‘’Commencer à produire plus de 10 ou 20 films par année’’
Si elles sont bien exploitées, avec les infrastructures, la formation, le financement, etc., nécessaires, les industries culturelles et créatives peuvent jouer pleinement leur rôle dans le développement économique des pays d’Afrique, notamment pour la relance post-Covid. C’est l’avis du directeur de l’agence Zhu Culture, Luc Mayitoukou, par ailleurs Coordonnateur du Programme de promotion des entreprises culturelles et créatives au Sénégal (PEECS).
Pensez-vous que les industries créatives peuvent constituer un levier important pour la diversification économique des pays d'Afrique ?
Les industries culturelles et créatives, de manière générale, apportent énormément aux économies des pays. Il est prémontré que le développement de la culture, comme secteur d’activité organisé, mais avec un fort impact économique et social, est un élément transversal. Il est aujourd’hui incontournable pour atteindre certains objectifs de développement, notamment dans le domaine de l’éducation, de la santé, de l’environnement et même la gouvernance. Les industries culturelles et créatives dans le monde ont une reconnaissance par les Etats qui les classent comme un vrai moteur de développement. Donc, sa contribution à la culture, au développement a été actée par beaucoup de pays, particulièrement en 2010, au Sommet mondial sur les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) et à l’adoption de la Résolution 66 sur la culture et le développement par l’Assemblée générale des Nations Unies.
Aujourd’hui, l’industrie culturelle et créative occupe une place réelle dans le développement économique des pays. En Afrique, on connait le fort potentiel de certains secteurs avec une forte plus-value économique, notamment la musique, le cinéma, le design et la mode. Spécifiquement, dans le cadre de cette pandémie de Covid-19, les industries culturelles créatives peuvent participer à cette relance de l’économie. Mais il faudrait que les conditions soient réunies et que ce secteur bénéficie d’appui de relance, parce qu’il a été fortement impacté. Les structures de gestion collective qui généraient des ressources ne collectent plus. Donc, l’utilisation des produits et biens culturels s’est arrêtée. Mais je suis persuadé que l’industrie culturelle et créative en Afrique peut contribuer à cette relance de nos économies.
Mais la contribution de ce secteur au produit intérieur brut du continent reste encore faible. Il est à 3 % contre 11 % aux États-Unis. Selon vous, pourquoi l'Afrique peine à profiter des énormes possibilités d'emploi et de transformation économique qu'offrent les services modernes de l'espace culturel ?
C’est vrai que la contribution en Afrique, selon les rapports, est encore à 3 %. Ce chiffre est relatif. Il y a deux facteurs qui l’expliquent. D’abord, parce qu’il manque énormément de statistiques et aussi l’intégration de la culture dans les programmes nationaux de développement ou dans les stratégies nationales de développement des pays. Tout le monde est d’accord que la culture est un véritable catalyseur, un modèle de développement. Mais il faudrait qu’elle soit bien prise en compte dans toutes les politiques nationales de développement, afin qu’on puisse réellement bénéficier de sa plus-value. Cette intégration doit se faire au niveau social, économique, écologique, culturel, dans le commerce. Il faut assainir le cadre de la propriété intellectuelle. La culture est également incluse dans le tourisme. Il y a énormément de choses que la culture apporte. Mais il faut l’appuyer, la faire participer au développement, en la soutenant, en y injectant de l’argent. On a beaucoup de statistiques qui montrent que quand il y a un investissement dans le secteur culturel, il y a des résultats concrets. Mais il faudrait d’abord que ces budgets alloués, les fonds mis en place, soient conséquents. Il y a beaucoup de pays qui ont signé la Convention 2005 de l’Unesco où il y a un monitoring sur la mise en œuvre. Cette convention est plutôt sur le développement durable.
Donc, la contribution de la culture dans le développement durable de ces pays passe par plusieurs objectifs à atteindre. Il s’agit d’éliminer la pauvreté et la faim, d’assurer l’accès à tous à une éducation de qualité et équitable, tout au long de la vie. Il y a énormément d’objectifs qu’il faudrait chercher à atteindre pour qu’on puisse ressentir le réel potentiel économique des industries culturelles et créatives. On a encore un potentiel qui n’est pas bien exploité. Il faut assainir l’environnement pour que les créateurs puissent créer, que les industries culturelles puissent investir dans la créativité. Et pour cela, il y a beaucoup de préalables. Il faudrait concrétiser l’intégration des politiques culturelles dans les stratégies et programmes de développement. Que cela ne soit pas uniquement dans les textes.
Par rapport à l’accès au financement, est-ce que ce n’est pas le fait que les industries créatives en Afrique peinent à se formaliser, qui bloque la bancabilité de leurs projets ?
C’est vrai que la formalisation est importante pour le secteur, mais aussi pour l’Etat. Parce qu’il y a une manne en termes d’impôt qui échappe à l’Etat. Mais cela nécessite tout un processus. C’est une structuration du secteur qu’il faut. Des structures qui puissent accompagner le dispositif législatif. Il faut essayer de mettre en place des textes réglementaires. Je parle des lois sur les droits d’auteur, sur le statut de l’artiste et les métiers qu’il y a tout autour, de la protection sociale de ce secteur. Il est nécessaire d’avoir un partenariat entre les acteurs et l’Etat pour pouvoir mettre en place cet environnement qui sera propice à la créativité, à l’exportation de nos biens, des produits culturels.
Et également propice à toute l’exploitation qu’on fait de la culture par les sociétés. Concernant les droits d’auteur, beaucoup de sociétés n’ont pas encore compris que pour utiliser les œuvres artistiques, il faut payer la créativité. Pour moi, la formalisation du secteur est un tout. L’accès au financement est important pour soutenir le secteur. La culture a cette double valeur culturelle et économique. Le secteur est générateur d’emplois, de plus-values. Il intervient énormément sur le volet social, le bien-être et la qualité de vie, auprès des groupes vulnérables et minoritaires.
Donc, au-delà des textes législatifs, il faut le soutenir avec des mécanismes d’appui, de subvention et de structuration.
Dans un pays comme le Sénégal, pourquoi le potentiel de la production cinématographique est-il encore inexploité ?
Le Sénégal n’a pas encore exploité son potentiel de production cinématographique. Aujourd’hui, que ce soit les rapports mondiaux, ceux de l’Unesco, à savoir le rapport mondial de la Convention de 2005, nous donnent quelques chiffres. Par exemple, le Nigeria a un gros potentiel. D’ailleurs, dans les statistiques concernant le nombre de longs métrages produits chaque année dans les 25 pays qui produisent des films en fonction de l’existence ou non d’investissement direct dans la production, en 2015, parmi les pays en développement, le Nigeria figure en 2e position, derrière l’Inde, avec 997 films produits par année. Mais cela est possible aussi parce qu’il y a des dispositifs d’appui.
L’Etat investit dans le cinéma. Au Sénégal, on a bien vu que près de 80 % des films qui ont remporté des prix ont été soutenus par le Fopica. Cela veut dire que plus on soutient, plus on intervient dans ce secteur, plus il est susceptible d’apporter des résultats qualitatifs, mais aussi économiques. L’écosystème de la cyber-cinématographique emploie énormément de gens, de techniciens, d’acteurs. Il y en a qui disent que le Fopica est bien nanti avec un budget de 3 milliards de F CFA. Mais cela ne suffit pas. Il faudrait continuer à investir dans ce secteur pour qu’on puisse commencer à produire plus de 10 ou 20 films par année. Et là, quand on regarde les statistiques par rapport aux autres pays, on est encore très bas.
Au niveau mondial pour l’Afrique, quand on parle des pays qui ont une école de cinéma, en 2017, elle était encore derrière avec 24 %. Alors que l’Europe est à 76 %, l’Asie à 45 %, les Etats arabes à 40 %, de même que l’Amérique latine. Et ce sont des statistiques des pays où il y a un appui direct des films d’Afrique et encore on est en deçà. Donc, il faut de l’investissement. C’est un secteur qui a une forte valeur ajoutée qui emploie tous les arts. On l’appelle d’ailleurs le 7e art parce qu’on y trouve la musique, le stylisme, le théâtre, tellement de disciplines. C’est ce qui justifie son potentiel de création d’emplois. Mais le cinéma demande de l’argent. Produire un film coûte de l’argent.
Donc, plus on va assainir le secteur, plus on va pouvoir récolter les mannes du cinéma comme le Nigeria, l’Afrique du Sud. On voit aussi que le Burkina Faso est en train d’avancer via des structures. C’est pourquoi je me réjouis que dans les programmes de la politique culturelle commencent à penser à créer une cité du cinéma. On a compris qu’il faut investir dans ce secteur comme beaucoup d’autres de la culture au Sénégal. On a quelques fonds qui sont là, mais c’est encore suffisant. Les fonds, c’est bien. Cependant, la structuration des industries culturelles et créatives est encore très importante. Parce que c’est grâce à elle que les entreprises culturelles et créatives que nous pourrons avoir des entreprises qui sont capables d’exploiter toute la créativité des pays, le talent, le génie de ces initiateurs-là et de réussir à l’exploiter de manière économique et à générer des emplois.
A ce niveau, on constate que les pays anglophones s’en sortent mieux que ceux francophones. Qu’est-ce qui explique cette différence ?
Il y a une autre dynamique. Mais chaque pays a sa spécificité. Quand on parle du Nigeria, son secteur privé est extrêmement fort. C’est un pays avec une forte population, donc une forte demande en termes de consommation où les gens ont utilisé le numérique très rapidement, pour relever les défis de production et de distribution de produits et biens culturels. Le Nigeria consomme fortement sa musique, son cinéma et ceci est un catalyseur. Dans les pays où on a une demande beaucoup moins grande, il faut réinventer d’autres systèmes et l’exportation.
Aujourd’hui, l’exportation des biens et services culturels est importante. Il urge donc de mettre en place des mécanismes qui permettront la réussite de l’exportation de nos œuvres, des biens culturels, la facilitation pour l’importation de matériels. Et aussi des structures pour accueillir des écoles de cinéma, de musique, de stylisme. Des structures qui vont générer cette plus-value rien que pour les investissements qu’on va apporter à la culture.
Aujourd’hui, la Covid-19 a causé l’annulation de beaucoup de spectacles artistiques. Mais certains artistes essaient de se rattraper en utilisant le numérique. Peut-on dire que c’est une opportunité pour la promotion de l’industrie culturelle ?
Le digital peut être un meilleur moyen pour diffuser. Le public, on le trouve un peu partout à travers le monde, grâce au digital. Les créateurs, en fonction de leur pays, peuvent toucher des publics partout dans le monde. Mais la question qu’on se pose et on l’a remarqué avec la pandémie, c’est comment ils sont rémunérés avec ce nouvel écosystème ? Les artistes produisent des vidéos, font des concerts en live diffusés sur les plateformes web. Il y a un développement économique. On peut y faire de la publicité avec les chaines YouTube, mais les revenus sont des miettes. C’est tellement petit que cela ne compense pas du tout toutes les protections de leurs œuvres devant un public, dans les canaux conventionnels. Le digital peut aujourd’hui être une réponse, mais il faut trouver le modèle économique qui va avec, pour que les acteurs soient bien rémunérés. Et ce n’est pas donné à tout le monde. Parce qu’il faut énormément de moyens pour bien communiquer, bien atteindre le public. Car, en matière de digital, c’est le consommateur qui est le roi. C’est lui qui décide ce qu’il veut acheter. Si c’est un album, il va choisir la chanson à écouter.
L’autre problème est qu’il faudrait que les utilisateurs puissent payer la diffusion de l’auteur sur Internet. Ce qui n’est pas encore le cas. Tous les utilisateurs ne paient pas encore à la hauteur de ce qu’ils devraient payer. On voit bien les efforts qui sont faits avec des groupes comme la Sodav pour essayer de récolter les droits de diffusion, la protection des droits d’auteur. Mais, avec la pandémie, elle n’a pas pu le faire. Donc, elle ne peut pas les répartir. Le digital est certes une solution incontournable pour la diffusion, la promotion.
MARIAMA DIEME