Ce que l’État reproche aux opérateurs

C’est dans la plus grande discrétion que l’État du Sénégal a retiré les décrets portant exploitation des fréquences 5G à Expresso et à Yas. L’autorité remet aussi en cause le renouvellement de la licence d’Expresso, qui arrive à terme en 2027.
Le président Diomaye n’a pas fini avec l’inventaire de certains actes pris par son prédécesseur Macky Sall. Les dernières victimes en date sont les opérateurs téléphoniques titulaires des marques Yas et Expresso.
En effet, dans un décret signé le 18 avril dernier, le président de la République avait, en toute discrétion, retiré le décret portant approbation de l’avenant à la convention de concession et du cahier des charges de l’opérateur Expresso Sénégal. Par un acte similaire signé le 28 mai dernier, il en fit de même avec l’exploitant de la marque Yas (ex-Free). Ces mesures surprenantes risquent de secouer l’écosystème des télécommunications.
Avant de prendre cette mesure, le gouvernement a mené un certain nombre de diligences pour étudier les conditions d’attribution de la 5G aux deux opérateurs. Plusieurs manquements ont ainsi été signalés à l’issue de ces investigations.
Dans un document intitulé “Note sur l’iniquité de traitement dans l’attribution des fréquences 5G aux opérateurs”, l’État liste ces griefs. Il s’agit, principalement, de “violations du Code des télécommunications et de “distorsions des règles de concurrence”, lesquels griefs ont entrainé “un préjudice financier important pour l’État du Sénégal”.
Retour sur les faits
Les faits remontent à 2023, avec l’appel à candidatures lancé par l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes (ARTP), pour l’attribution de la 5G aux opérateurs locaux. À la suite de l’examen des dossiers, le Comité d’évaluation des offres techniques et financières avait proposé à la commission de sélection de retenir Sonatel SA, seul candidat à avoir rempli les conditions fixées. L’offre de Free a été rejetée parce que ne remplissant pas les conditions. Expresso, en revanche, n’avait pas soumissionné.
L’ARTP, selon le rapport d’évaluation, avait fixé un prix de réserve comme condition d’éligibilité pour l’acquisition des fréquences 5G, chaque candidat devant souscrire à une offre de base minimale de dix-neuf milliards cinq cents millions de francs CFA, comprenant un lot indivisible de 10 MHz dans la bande 700 MHz et 70 MHz dans la bande 3,5 GHz.
Mais moins de 45 jours après la publication du décret attribuant des fréquences 5G à la Sonatel, l’organe de régulation avait annoncé l’attribution de fréquences 5G à l’opérateur Saga Africa Holding Limited (Free) à un montant inférieur au prix de réserve de l’appel d’offres, selon le rapport. Ce, en dehors de toute procédure d’appel d’offres.
Des conditions encore plus scandaleuses sont dénoncées dans l’attribution des fréquences à Expresso.
Alors que la Sonatel avait payé 34,5 milliards F CFA, Free avait déboursé 13,5 milliards F CFA, Expresso seulement 5 milliards F CFA.
Dans le rapport d’évaluation, l’autorité revient sur les manquements techniques et financiers.
En ce qui concerne les conditions financières, soutient la note, Free a acquis les fréquences 5G pour 13,5 milliards F CFA, un prix nettement inférieur au prix de réserve de l’appel d’offres (19,5 milliards F CFA). Expresso, en revanche, a obtenu sa licence pour seulement 5 milliards F CFA avec 30 MHz dans la bande 3,5 MHz et 10 MHz dans la bande 700 MHz, assortie d’un prolongement de 10 ans de sa concession et de l’intégration de la licence 4G.
Un traitement de faveur par rapport à la Sonatel qui avait payé bien plus. “Pour l’attribution de la 5G, la Sonatel a payé un montant de 34 milliards F CFA sur la base de l’appel à candidatures lancé par l’ARTP. Elle a payé le Mégahertz sur la bande 3,5 GHz 40 % plus cher que Free”, indique la source, qui explique : “Dans sa déclaration du 18 décembre 2023, l’ARTP avait indiqué que le prix du Mégahertz dans la bande 3,5 GHz est de 150 millions F CFA pour Free et que le prix des 10 MHz dans la bande 700 MHz est de 9 milliards F CFA. “Sachant que la Sonatel a acquis 10 MHz dans la bande 700 MHz (évalués par l’ARTP à 9 milliards F CFA) et 120 MHz dans la bande 3,5 GHz, le tout pour 34,5 milliards, les 120 MHz dans la bande 3,5 GHz ont couté à la Sonatel 25,5 milliards F CFA (= 34,5 – 9), soit 212,5 millions F CFA par Mégahertz dans la bande 3,5 GHz pour la Sonatel”, informe le rapport.
Selon le document, sur la base du prix d’acquisition des fréquences par Free, la Sonatel aurait dû payer 27 milliards F CFA au lieu de 34,5 milliards F CFA. “Pour un traitement équitable entre les opérateurs, Saga Africa Holding Limited (Free) devrait payer 25,5 milliards de F CFA : 19,5 milliards correspondant au prix de réserve du lot de base (10 MHz dans la bande 700 MHz et 70 MHz dans la bande 3,5 GHz) et 6 milliards correspondant au prix des deux lots supplémentaires de 10 MHz chacun dans la bande 3,5 GHz sur la base des exigences de l’appel à candidatures 5G”, a ajouté la source.
Le cas du renouvellement de la licence Expresso qui doit arriver à terme en 2027
Dans le même sillage, il est reproché à l’autorité d’avoir procédé à ces attributions sans appel d’offres. “L’ARTP et l’État du Sénégal ne peuvent considérer que l’attribution de la 5G doit nécessairement passer par un appel à candidatures comme prévu à l’article 51 du Code des communications électroniques et quelques mois plus tard violer eux-mêmes cette procédure pour procéder à des attributions à Saga Africa Holding Limited et Expresso sans passer par cette procédure”. Procéder de la sorte, selon le rapport, revient à vider de sa substance la procédure de l’appel à candidatures, en favorisant ceux qui recourent “illégalement” à l’entente directe.
Si globalement le rapport relève des irrégularités, c’est dans le dossier Expresso que le préjudice est plus important. Un bref rappel des précédents renouvellements de licence des opérateurs suffit à mettre en exergue le caractère incompréhensible du montant dérisoire payé par Expresso, soutiennent les auteurs du rapport.
En effet, en 2012, Sentel (aujourd’hui Saga Holding Africa Limited) avait payé un montant de 53 milliards F CFA pour le renouvellement et l’extension de sa licence pour une durée de 10 ans. En 2016, lors du renouvellement de sa licence incluant l’extension à la 4G pour une durée de 17 ans, la Sonatel avait payé un montant de 100 milliards F CFA (dont 32 milliards pour la 4G).
Pour bien moins que ces montants, Expresso a donc non seulement obtenu la 5G, mais aussi s’est payé un renouvellement de son bail de 10 ans. Ce qui irrite les nouvelles autorités. “La licence d’Expresso expirant en 2027, les discussions pour le renouvellement devaient être l’apanage des nouvelles autorités à compter de 2026. Mais ce ne sera pas le cas, vu qu’à quelques jours de l’élection présidentielle, le 20 mars 2024, un décret a été pris, anticipant ce renouvellement et en le prolongeant pour 10 ans supplémentaires. Il s’agit là d’une démarche incompréhensible et que rien ne justifie”, dénonce vigoureusement la source.
Cela montre qu’au-delà de la violation des règles de concurrence, l’État a été gravement lésé, en particulier dans le dossier Expresso. “Au vu des montants payés par les opérateurs lors des précédents renouvellements de licence, le montant payé par Expresso est tout simplement incompréhensible”, souligne le rapport.
Ce que disait l’ARTP pour expliquer la différence
Sur la différence de prix, l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes l’avait expliqué à l’époque par le fait que Free, par exemple, n’avait pris que 90 MHz dans la bande des 3500 et non point la bande des 700 MHz qui coute plus cher et où la Sonatel avait pris 10 MHz.
De même, la Sonatel avait pris cinq blocs supplémentaires pour un montant total de 15 milliards F CFA complémentaires, en sus du prix de réserve. “C’est la raison pour laquelle la Sonatel avait payé le bloc de base pour 19,5 milliards F CFA en associant les 10 MHz de la bande 700 MHz et 15 milliards F CFA pour les blocs supplémentaires, avait expliqué l’autorité.
Le directeur général de l’ARTP, Abdou Karim Sall, avait pour sa part estimé que les prix mis en jeu sont fonction d’abord des quantités et ensuite de la qualité des fréquences.
En attendant de trouver un terrain d’entente avec l’État, cette décision constitue un sérieux coup pour les opérateurs.
Nos tentatives d’entrer en contact avec ces entreprises sont restées vaines. Du côté de Yas, un responsable que nous avons pu joindre confie qu’ils n’ont pas eu officiellement de notification de cette décision portant retrait des décrets de 2024.
Fodé Bakary Camara