Publié le 30 Jul 2024 - 14:25
MASSACRE DE THIAROYE 1944

L’offensive mémorielle de la France contre la vérité historique

 

Près de 79 ans après les faits, le massacre des tirailleurs de Thiaroye 44 suscite toujours des débats. La décision de la France de reconnaître "morts pour la France" des tirailleurs tués lors de Thiaroye 44, alors qu’aucun travail mémoriel n’a été fait par des historiens français et africains, est perçu comme un moyen pour la France d’échapper au travail de mémoire qui pourrait ouvrir la voie à des réparations de la part des familles de Thiaroye 44.

 

C’est un coup de Trafalgar que personne n’a vu venir.  La décision de la France de reconnaître ‘’morts pour la France’’, à titre posthume, six tirailleurs exécutés sur ordre d’officiers de l’armée française à Thiaroye en 1944, à quelques mois des célébrations du 80e anniversaire du massacre de Thiaroye, a fait sortir de ses gonds le Premier ministre sénégalais.

‘’Je tiens à rappeler à la France qu’elle ne pourra plus ni faire ni conter seule ce bout d’histoire tragique. Ce n’est pas à elle de fixer unilatéralement le nombre d’Africains trahis et assassinés après [qu’ils ont] contribué à la sauver ni le type et la portée de la reconnaissance et des réparations qu’ils méritent’’, a déclaré Ousmane Sonko sur ses réseaux sociaux, signant son message comme chef du parti Pastef/Les patriotes et non du gouvernement.  La France ne s’est jamais impliquée dans un processus d’étude ou de coopération avec les États africains, concernant la vérité autour du massacre de tirailleurs du camp de Thiaroye.

À travers cette initiative unilatérale, la France semble vouloir mettre la charrue avant les bœufs. Toute reconnaissance de faits historiques doit être précédée d’un travail de recherche pour établir la vérité historique et statuer de manière définitive sur les faits et les responsabilités du massacre de Thiaroye 44. Ce travail, pour être impartial, ne pourra être fait par un groupe d’historiens français et africains.  Dans le cas de la reconnaissance du génocide des Hereros en Namibie par l’Allemagne, c’est un travail de recherche des équipes namibiennes et allemandes qui a ouvert la voie à des ‘’excuses’’ du gouvernement allemand concernant des massacres perpétrés au début du XIXe siècle (1904-1908). Cette décision du gouvernement allemand de reconnaître le caractère génocidaire du massacre a ainsi ouvert la voie au déblocage de 1,1 milliard d’euros à titre de réparations pour le gouvernement namibien. Dans ce cas d’espèce, beaucoup de travail reste à faire. Le bilan dressé par les autorités françaises à l’époque parlait d’au moins 35 tirailleurs. Ce chiffre est, encore aujourd’hui, sujet à controverse, des historiens l’estimant beaucoup plus élevé.

François Hollande, lors de son déplacement à Thiaroye, a prétendu que l’endroit de leur sépulture demeurait mystérieux avant d’annoncer au moins 70 morts. De son côté, le feu professeur Mbaye Guèye parle de 191 tirailleurs tués, en comparant le nombre de tirailleurs affectés après le massacre par rapport aux prévisions. Le lieu d’inhumation des soldats tués, dans des tombes individuelles ou des fosses communes, à Thiaroye ou ailleurs, fait également débat. L’autre grande question est celle du lieu d’inhumation des tirailleurs abattus par les officiers français. Beaucoup de thèses sont avancées, mais seuls l’accès total aux archives militaires françaises ainsi que des opérations de fouille à grande échelle pourraient permettre de récupérer les dépouilles enterrées dans des fosses communes, selon plusieurs témoignages.

Aissatou Mbow, enseignante en histoire-géographie et membre du comité scientifique du festival de Thiaroye 44, évoque, quant à elle, des témoignages faisant état d’ossements humains retrouvés dans certains endroits du quartier de Thiaroye.

Un travail mémoriel de la France au gré des intérêts géostratégiques de l’Hexagone

Cette action unilatérale de la France semble vouloir court-circuiter le travail mémoriel que tentent de mener les historiens sénégalais et même africains concernant ces événements de Thiaroye 44.

Selon plusieurs experts, la France veut se prémunir de toute initiative pour faire totalement la lumière sur ce massacre au risque de voir imposer des réparations de la part des familles des tirailleurs assassinés par les officiers français. Dans le cas des événements de Thiaroye 44, on peut aussi évoquer le deux poids deux mesures de la France. En Algérie, la France a décidé de mettre sur pied une commission mixte d’historiens algériens et français pour étudier les archives sur la colonisation et la guerre d’Algérie, après l’enquête mémorielle menée par l'historien français Benjamin Stora en 2020 sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie.

L’Algérie, première puissance gazière du continent, est devenue essentielle à l’Europe, depuis les sanctions sur le gaz russe, à la suite de l’invasion de l’Ukraine.

Pour le Rwanda, le rapport Duclert commandité par l’Élysée a mis en lumière le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994, nourri par un accès sans précédent aux archives de l'État, le 26 mars 2021. Cette initiative était animée par une volonté de faire la lumière sur le rôle de la France durant cette période, mais aussi de se rapprocher du régime de Paul Kagamé. La France, soucieuse de ses intérêts géostratégiques, voulait bénéficier de la puissance militaire rwandaise afin d’assurer la sécurité des gisements de Total dans le nord du Mozambique en proie à une rébellion islamiste liée à Daesh. Néanmoins, ce travail de restitution de la mémoire historique peine à se mettre en œuvre.

En effet, une commission d’historiens avait même été nommée pour faire enfin la lumière sur ce crime sur la base d’une copie des archives liées à l’événement remise par François Hollande en 2014. Près d’une dizaine d’années après, on est toujours au point mort, malgré la mobilisation des historiens, de la société civile et des panafricanistes pour faire éclater la vérité sur un massacre qui fait partie d’une longue série d’atrocités commises par l’armée française à l’issue de la Seconde Guerre mondiale : Sétif en Algérie, Madagascar, Côte d’Ivoire, Cameroun... Des massacres pour lesquels la France n’a pas encore émis d’excuses officielles envers ces pays africains.

Mamadou Makhfouse NGOM

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