Publié le 2 Apr 2021 - 00:34

N’enterrez pas si vite le 3ème mandat !

 

Les récents évènements ayant suivi l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko, dans le contexte de l’affaire de viol présumé commis sur la personne de Adji Sarr, employée comme masseuse dans un salon « Sweet Beauté », ont gravement secoué notre pays. Les émeutes qui en ont découlé, exacerbées par la mort de treize jeunes manifestants, ont donné des sueurs froides aux tenants du pouvoir en place et plongé le Sénégal dans une situation de tension quasi inédite.

Le pouvoir a vacillé comme jamais il n’a été menacé par une furie, certes spontanée dans son explosion, mais nourrie dans la durée par des années de frustrations économique et sociale et par une ribambelle de sentiments d’injustice. À cet égard, la cristallisation de la colère des jeunes, diplômés ou non, qui peinent, depuis bien longtemps, à entrevoir leur avenir avec sérénité, tant les perspectives d’emploi et de carrière sont presqu’inexistantes, a particulièrement été illustrée par les internautes sénégalais. Ces derniers, ayant lancé et alimenté le hashtag « #FreeSenegal » tout au long des manifestations, continuent de le faire pour dénoncer la situation dans laquelle se trouve notre pays.

Dans ce contexte, la libération et la mise sous contrôle judiciaire de Ousmane Sonko, alors que le Parquet avait requis un mandat de dépôt à son encontre, analysée comme une reculade du pouvoir en place pour apaiser la situation sociale, ne manque pas d’avoir des incidences majeures sur le jeu politique sénégalais. Et au centre de ce jeu, se trouve sans nul doute la question du troisième mandat du président Macky Sall.

Le président a toujours refusé de clairement prendre position sur la question et restait, récemment encore, lors d’une émission sur les médias nationaux, « Le grand entretien », très évasif, estimant qu’il n’était pas encore temps de s’exprimer sur la question et qu’il le ferait le moment venu. Profitant de la pression populaire sur le régime, galvanisé par une montée soudaine de sa popularité, Ousmane Sonko s’est engouffré dans la brèche politique ouverte par les tensions pour régler cette question et disqualifier son adversaire désigné. Il a ainsi estimé, parlant du président de la République, qu’« il n’a qu’à déclarer publiquement et sans ambiguïté, et le peuple le lui réclame, qu’en 2024, il fera ses bagages et il quittera, d’une manière ou d’une autre ». Il faut dire que ce coup politique était habilement joué. L’occasion était très belle pour la laisser passer. De son côté, en n’évoquant pas la question dans son allocution à la Nation, tenue quelques minutes après la conférence de presse de Ousmane Sonko, le président a sans doute esquivé une grenade politique lancée par l’opposition, une nouvelle fois, mais n’a pas pour autant mis fin au débat. Loin de là.

L’éminent penseur Boubacar Boris Diop, faisant une analyse de ces récents évènements et de leurs répercussions politiques certaines, n’a pas hésité à déclarer que la question du troisième mandat était désormais réglée. Selon lui, en effet, « même dans ses rêves les plus fous, Macky Sall n’ose plus l’envisager. En plus du peuple sénégalais, ses parrains étrangers, dont l’avis est d’ailleurs beaucoup plus important pour lui, s’y opposeront fermement. En voulant empêcher Sonko d’être candidat en 2024, Macky Sall a créé les conditions pour ne pas l’être lui-même. Pour 2024, Macky s’est mis hors course tout seul, comme un grand ».

Il est vrai que situation penche plutôt en faveur d’une disqualification de Macky Sall pour 2024 et, en le disant, nous ne sommes pas loin de penser la même chose que Boubacar Boris Diop. La raison à cela tiendrait toutefois plus d’une crainte, de la part de Macky Sall et de son camp, d’un soulèvement populaire plus violent, plus grave, que celui récemment vécu plutôt que d’un angélisme politique ou d’une volonté soudaine de respecter les règles du jeu. Cependant, se baser uniquement sur cette hypothèse de la peur de l’embrasement du pays, une sorte de veto de la rue, pour espérer que Macky Sall n’envisage pas d’y aller en 2024 est une vision, dont la réalisation nous ravirait certes, mais que nous ne partageons pas totalement.

De notre point de vue, les choses sont moins simples que cela. En effet, nous pensons qu’il existe presque « 50 nuances » de troisième mandat et qu’il s’agirait de les avoir à l’esprit pour ne pas que les magiciens politico-constitutionnalistes nous sortent un nouveau tour de passe-passe en 2024.

La première est celle qu’a peut-être entendu écarter Boubacar Boris Diop, celle d’un président Sall se présentant malgré tout en 2024, au risque d’un soulèvement de la population qui lui contesterait alors le droit de concourir pour un troisième mandat. Nous estimons, comme lui, qu’au regard des évènements politiques récents, c’est peu probable. Mais contrairement à lui, nous ne l’excluons pas. En effet, s’il y a une chose que ces émeutes nous ont rappelée – elles ne nous l’ont pas apprise –, c’est que le président Sall n’est pas d’une oreille très délicate.

Son refus initial d’écouter les appels de la société civile, autorités religieuses y compris, la déclaration presque va-t’en-guerre de son ministre de l’Intérieur, la répression inédite des manifestations ayant causé plusieurs victimes et son allocution assez tardive, somme toute restée en surface, pour essayer d’apaiser la situation du pays au bord du gouffre, sont autant de signaux ne nous assurant en rien que nous avons en face un homme de dialogue et de paix, qui fera tout et renoncera à tout pour ne pas embraser son pays. Nous ne lui prêtons aucune intention malveillante, mais nous estimons que son apparent jusqu’au-boutisme entêté n’augure rien de bon dans cette hypothèse. Il faut alors espérer qu’il saura se comporter en homme d’État qui tient parole et n’ira pas dans ce sens-là.

La deuxième nuance – ou hypothèse, si l’on veut – est celle dont personne ne parle à notre sens, en tout cas pas encore. Nous l’appellerons celle d’un troisième mandat par personne interposée. Le principe est simple. Le président décide de ne pas y aller lui-même, notamment pour les raisons que nous venons d’exposer, mais choisit son candidat, le candidat de la majorité sortante qui, s’il gagne, lui assurera ses arrières et fera en sorte qu’il ne soit inquiété, pas le moins du monde, par rapport à sa gestion qui, faut-il le rappeler, n’a pas toujours été irréprochable.

Cette hypothèse serait plus crédible s’il y avait un numéro 2 déclaré et assumé dans le camp du président, mais en l’absence de Premier ministre – le poste ayant été supprimé par le président pour des raisons obscures –, il est difficile de l’envisager. Difficile ? Non, pas tant que cela, en fait ! En effet, le président, à notre avis, semble avoir anticipé le coup. Ce qui montre qu’il n’est pas si mauvais stratège que cela. Et dans cette partie d’échecs, sa reine, la pièce maîtresse, s’appelle peut-être monsieur Idrissa Seck.

Surprise ! Il n’aura échappé à personne qu’Idrissa Seck, désormais bombardé président du Conseil économique social et environnemental, est maintenant au gouvernement ou, à tout le moins, restons formels, dans la majorité présidentielle. Mais de facto, compte tenu de son poids politique – il est arrivé deuxième à la dernière présidentielle de 2019 – et de l’absence d’une figure concurrente, c’est le numéro 2 de cette majorité derrière Macky Sall. À cela s’ajoute que Monsieur Seck est un « frère libéral » de longue date du président Sall.

Ils ont sans doute plus en partage qu’en désaccord. Du reste, ce n’est un mystère pour personne qu’Idrissa Seck convoite la présidence depuis longtemps et qu’il serait probablement prêt à conclure un de ces deals politiques, dont lui seul a le secret, avec Macky Sall, si celui-ci décidait de partir en lui cédant les clés de maison. Dans cette configuration, Idrissa Seck serait alors désigné candidat de la majorité et pourrait s’appuyer, outre sa base personnelle non négligeable - même si d’aucuns pensent qu’elle s’est depuis étiolée -, sur l’armada politique du président Sall et de ses alliés, notamment la plateforme Bennoo Bokk Yaakaar. Il serait alors un prétendant plus que crédible pour la magistrature suprême. Il n’est d’ailleurs pas à exclure que ce soit là la véritable raison du ralliement d’Idrissa Seck à la majorité présidentielle. En tout état de cause, nous ne le soupçonnons que très fortement.

Une troisième nuance, qui est peut-être une variante de la deuxième, serait, en ayant à l’esprit les différences de système politique entre les deux pays, un scénario à la congolaise où le président Joseph Kabila, sous la pression internationale, n’ayant pas pu se représenter pour un autre mandat, a manœuvré en vue de confisquer la victoire de son principal opposant, Martin Fayulu, et de consacrer un outsider politique, en la personne de Félix Tshisekedi, qu’il jugeait peut-être plus manipulable, conformément à l’esprit d’un adage bien de chez nous : ku la àbbal ay gët, fu ko neex ngay xol (Qui vous prête ses yeux vous fait regarder dans la direction qu’il souhaite). Ayant en main l’appareil d’État et organisant les élections, Macky Sall pourrait aussi tenter ce coup-là. Après tout, tant que l’objectif, qui est de garder le pouvoir, peut être atteint par ce biais, pourquoi pas ? Si le Congo n’est sans doute pas le Sénégal et que désormais certaines manœuvres politiques frauduleuses risquent de braquer les Sénégalais et de finir dans un soulèvement contre le pouvoir, la possibilité reste là. En useront-ils ? C’est là une autre question.

Quatrième nuance. Le scénario russe à la sauce Vladimir Poutine : « Je m’en vais sans vraiment m’en aller, mais je reviendrai à coup sûr ». Le président fait désigner un candidat de la majorité et devient le Premier ministre de celui-ci s’il gagne, le temps d’un mandat. Ce faisant, il fait d’une pierre deux coups : il garde la réalité du pouvoir politique et met, par la même occasion, en échec les dispositions de la Constitution qui lui interdisent de faire plus de deux mandats consécutifs. Le seul obstacle à cette possibilité, c’est la suppression du poste de Premier ministre. Encore que cela peut tout aussi marcher avec le scénario Seck même si, il faut le souligner, c’est très peu probable. Dans tous les cas, rien n’empêche le président Sall de faire rétablir le poste de Premier ministre si jamais il voudrait aller dans ce sens. L’avenir nous le dira.

Enfin, cinquième nuance et non des moindres, c’est le scénario Alassane Dramane Ouattara en Côte d’Ivoire et, à quelques égards, celui d’Alpha Condé en Guinée Conakry. Nous savons qu’Alassane Ouattara s’est présenté à un troisième mandat indu, auquel il avait dit renoncer, après le décès de son Premier ministre et candidat désigné, monsieur Amadou Gon Coulibaly. Alpha Condé en a fait de même en ciselant sa Constitution à sa mesure.

Nous avons été tous témoins de ce qui s’est passé dans ces deux pays. C’est un bras de fer politique qui a eu raison de la vérité constitutionnelle. La France, parrain en chef des chefs d’État ouest-africains, a laissé faire ; son président Emmanuel Macron allant même jusqu’à cyniquement arguer, sans grande considération pour le peuple ivoirien, que monsieur Ouattara se présentait malgré lui, qu’il n’avait pas eu le choix à la suite du décès de son Premier ministre et candidat désigné. Quelle indécence !

En Guinée, la « colère de l’Hexagone » n’était que de façade. L’on ne peut pas dire, là non plus, que grand-chose ait été tenté par le parrain pour faire barrage au projet de monsieur Condé. Les félicitations tardives, peu chaleureuses dans la forme, n’y auront rien changé. À l’arrivée, le président Condé a eu son nouveau mandat. Et tant pis s’il a tordu la main à sa Constitution. Et tant mieux si la France peut exploiter cette faiblesse d’une mal-réélection pour mieux faire avancer le pion de ses intérêts dans ce pays.

Tout cela pour dire que si, en 2024, Macky Sall met en exécution le projet qu’on lui prête d’un troisième mandat, assurément anticonstitutionnel, le salut du peuple sénégalais et de son opposition politique ne viendra certainement pas de la France. En tout cas pas celle de monsieur Macron qui perpétue allègrement les pratiques de la vieille France-Afrique, comme dans le vieux monde qu’il dédaignait. Mais peut-être que monsieur Macron ne sera plus président de la France en 2024…

Compte tenu tout cela, ce n’est pas une vaine banalité que de dire, le combat contre le troisième mandat de Macky Sall se jouera d’abord dans l’arène politique sénégalaise et probablement pas ailleurs. L’opposition politique a, à cet égard, un rendez-vous historique à honorer. Son premier défi, si le président Sall décide d’y aller, ce sera surtout de se rassembler. Mais encore faudra-t-il ne pas attendre le dernier moment pour y songer.

Car, et attention, au fond, la posture du « ni oui ni non » du président Sall cache une stratégie politique : celle de la division et l’éparpillement. L’opposition compte plusieurs figures présidentiables qui, si elles se liguent très tôt contre lui et préparent le terrain en conséquence, peuvent lui mener la vie dure dans les urnes. Mais si les opposants n’en prennent pas collectivement conscience, il y aura un retard à l’allumage de leur machine politique qui profitera au régime de Sall. C’est une stratégie du diviser pour mieux régner. Or, se préparer, pour l’opposition, c’est aussi s’assurer que le fichier électoral est irréprochable ; c’est préparer une organisation matérielle rigoureuse qui puisse faire éviter des fraudes électorales si bien pensées et exécutées qu’il lui sera difficile d’apporter la preuve de leur commission.

Enfin, et c’est toujours dans l’hypothèse où Macky Sall décide d’y aller en 2024, il faudra éviter le piège de la justice constitutionnelle. En effet, il faut rappeler que nous nous retrouverons alors dans la même configuration que celle de 2012. Abdoulaye Wade qui n’avait plus le droit de concourir pour un troisième mandat avait néanmoins eu le sésame du Conseil constitutionnel, qui avait estimé que son premier mandat ne comptait pas, car ayant été accompli sous l’empire d’une Constitution précédente qui n’était en vigueur en 2012 et que, au surplus, la nouvelle loi constitutionnelle n’avait pas vocation à avoir des effets rétroactifs.

C’est un précédent légal que peut tout à fait faire valoir le Conseil constitutionnel si le président Sall décide de se représenter. Or, si l’opposition joue le jeu de la justice en saisissant cet organe de la constitutionnalité d’un troisième mandat du président Sall, elle ne pourra, en toute logique, que respecter le verdict du juge, qu’il aille dans son sens ou non. À notre avis, une telle démarche constituerait un piège qu’il vaudrait mieux éviter. Le combat est plus politique que juridique. En réalité, il l’a presque toujours été dans les tripatouillages et distorsions de Constitution à des fins politiques personnelles.

En conclusion, nous pensons que les dés d’un troisième mandat ou non ne sont pas encore jetés. Les différentes hypothèses que nous avons évoquées ne viennent pas simplement d’une imagination fertile, elles dérivent de l’observation de situations concrètes qui, soit ont déjà pris corps dans notre pays, soit dans d’autres, y compris dans notre sous-région. Il ne faut, dès lors, pas penser que le débat à propos de ce fameux troisième mandat est clos. Au contraire, il nous semble qu’il ne fait que commencer. En tout état de cause, nous estimons qu’il y a lieu de ne pas enterrer la question bien trop vite.

Cheikh Kalidou NDAW

Doctorant en Droit,

Chargé d’enseignement à l’université Paris-Saclay

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