, l’Etat, à travers le ministère de la Santé et de l’Action sociale, compte ses malades et ses morts. Mais il ne donne aucun chiffre sur ses nouveaux pauvres, ceux-là qui sont plongés dans un dénuement total à cause de la pandémie et de ses mesures barrières. Par milliers, travaillant dans l’informel, l’artisanal, dans les chantiers, dans certaines entreprises, ils ont perdu tout ou partie de leurs revenus.  

Marché central de Rufisque, à côté des attelages de tissus, de prêt-à-porter, il y a les commerces de légumes, de viandes, d’alimentations, de produits de beauté, presque de tout ce qui se vend dans le commerce juridique. Bon an, mal an, les acteurs parvenaient à subvenir à leurs besoins, grâce à leurs activités quotidiennes.

Aujourd’hui, ils peinent à assurer même l’essentiel. Adama Thioune est un jeune boucher. Il arrive difficilement à joindre les deux bouts. Marié et père de 7 enfants, il témoigne avec plein d’amertume : ‘’Vous ne pouvez imaginer à quel point nous sommes fatigués. Depuis deux mois, presque toute notre activité est à l’arrêt. C’est une situation de plus en plus intenable. Nous avons dépensé toutes nos économies. Et nous ne savons pas à quand la fin de cette crise. Nous ne savons plus où donner de la tête. ‘Sikkim dafa lakandoo’ (tout le monde souffre ; on ne peut solliciter des amis pour demander de l’aide).’’

En fait, renseigne le jeune vendeur de viande, avec la crise, le prix du bœuf a considérablement augmenté. Ce qui est dû, selon lui, au fait que ces ruminants qui venaient essentiellement du Mali n’arrivent plus au Sénégal comme auparavant, à cause des restrictions dans les différents pays. A cela, il faut ajouter la baisse du pouvoir d’achat pour certains de ses clients, les mesures préventives pour les autres... Il ajoute : ‘’Avant, nous pouvions vendre jusqu’à 350, 500 000 F CFA par jour. Maintenant, c’est impossible. Nous ne faisons plus de bénéfices. Souvent même, nous vendons à perte. C’est très difficile. Nous demandons vraiment que l’Etat pense à nous, sinon c’est la catastrophe.’’

Mallé Diouf, vendeur de divers articles, embouche la même trompette. Les temps, selon lui, sont très durs. ‘’Nous sommes des chefs de famille. Nous ne pouvons pas rester chez nous indéfiniment. Nous souffrons en silence, puisque nous croyons en Dieu. Nos revenus ont drastiquement baissé et les besoins ont augmenté à cause du ramadan. Mais nous nous en remettons au bon Dieu et prions que cette crise disparaisse le plus vite’’. Devant faire face à cette crise à durée indéterminée, ces acteurs du secteur informel sont aussi confrontés aux multiples engagements contractés avant la crise. Khady Ngom renchérit : ‘’On n’arrive plus à avoir le quart de nos revenus. Nous sommes tous plongés dans des difficultés. Comme toutes les femmes, nous sommes dans les tontines et parfois c’est difficile de pouvoir cotiser. Quand on n’a pas de quoi manger, on ne pense pas à la tontine. Il y en a qui suspendent jusqu’à un moment plus propice. D’autres continuent non sans difficultés. Dans tous les cas, c’est difficile pour certains.’’

Le secteur informel, parent pauvre du fonds Force-Covid-19

Durement éprouvés, ces Sénégalais ne sont pas sûrs d’être pris en charge par le fonds Force-Covid-19 mis en place par l’Etat, dans le cadre du Plan de résilience économique et social. Lequel repose essentiellement sur 4 piliers : le soutien au secteur de la santé, l’aide à la résilience et à la cohésion sociale, la stabilité macroéconomique et le maintien des emplois et, enfin, la sécurisation des circuits d’approvisionnement et de distribution pour les denrées alimentaires, les médicaments et l’énergie. A en croire Adama Thioune, ils ne se sentent nullement dans cette pluie de milliards.  ‘’Nous n’avons encore rien vu. Nous entendons juste parler de l’aide. Mais, pour le moment, nous n’avons même pas vu quelqu’un qui en a bénéficié’’.

Pourtant, d’habitude si autonomes, ne comptant que sur leurs efforts pour leur survie, ces soldats – même souterrains - de l’économie, ont plus que jamais besoin du soutien de l’Etat. 

Selon l’économiste Ibrahima Ndiaye, il serait très dommageable pour le tissu économique d’abandonner ces petits acteurs. En effet, rappelle-t-il, citant une enquête de l’ANSD datant de 2011, ce secteur emploie 48,8 % de la population active et pèse 41,6 % du produit intérieur brut (PIB). Pour beaucoup, l’Etat, non seulement doit les soutenir, mais aussi en profiter pour les formaliser. ‘’A ce jour, indique M. Ndiaye, aucune information ne nous permet de dire que l’Etat va les accompagner ; et comment ? Ce qui est quand même un peu regrettable, vu l’importance de ce secteur. Je pense que, quels que soient, par ailleurs, les problèmes inhérents à ce domaine, l’Etat devrait les accompagner. Sans quoi, notre économie risque d’être plombée à l’issue de cette crise’’. Son collègue Bassirou Bèye confirme et suggère à l’Etat de ne pas se baser uniquement sur la base de données des entreprises. ‘’Parce que, souligne-t-il, plus de 80 % des acteurs de l’économie sont dans l’informel. Ce qui est sûr, c’est que l’impact sur le secteur informel sera plus grand que celui subi par le secteur formel. Et la conséquence sur notre économie sera aussi énorme. L’Etat devrait donc voir comment amoindrir le choc pour ce pan important de notre économie. Si on n’y prend pas garde, on risque de tout donner aux acteurs touristiques, en laissant en rade les autres’’.

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SANTE, EDUCATION, AGRICULTURE

Des efforts largement en deçà des défis

Avec la pandémie de la Covid-19, nombre des tares des pays comme le Sénégal ont aussi été exposées au grand jour.

Un système éducatif fragile. L’illusion d’une autosuffisance alimentaire, notamment en riz. Un système sanitaire moribond, malgré ses ressources humaines de qualité… ‘’Tout cela, souligne l’économiste Bassirou Bèye, ancien formateur à l’ESEA, devrait nous amener à bien réfléchir sur le comment utiliser ces ressources financières importantes dégagées par l’Etat. Je dois juste regretter le manque de transparence dans la gestion de ces fonds. On annonce urbi et orbi des chiffres, mais on ne dit rien de précis sur les modalités, les critères pour en déterminer les bénéficiaires, les montants donnés à chacun’’. Pour lui, l’aide ne devrait nullement servir à sauvegarder le profit des entreprises, mais plutôt d’agir sur les coûts.

‘’On doit juste les accompagner, afin qu’elles puissent faire face à leurs charges, dans le but de préserver les emplois et les salaires des travailleurs’’, analyse le spécialiste.

A l’instar de nombre d’observateurs, l’économiste considère que l’Etat devrait profiter de cette situation pour résoudre définitivement les problèmes de certains secteurs clés comme la santé et l’éducation. Hélas, regrette-t-il, les investissements sont largement en deçà des attentes pour la santé, insignifiants, voire nuls pour l’éducation. ‘’La grande clé de répartition, estime M. Bèye, c’est l’intérêt public. Qu’est-ce qui est dirigé vers l’intérêt public ? Ici, c’est la santé, en premier lieu. Ensuite, vient l’éducation que je n’ai pas sentie dans la clé de répartition des 1 000 milliards. Je pense qu’on pouvait mettre en place des plateformes permettant aux élèves et étudiants de faire des cours où qu’ils se trouvent. Même après la Covid-19, ces investissements auraient pu servir pour améliorer le système éducatif’’.

‘’Premier pilier’’ du fonds Covid avec une enveloppe de 64,4 milliards de F CFA, la santé est encore malade de sa gouvernance. Pour certains, comme le spécialiste en santé sécurité Cheikh Faye, ce montant est très insuffisant. ‘’Pour moi, avec ce qui est en train de se passer, on devrait mettre en place un véritable plan Marshall pour le système sanitaire. En fait, la santé est fondamentale dans le développement d’un pays. On parle beaucoup de l’économie, mais quand on n’a pas la santé, on n’est pas productif. Si vous ne soignez pas votre population, vous n’aurez pas des ressources humaines productives. Il est donc inconcevable que l’Etat dépense des centaines de milliards sans penser à équiper davantage les structures de santé’’, souligne l’enseignant-chercheur établi au Canada.

Encore que l’utilisation même de ces 64 milliards est sujette à de multiples controverses. Au lieu de servir à régler de manière structurelle les problèmes de ce secteur vital, l’on en est encore à discuter de questions relatives à la motivation des acteurs, aux subventions des hôpitaux… Au même moment, les structures de santé, dans les coins les plus reculés, réclament des masques, des solutions hydro-alcooliques, des gants pour faire face au coronavirus. Sans compter le nombre étriqué de respirateurs artificiels disponibles sur le territoire pour la prise en charge des cas graves de Covid-19. Chose que déplorait dernièrement le professeur Moussa Seydi, coordonnateur de la prise en charge.  

Pourtant, à en croire des sources médicales, lesdits respirateurs artificiels coûteraient aux alentours de 10 millions de F CFA. Et le plus souvent, indique un de nos interlocuteurs, les hôpitaux les achètent en seconde main, entre 5 et 6 millions de F CFA. Mais au lieu de répondre à ces questions essentielles, les services de Diouf Sarr se refusent à tout commentaire relatif à l’utilisation des 64 milliards du contribuable.

Interpellé sur le niveau d’exécution des 64 milliards alloués à son département, dans le cadre du fonds Covid, le directeur de cabinet, Aloyse Diouf, déclare ne pas disposer de toutes les informations et avait promis de nous mettre en rapport avec la personne appropriée. Il ne fera plus signe, malgré nos relances.

C’est d’ailleurs tout le sens des sorties du coordonnateur du Forum civil, Birahime Seck, qui n’a eu de cesse de réclamer la publication des plans d’investissement du ministère, gage de transparence. Mais audit département, l’on semble allergique à toute remarque allant dans ce sens. Aux dernières nouvelles, le bilan dressé par les services d’Abdoulaye Daouda Diallo faisait état d’un taux d’exécution de 26 %, soit 16,790 milliards F CFA déjà mobilisés. Ce montant est réparti comme suit : 1,440 milliard d’avance à régulariser ; 5 milliards d’arrêté de virement de crédits ; 5,350 milliards par un premier arrêté d’ouverture de crédits ; 5 milliards par un deuxième arrêté d’ouverture de crédits. Autrement dit, les 64 milliards vont bientôt être dépensés, alors même que le virus n’aura pas dit son dernier mot.

Autre inquiétude, c’est le secteur éducatif plongé dans un trou sans fond. Ailleurs, constatait le secrétaire exécutif du Cnes Mor Talla Kane pour s’en désoler, ce secteur est au cœur des préoccupations. Au Sénégal, il semble totalement oublié, malgré certaines promesses assez vagues. Et pourtant, l’enseignement privé, qui est partie intégrante du secteur éducatif, fait partie des secteurs les plus touchés. Contrairement au tourisme qui subit les effets induits par la situation au niveau international, le secteur de l’éducation souffre directement d’un préjudice causé par l’Etat. Quel qu’en soit le motif.

Tourisme et transport aérien, les privilégiés

C’est à croire qu’ils sont les seuls impactés par la crise. Sur les 300 milliards de francs CFA (200 milliards de remise fiscale et 100 milliards d’aide directe) composés de dons, subventions et financements, les patrons du secteur touristique se taillent la part du lion. En attendant d’y voir plus clair sur les bénéficiaires de l’effacement de la dette, on sait que sur les 100 milliards d’aide directe aux entreprises les plus affectées, 77 milliards vont revenir aux enfants gâtés de la République. Quarante-cinq milliards sont réservés au hub d’Air Sénégal, 15 milliards pour le crédit hôtelier, 12 milliards pour le paiement des hôtels réquisitionnés, 5 milliards pour soutenir et accompagner les entreprises et agences du portefeuille de l’Etat. Ce qui signifie que seule une portion congrue de 23 milliards pourrait être partagée entre tous les autres acteurs impactés, y compris encore les acteurs touristiques.

Au demeurant, les amis de Racine Sy pourraient également compétir pour les 200 milliards de F CFA dégagés au titre du mécanisme de financement, destinés aux entreprises affectées pour la relance de leurs activités.

En fait, des 1 000 milliards dégagés par l’Etat, dans le cadre du fonds Force-Covid-19, une enveloppe de 802 milliards de F CFA est prévue pour le volet sauvegarde de la stabilité macroéconomique et financière, dont le but est de ‘’soutenir le secteur privé et maintenir les emplois’’. Le plus grand chapitre de ce pilier concerne un montant de 302 milliards de francs CFA, destiné au paiement des fournisseurs de l’Etat. Parmi les secteurs qui vont bénéficier en priorité de cette mesure, il y a encore le tourisme et l’hôtellerie, et les transports. Ensuite, viennent l’agriculture, les BTP, l’éducation, la santé (programme de couverture maladie universelle), les services, l’énergie et l’industrie.

Quant au pilier n°2 consacré au renforcement de la résilience et de la cohésion sociale, il va engloutir 100 milliards de F CFA répartis comme suit : prise en charge des factures d’électricité (15,5 milliards pour 975 522 ménages), d’eau (3 milliards pour 662 000 ménages), de l’aide alimentaire d’urgence aux populations défavorisées (69 milliards pour 1 million de ménages), et de l’appui à la diaspora (12,5 milliards). Mesure largement saluée par l’opinion, sa matérialisation a permis de mettre en évidence la grande dépendance alimentaire des Sénégalais vis-à-vis de l’extérieur.

L’image d’un président de la République recevant des milliers de tonnes de riz au Port autonome de Dakar a définitivement convaincu que les multiples programmes d’autosuffisance alimentaire ont échoué. Et ce n’est pas demain la fin de cette dépendance, si l’on sait que seules des miettes sont réservées à l’agriculture, dans le cadre du Fonds Covid. Heureusement, lors du dernier Conseil des ministres, le chef de l’Etat a annoncé une enveloppe de 60 milliards de F CFA pour la prochaine campagne agricole.

Mor AMAR

 

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