''Il y a eu un déficit de communication'
Effective depuis le 1er octobre, la couverture maladie universelle (CMU) fait couler beaucoup de salive depuis son lancement le 24 septembre dernier. Dans cet entretien, le professeur Seydou Boubacar Badiane, coordonnateur de la cellule d'appui à la couverture maladie universelle, revient de façon plus large sur l'esprit et la pratique de cette politique.
Le président de la République a lancé le 24 septembre dernier la couverture maladie universelle. Quels en sont les objectifs ?
La couverture maladie universelle est reconnue comme étant une des politiques de santé les plus importantes dans tous les pays du monde. Tous les pays qui n'allaient pas dans ce sens sont en train de le faire. Il existe beaucoup de pays avancés pour lesquels il y a une couverture maladie importante et à côté, il existait beaucoup de pays sous-développés pour lesquels il n'y avait pas de CMU ou il y en avait très peu, surtout le cas du Sénégal. Mais aujourd'hui, le président de la République s'est engagé à aller en direction de l’immense majorité de ces populations qui n'étaient pas couvertes. On sait qu'au Sénégal, 20% de la population sont couvertes, ce sont les personnes qui travaillent dans le secteur formel et leur famille. Les 80% qui appartiennent au secteur informel et au monde rural ne sont pas couvertes. C'est pourquoi le président a décidé de corriger cette inaccessibilité aux soins qui caractérise l'essentiel de la population rurale en particulier. Il l'a promis à la population lors de la campagne [électorale pour la présidentielle 2012] et il est revenu à plusieurs reprises renforcer cette promesse, et a chargé le ministre de la Santé et de l'Action sociale de mettre en œuvre cette politique.
Pensez-vous que cette politique est réalisable actuellement ?
Oui. On a pensé pendant longtemps que seuls les pays riches pouvaient faire cela. Ce n'est pas vrai. Aujourd'hui, il existe des pays africains en particulier qui sont cités en exemple. Il y a le Rwanda qui a atteint un taux de couverture extraordinaire. Il y a aussi d'autres pays pour lesquels l’expérience a donné des résultats suffisamment intéressants. Donc, c'est pour démontrer que c'est possible. Avec un niveau d'organisation, une volonté politique, une motivation des personnes, il est possible d'organiser et de réussir cette couverture maladie universelle. Évidement, on ne peut pas l'avoir comme étant une photo achevée mais plutôt comme un film, c'est-à-dire un processus dont le déroulement se fait sur un terme relativement long. Aujourd'hui, il y a 20% de la population qui est couverte, cette couverture n'est pas universelle. Demain, quand on aura œuvré un an, on atteindra 30% ainsi de suite. C'est ainsi qu'il faut espérer l'accroître dans des proportions extrêmement importantes ; le président a parlé de 75% dans son discours, donc c'est possible. Il faut y croire et œuvrer à cela mais dans l'action.
Mais certains médecins soutiennent qu'il faut des préalables. Il y a le problème des infrastructures, le déficit de personnel médical qualifié entre autres. Qu'en dites-vous ?
On nous pose ce qu'il est convenu d'appeler l'offre que le ministère de la Santé avait l'habitude de donner. Dans l'offre, le ministère de la Santé construit des hôpitaux, les équipe, met du personnel, les paie, cherche du matériel et offre des soins. Et il existe la demande : le patient qui est de l'autre côté vient chercher des soins. Jusqu'à présent, le ministère de la Santé s'occupait de l'offre. C'est vrai que s'il n'y a pas d'offre, il n'y a pas de couverture maladie universelle. C'est clair. Mais s'il y a une offre importante, suffisante et que les populations en face se voient bloqués par une inaccessibilité financière, c'est comme zéro. Autrement dit : je vais à l’hôpital, il y a une sage-femme, un gynécologue, du matériel mais on me dit que pour me faire opérer d'une césarienne c'est 300 mille francs Cfa. Je suis une paysanne pauvre, je ne peux pas. Donc, c'est ça la demande, il faut l'organiser et créer les conditions pour qu'une assurance maladie puisse couvrir cette demande. Ce n'est qu'avec une bonne conjonction de l'offre et de la demande qu'on pourra venir à bout de cela. C'est vrai qu'aujourd'hui, pour avoir développé l'offre pendant très longtemps, le ministère de la Santé a décidé de s'occuper de la demande. Et d'aucuns lui reprochent de ne s’occuper que de l'assurance maladie. Ce n'est pas vrai. Aujourd'hui, nous avons une offre qui est supérieure à celle de bien d'autres pays dans la sous-région ouest-africaine francophone. Mais ce n'est pas pour autant que nous avons un meilleur système de santé. L'offre est une bonne chose mais ne résume pas tout. Donc, il ne faut pas dire : ''Attendons d'avoir les hôpitaux, attendons d'avoir... avant de commencer.'' Non, pas du tout. Avec ce que nous avons, nous allons promouvoir la couverture maladie universelle. Et avec ce que nous avons, nous allons essayer de couvrir le maximum possible. Nous essayerons de développer encore plus d'infrastructures, d'équipements et autres. Mais le point de vue qui dit : ''Attendons, croisons les bras, cherchons plus d’hôpitaux, n'est pas juste.'' Il faut bien comprendre qu'il faut développer simultanément, il faut faire avec ce que nous avons et nous aurons les résultats que nous pourrons garantir avec l'argent dont on dispose. On ne peut pas concevoir la CMU ici du point de vue du résultat comme la France peut le faire. Ce n'est même pas possible.
Pourquoi cette CMU est pratiquée à géométrie variable ?
Le président de la République dit qu'il veut de la couverture maladie universelle, et il a donné 5 milliards pour cela. Je rappelle que Senghor parlait de la santé pour tous avant 2000, donc il avait une vision de la CMU. Mais dans tous les cas, cette CMU se fera de façon différente selon les pays, les expériences et les cultures et selon les capacités financières. Si vous avez un pays qui a du pétrole, et qui prend 5% sur les exportations de pétrole pour les mettre dans la CMU, pour une valeur de 100 milliards F Cfa pour le ministère de la Santé, ce pays peut tout prendre en charge. Si nous sommes dans un pays comme le Sénégal, où il n'y a rien, l’État dit qu'il met 5 milliards pour cette politique, vous voulez que l'on fasse quoi ? Nous avons 95 milliards de moins que l'autre pays, nous ne pouvons pas faire autant que lui ; nous allons faire ce que nous pouvons. En tenant compte de l’expérience des autres pays, nous sommes aujourd'hui convaincus d'une chose : C'est que qui trop embrasse mal étreint. Nous ne pouvons pas, avec les moyens pour 10 personnes, prendre en charge 100, ce ne serait que démagogique. C'est un peu fort de cela que le ministre a opté pour la gratuité des soins pour les enfants de 0 à 5 ans. Nous avons 5 milliards, avec cette somme, nous devons nous occuper de toutes les gratuités, de toutes les mutuelles de santé, des imputations budgétaires et des IPM (Institut de prévoyance maladie). Parce que tout cela concours à réaliser la CMU. Nous avons décidé de donner 1 milliard ici, 1,5 milliard par là, ainsi de suite... Avec l'argent que nous avons consacré aux 0-5ans, nous avons évalué plusieurs scénarios : premier scénario, on ne donne rien et deuxième scénario, on donne tout. Ensuite, on a évalué tous les scénarios intermédiaires et on a chiffré. On doit y aller progressivement. Nous allons avoir une première phase de trois mois (octobre, novembre et décembre) au cours de laquelle nous allons donner les consultations gratuites. Dans les postes de santé, c'est gratuit, dans les centres de santé aussi. On a dit que les hospitalisations, c'est 7 jours. Quand on va dans un centre de santé et qu'on doit être hospitalisé, ce que l'on paye pour l'hospitalisation est gratuit, mais on paye tout le reste (médicaments, injections, radios, etc). La discussion a été portée sur les hôpitaux où on a décidé de faire les consultations gratuites mais réservées aux urgences et cas référés.
Et pourquoi cette discrimination ?
C'est parce que si on chiffre d'abord toute consultation confondue, ça va faire trop d'argent. Tout a été calculé. On conçoit que les urgences sont des situations cliniques pour lesquelles des actes sont requis immédiatement. Pour ceux-là, c'est important de les mettre dans le paquet. A partir du 1er janvier, les consultations et les soins seront gratuites dans les postes et centres de santé. On essayera de faire en sorte que toutes les urgences et les consultations soient prises en charge dans les hôpitaux. C'est cela la seconde phase qui va commencer en janvier. Ce n'est pas une géométrie variable, c'est un processus ininterrompu mais qui se fait de façon progressive, par étape. Vous savez, quand vous faites quelque chose, il y a toujours des gens qui applaudissent et d'autres qui huent. Nous, ce qu'il nous faut, c'est de nous assurer que ceux qui sont éligibles bénéficient bien des soins et qu'il n'y ait pas de fraude.
Le Ministère de la Santé n'a-t-il pas mal communiqué, notamment sur la ''gratuité des soins des enfants de 0 à 5 ans'' ?
Oui, je le dis objectivement. Parce que si une personne vient à l’hôpital et se retrouve devant une situation non attendue, c'est parce qu'il y a eu un déficit de communication, à plus forte raison plusieurs. Nous avons tenté de communiquer, et nous avons une réunion demain (jeudi dernier, l'entretien a eu lieu le mercredi) qui va valider un plan de communication national où il y a des axes en direction de toutes les couches de la population. Ce processus a mis du temps dans son élaboration et nous arrivons à son terme. Il est certain que s'il y avait constamment à la télé, à la radio et dans les journaux des spots, bandes de publicité, etc, les gens seraient plus en phase avec ce que nous faisons. Ils comprendraient plus et il y aurait moins de problèmes. C'est un processus, il vaut mieux faire bien que vite. Nous avons bien compris que cette communication est indispensable et il faut qu'on aille de l'avant. Vous allez voir dans les jours à venir.
Pourquoi la césarienne est-elle effective dans toutes les régions et à l’hôpital Roi Baudoin de Guédiawaye, sauf Dakar ?
Aujourd'hui, il existe des disproportions insoutenables entre Dakar et le reste du pays. On peut considérer que 90% des équipements, personnels, etc., sont sur la façade maritime. Quand on habite dans l'autre coin, c'est la catastrophe. Pour 30 sages-femmes par région, on en a 300 à Dakar. C'est vrai que la plus grande partie de la population est concentrée à Dakar mais néanmoins, nous avons le problème de tous les pays sous-développés. Si nous voulons avoir des mesures de faveur, il faut essayer d'en faire profiter les plus éloignés, à ceux qui ont moins accès, aux plus pauvres. C'est pour cela qu'on privilégie les régions, c'est une première raison générale. La deuxième raison est que c'est à Dakar qu'habitent les personnes qui ont les moyens de se prendre en charge. Examinez bien ce qui a perdu la plupart de ces politiques de gratuité ; l'exemple le plus caractéristique, c'est le plan Sésame. Au lieu de dire que le plan est fait pour telle et telle catégorie et que c'est tant pour cent, on le fait pour tout le monde. De sorte que ceux qui y ont droit prennent leurs droits, ceux qui ne devraient pas y avoir droit et qui l'ont font que l'argent qui était prévu pour cent personnes, divisé par mille, finit rapidement et le plan tombe. Les gratuités des césariennes doivent s'étendre à l'ensemble du territoire y compris Dakar. C'est une mesure qui n'est pas encore effective sur laquelle on est en train de mettre les derniers réglages. Dans ce cas, toute la population devra être couverte en terme de gratuité de césarienne (...) Le plan Sésame était une initiative extraordinaire qui a été saluée par toute la population sénégalaise plus particulièrement par les personnes âgées (...) Et c'est vrai que la CMU, comme toutes les politiques, finira comme le plan Sesam s'il n'y a pas un dispositif susceptible de tenir compte des leçons apprises lors des initiatives de gratuités rajeunissantes.
Quand la gratuité de la dialyse a été lancée, des médecins s'y sont opposés soutenant que l’État devait de l'argent aux hôpitaux. Cette dette a-t-elle été épongée ?
Je ne voudrais pas m'aventurer... Il existe au ministère de la Santé des gens qui peuvent répondre à la question. Ce que je peux dire par contre, c'est qu'il existait des gratuités, prises en charge par des bailleurs (traitement tuberculose, antirétroviral, paludisme, nutrition, etc.) que l'on ne connaît pas. Ce qui a rendu les politiques de gratuité visible, c'était d'abord la gratuité des accouchements par césarienne, mais surtout les dialyses, parce que ces dialyses ont fait l'objet d'un tapage médiatique important dans le sens d'une revendication.
A propos du partenariat public-privé en matière de santé, nous avons constaté qu'il y a des centres de dialyse qui disent œuvrer dans l'humanitaire alors qu'ils ne répondent pas aux normes et font payer aux patients des prix exorbitants. Est-ce que le ministre de la Santé n'a pas été induit en erreur en signant ce partenariat public-privé ?
Non. Vous savez le privé, c'est des gens qui peuvent agir quelque part pour appuyer le service public, mais il faut bien savoir que c'est des privés. Quand vous avez une entreprise qui du point de vue de la responsabilité sociétale prend une partie de son bénéfice, le met dans une fondation et fait des œuvres gratuites, c'est une chose. Maintenant, dans le cadre de ses activités proprement dites, il peut avoir des actions. Quand un privé veut donner du matériel pour cadeau, il l'installe et vous voyez que ça marche. Il faut que vous achetiez ce matériel. Maintenant il importe au ministère de la Santé, après une analyse lucide, de voir si ça l’intéresse ou pas. Évidement, pour chaque groupe de privés, il existe des gens qui sont réglos et d'autres qui ne le sont pas. Je ne sais pas si le ministère a été induit en erreur mais en tout cas, chaque jour que Dieu fait, tous les ministères font face à des problèmes avec des fournisseurs, des entrepreneurs, des partenaires, qui se posent et qui sont résolus.
Combien coûte à l’État chaque politique de gratuité par an ?
Nous sommes en train de parachever les études en temps réel qui pourront nous dire très exactement combien coûtent ou devront coûter dans les années à venir toutes ces initiatives de gratuité. Nous espérons, d'ici la fin de l'année, avoir les résultats. Mais effectivement, des évaluations ont été faites dont nous disposons des montants plus ou moins approximatifs et sur la base desquels nous faisons nos options stratégiques. Nous préférons ne donner ces résultats en termes de coût que quand nous aurons ces études. Mais pour le moment, ces évaluations sont internes et nous ne pouvons pas les divulguer.
DR MOHAMED LAMINE LY, MÉDECIN-CHEF DU DISTRICT DE DAKAR-SUD
'' Il faut agir urgemment sur les déterminants sociaux de la santé'' Le docteur Mohamed Lamine Ly, médecin-chef du District de Dakar-Sud, a indiqué les préalables pour une bonne marche de la Couverture maladie universelle (CMU). Parmi les nombreuses promesses du ''Yoonu Yokkute'' figure la couverture maladie universelle (CMU), entrant en vigueur dans le cadre de la protection sociale universelle, en résolvant le problème de l’accessibilité financière aux soins de la population. Mais pour docteur Mohamed Lamine Ly, médecin-chef du district de Dakar-Sud, il faut des préalables. Selon lui, il y a d’abord une nécessité urgente d’agir sur les ''déterminants sociaux de la santé'' (eau potable et assainissement, alimentation suffisante et équilibrée, mise en œuvre de politiques d’habitat social adéquates…). ''Il s’agira ensuite de développer l’offre de soins par la création de nouvelles infrastructures, le recrutement de ressources humaines qualifiées suffisantes, l’acquisition d’équipements pour des soins de qualité...'', indique Dr Ly. Outre l’adéquation entre offre et demande de soins, il soutient qu'il faudra veiller à la pertinence du système d’orientation-recours. ''Il faudra, également, s’assurer que la volonté politique affirmée en faveur de la couverture maladie universelle soit sous-tendue par un engagement sans faille en faveur de l’équité en santé. Cela devrait conduire les décideurs à privilégier les soins de santé primaires, à vocation principalement préventive'', explique-t-il. C'est que paradoxalement, les districts sanitaires en charge des soins de santé primaires peinent à disposer de leurs fonds de dotation ''confisqués'' par la plupart des collectivités locales, déplore le médecin. Au même moment, ''les hôpitaux et les services centraux du ministère de la Santé se taillent la part du lion au niveau du budget. Les autorités ministérielles doivent exercer un leadership sur l’ensemble du secteur de la Santé, y compris les structures privées qui, quand elles s’écartent de leur mission de service public, peuvent entraver aussi bien la résolution des problèmes de santé pour le plus grand nombre que l’atteinte des objectifs sociaux (en particulier l’équité), par un secteur public sévèrement handicapé par le manque de moyens'', souligne Mohamed Lamine Ly. |