Publié le 26 Apr 2021 - 21:33
PROGRAMME POUR L’EMPLOI DES JEUNES

Des mesures conjoncturelles pour ‘’colmater les brèches’’

 

Le Conseil présidentiel de jeudi dernier a donné naissance à une dizaine de mesures allant dans le sens de l’insertion professionnelle des jeunes. Sauf que, selon les économistes, le Président de la République, dans l’urgence, ne cherche qu’à colmater les brèches, au lieu de résoudre la problématique en profondeur.

 

Le Programme d’urgence pour l’emploi et l’insertion socio-économique des jeunes officiellement lancé, jeudi dernier lors du Conseil présidentiel, devrait prendre forme le mois prochain. Le Président de République s’est voulu très clair, il veut son application en mode fast-track. Les ‘’neuf commandements’’ de ce plan d’urgence dont le recrutement de 65000 jeunes dans les domaines de l’agriculture, la reforestation, le reboisement, l’éducation, l’entretien routier..., implique quatre ministères (Emploi, Jeunesse, Économie et Plan, Finances) pour une enveloppe de 450 milliards F CFA, sur trois ans.

Cependant, quelle est la qualité de ces emplois qui se profilent à l’horizon ? Seront-ils temporaires ou permanents ? Qu’en sera-t-il du traitement salarial ? Autant de questions qui, selon certains économistes, méritent réflexion. Suite aux émeutes du mois de mars 2021, le chef de l’Etat avait déclaré avoir compris la jeunesse et cerné le marasme économique dans lequel étaient plongés les jeunes Sénégalais. Dans un tel contexte, il se devait de réagir. D’où la validation de ce programme issu de travaux avec les représentants des jeunes des différentes régions du Sénégal.

Si pour beaucoup, la volonté de Macky Sall de changer de cap ne fait aucun doute, il se trouve que l’application de ces nouvelles mesures risque de ne pas se faire dans les règles de l’art ou en tout cas pas comme il l’aurait ordonné.  De l’avis de l’économiste Moussa Demba Dembélé, la question c’est de savoir si les résultats seront meilleurs par rapport aux années passées. ‘’Le Président peut donner des directives, mais le problème, soutient-il, c’est l’application complète de ces directives. Il y a quatre ministères impliqués et la coordination au niveau des ministères n’est pas aussi évidente que ça, parce qu’il y a des tiraillements, de petites jalousies.  Ce n’est pas évident que cette coordination se fasse dans le but de faire appliquer concrètement les mesures édictées par le Président’’. 

L’autre aspect, selon le spécialiste, est de savoir si les domaines choisis attirent les jeunes et pendant combien de temps ils seront employés. ‘’Si on recrute des gens pour six à dix mois pour ensuite les jeter dans la nature, le problème va persister. Pour résoudre le problème du chômage, il faut des recrutements à long terme, des emplois et des salaires décents qui puissent donner à ces jeunes un avenir viable’’, insiste M. Dembélé.  Qui rappelle qu’il y a déjà une polémique autour du recrutement des 5000 enseignants. Plusieurs syndicats se plaignent du processus de recrutement qui risque d’être l’affaire de la mouvance présidentielle.

‘’Le Président a perdu neuf ans’’

L’autre problème, selon le spécialiste, c’est la politisation des politiques publiques : ‘’Très souvent au lieu de confier le travail à des experts dans le domaine, on préfère le donner à des responsables du parti au pouvoir ou des alliés, parce qu’il y a toujours le calcul politique derrière. On doit confier ce travail à des experts qui aiment ce pays, pas à des politiciens qui vont faire du détournement d’objectifs ou essayer de plaire au Président ou à leur ministre de tutelle. Même la rencontre de jeudi est un calcul politique. Le Président a été très vivement secoué par les émeutes. Il ne s’y attendait pas et, maintenant, il veut essayer de colmater les brèches, mais il a perdu neuf ans. Ce Conseil présidentiel aurait dû avoir lieu au début de chaque mandat et un bilan en fin de mandat’’.

Il en est convaincu, ce qu’on n’a pas pu régler en neuf ans, ce n’est pas en trois ans qu’on va pouvoir le faire.

L’emploi doit être soutenu par le secteur privé

L’écueil principal, selon nos interlocuteurs, c’est que l’emploi est par essence généré par le secteur privé. Sauf que ce dernier étouffe encore plus du fait de la pandémie.  ‘’Ces emplois qu’on veut créer sont la plupart du temps précaires des emplois et de courte durée. Qu’est ce qui va se passer après le pavage des voiries ? Il faut permettre aux jeunes d’avoir des emplois qui leur assurent une sécurité sociale. Ils doivent pouvoir se marier, fonder une famille et construire une maison. Pour bâtir un Sénégal prospère, il faut des jeunes prospères et cela ne peut se faire que par un secteur privé dynamique. Il n’y a que les entreprises qui sont capables de créer un ou deux millions d’emplois’’, analyse l’économiste Mansour Samb.

La clé, selon lui, c’est que l’Etat mette en place un environnement propice à la création de richesse pour les entreprises sénégalaises. ‘’On ne nous a pas annoncé un plan structurel pour vraiment booster l’emploi, dans le moyen ou le long terme, se désole-t-il. Là, on est sur du conjoncturel, parce qu’il y a eu des émeutes. Donc, structurellement, le problème ne sera pas réglé. Il faut des politiques structurelles pour régler concrètement la problématique de l’emploi. Une entreprise qui a de la richesse va embaucher plus’’.

D’un autre côté, c’est l’argent public devant servir à d’autres secteurs qui sera injecté dans ce programme d’urgence. Or ‘’le budget n’est pas là pour créer de l’emploi’’, font remarquer les économistes. Ils en veulent pour preuve le faible taux de recrutement dans la Fonction publique qui s’explique par un déficit public et les critères de l’UEMOA. En effet, dans l’espace économique, la masse salariale ne doit pas dépasser les 35% des recettes fiscales. Or jusqu’ici, toutes les structures créées pour l’auto-emploi des jeunes n’ont pas donné de résultats.

De l’avis de M. Dembélé, ‘’la Délégation à l’entrepreneuriat rapide a eu à financer des gens qui ont créé leur propre structure, mais, le plus souvent les gens prennent l’argent et l’utilisent pour autre chose. Quand on est dans une économie plus ou moins sinistrée, en raison de la pandémie, les entreprises manquent de marché. Aussi, il y a une gestion rigoureuse qui est nécessaire pour quelqu’un qui a sa propre entreprise. On constate au Sénégal que les entreprises personnelles ou familiales ont une durée de vie très limitée, du fait de la mauvaise gestion’’.

Son collègue Mansour Samb abonde dans le même sens, ajoutant que, face à un secteur privé très faible, l’Etat va être obligé créer des emplois peu durables. Or, un jeune après un bac+5 aspire à un emploi de qualité voire à un CDI. En d’autres termes, l’Etat opte pour du problème. La véritable solution est un travail concret entre l’Etat et les entreprises.

Booster le secteur privé

Ainsi, pour relever le secteur privé sénégalais, l’Etat se doit de lui accorder la primeur en termes de marché. Par exemple, dans le domaine du mobilier, le Président Macky Sall avait annoncé le choix du consommer local, il y a quelques années. Chose qui ne s’est finalement pas concrétisée. Et le spécialiste Moussa Dembélé d’ajouter : ‘’Si l’Etat prend la décision de faire des commandes aux menuisiers nationaux, ça peut ouvrir des débouchés, au lieu de continuer à importer. Nous avons des produits de qualité, mais, s’il n’y a pas de marché, l’entreprise va fermer boutique’’.

Il préconise, en outre, l’arrêt du bradage des ressources du Sénégal, notamment, dans le domaine de la pêche. A ce jour, plusieurs jeunes pêcheurs ont abandonné l’activité, pour venir en ville, justement parce que les ressources maritimes, en grande partie, reviennent à des navires étrangers. ‘’Il faut qu’on change de paradigmes, indique M. Dembélé. Les ressources doivent servir au développement du pays et, par conséquent, il faudrait qu’on recouvre la souveraineté sur ces ressources et qu’il y ait une politique de développement endogène. Ce qui signifie produire localement pour le marché local. Cette souveraineté économique, tant clamée durant le début de la pandémie, requiert un contrôle sur nos ressources’’.

De ce point de vue, les marchés de la CEDEAO représentent, selon lui, une grande opportunité pour le Sénégal.  En outre, un bilan exhaustif des expériences passées, en termes d’emploi des jeunes, s’impose pour voir où là où le bât blesse, dans l’optique de mettre fin à l’impunité, car il y a forcément des fautifs. Sans ces changements de paradigme, les mêmes résultats seront enregistrés, quelle que soit la fermeté du Président, estiment les économistes.

Ils alertent sur le fait que la mobilisation des 450 milliards risque d’impacter certains secteurs, car il s’agit d’un réaménagement du budget qui démarre cette année. Or, le budget de 2021 est un budget de relance 2021 qui fait suite aux dégâts de la Covid-19. L’Etat risque donc de racler ses dernières ressources et donc certains démembrements vont en souffrir.

‘’2021 sera une année difficile, parce qu’on va beaucoup puiser dans le budget’’, signale l’économiste Mansour Samb.

‘’Le Président a besoin de résultats’’

La ‘’précipitation’’ observée dans la résolution de la problématique cache des ambitions d’ordre électoral. Ce pan de l’analyse de ces spécialistes sous-entend une atteinte de résultats rapidement, afin d’asseoir des arguments, lors des prochaines échéances, surtout la présidentielle de 2024. ‘’Le Président a besoin de résultats, d’ici décembre en 2022, il y a les locales, les législatives. Il va falloir que les résultats soient là pour gagner le maximum de mairies’’, affirme M. Samb. 

Le son de cloche est le même chez son collègue : ‘’Ce qui est sûr, c’est qu’ils vont privilégier leur réélection et une partie de l’argent risque de servir à cela. Je ne suis pas sûr que toutes ces mesures puissent donner du fruit. Le secteur privé est dans une situation catastrophique, il y a beaucoup de secteurs qui ont mis la clé sous le paillasson. Ils sont vraiment dans la logique du mandat qui se termine avant 2024. Donc, avant 2024, il faut qu’il y ait un impact sur la réduction du chômage dans ce pays’’. 

En ce qui concerne les contrats de performances à l’endroit des institutions impliquées dans l’exécution du programme, les économistes restent sceptiques. ‘’Franchement, je crois que les contrats de performance avec les institutions chargées de mettre en application ce programme ne vont pas servir à grand-chose. Les gens peuvent mettre les chiffres qu’ils veulent que personne ne peut contrôler, la polémique au niveau de la DER en est la preuve. C’est cela qui risque d’arriver avec ce programme. Les chiffres risquent d’être contestés encore une fois et le Président risque d’être cloué par ses propres partisans. Les jeunes ne verront pas la couleur de l’argent’’, pense M. Dembélé.

EMMANUELLA MARAME FAYE

 

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