Une presse complice de l’obscurantisme
Guérisseurs, voyants et magiciens exercent une influence considérable sur la population et occupent aussi une place de choix dans les médias. Des journalistes dénoncent des pratiques médiatiques qui amplifient et perpétuent des croyances ancrées dans la société plutôt que de les combattre.
A Dakar, une foule d’infirmes, de malades et de curieux assoiffés de miracles s’est bousculée mi-juillet pour assister au grand show de Dag Heward-Mills, pasteur guérisseur autoproclamé d’origine ghanéenne. Engagé dans une tournée africaine, ce religieux loufoque promet à ses ouailles rédemption et “guérison miraculeuse”.
Heward-Mills ne prêche pas dans le désert. Il vient dans un pays où, la presse aidant, charlatans, vendeurs d’illusions, voyants et guérisseurs de toutes sortes pullulent et inondent le quotidien des Sénégalais, relayés par la radio, la télévision, la presse écrite et le web. Heward-Mills a choisi ce 18 juillet 2012 un terrain vague dans le populeux quartier de Khar Yalla, où des milliers de Sénégalais, toutes religions confondues, sont venus admirer ses “miracles”. En dépit d’une mise en scène évidente avec des malades suspects, la formule fonctionne.
Malgré ses aspirations à la “modernité”, le Sénégal, un pays qui se vante d’être peuplé de musulmans à 95 %, reste encore ancré dans des croyances irrationnelles. Une bonne partie de la presse relaie aveuglément offres de guérison miraculeuse et prédictions. Ainsi, le jour même où le pasteur s’époumonait à Khar Yalla, le pays tout entier retenait son souffle : une dame du nom de Selbé Ndom, subitement sortie de l’anonymat à la faveur de quelques pronostics sur des combats de lutte, prédisait un crash d’avion.
Relayée par la presse et désormais présentée comme “une célèbre voyante”, Selbé Ndom annonçait qu’un avion allait s’écraser sur le campus de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad). Et la panique de s’installer dans ce qui est supposé être l’antre du savoir, poussant une frange de la population à s’interroger sur le rôle des médias dans la société.
“Tout ce qui est dit à la radio est vrai”
De fait, comme subjuguée par ces faiseurs de miracles, la presse médiatise à outrance voyants, cérémonies de divination, guérisseurs, féticheurs… Cette cohorte hétéroclite n’est plus confinée dans les petites annonces ou les faits divers, mais occupe allègrement la une des médias. Pas étonnant alors que tous ces vendeurs de miracles rencontrent un énorme succès.
Outré par la légèreté de certains de ses confrères, Kader Diop, l’un des journalistes les plus respectés du pays et ancien président du Comité pour le respect de l’éthique et de la déontologie (Cred) dénonce des pratiques journalistiques qui “installent les gens dans l’obscurantisme”. Kader regrette que “les prophéties des voyants [soient] diffusées sans aucune distance critique par la majorité des médias sénégalais et éclipsent souvent les analyses des experts”.
Pour M. Diop, ce type d’information devrait tout au plus être traité de façon anecdotique, dans la rubrique “insolites”, plutôt que de figurer au-devant de l’actualité. D’autant plus, souligne-t-il, que “pour les Sénégalais tout ce qui est écrit ou dit à la radio est vrai”. Il dénonce également le laxisme des autorités, qui font elles-mêmes partie du problème puisqu’elles font appel aux charlatans et marabouts, qu’il s’agisse d’assurer une victoire électorale ou une promotion. Le Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA, autorité publique) a pourtant récemment épinglé les “publicités mensongères” pour des offres miraculeuses diffusées de manière récurrente sur plusieurs stations.
Ibrahima Mbengue, professeur de sociologie à l’Ecole supérieure de journalisme, des métiers de l’Internet et de la communication (Ejicom), accuse la forte influence de l’univers de l’occulte chez les Sénégalais, y compris dans la manière dont les journalistes abordent les sujets. Le sociologue y voit un véritable cercle vicieux. “Croire aux pouvoirs magiques fait partie de la mentalité sénégalaise, même parmi les élites, les concitoyens ont une vision du monde où l’homme baigne dans un univers occulte”, explique-t-il. “La médiatisation des “manifestations surnaturelles” ne ferait donc qu’amplifier ce phénomène de société. De surcroît, si ces “informations” occupent une telle place, c’est “qu’elles ont une forte valeur marchande”, rappelle M. Mbengue. “La majorité des journalistes y croient, et même si ce n’est pas le cas, ils sont obligés de relayer l’information, car tout le monde y croit.”
Courrier International