‘’Le mouton de Sada’’, une fenêtre sur des tares bien sénégalaises
Le Centre national des arts du spectacle et de l’audiovisuel (Cenasa) de Ouagadougou a reçu, hier, la projection du film sénégalais ‘’Le mouton de Sada’’. Il est réalisé par Pape Bouname Lopy et est en compétition dans la catégorie ‘’Perspectives’’.
Une belle histoire d’amour. Voilà ce que raconte Pape Bouname Lopy dans son premier long métrage ‘’Le mouton de Sada’’. Une histoire d’amour à la fois commune et singulière. Sada est un jeune de 9 ans habitant la banlieue dakaroise. Son père, pour anticiper sur les nombreuses dépenses de la Tabaski, a acheté très tôt un mouton pour l’élever. Le fils s'attache à l'animal. Sa mère parle d’ailleurs d’une ‘’amitié sincère’’ liant les deux. A quelques jours de la fête, une tension nait dans le paisible foyer.
Sada s’oppose à ce qu’on sacrifie le mouton. Son père n’est pas en mesure d’en acheter un autre et ne peut comprendre cet attachement de l’enfant à l’animal. La maman, elle, perçoit le lien, le comprend et le respecte. Les événements s'enchaînent, entraînant les membres de la famille dans un violent tourbillon. Ils passent par le stress, l’angoisse et une certaine presse vient s’y ajouter.
Au-delà d’une simple histoire d’amour ou d’amitié entre un enfant et son mouton, cette fiction met en avant toute la violence que s’impose ou que la société impose à certains chefs de famille. Ce qui les pousse souvent à en faire plus qu’ils ne peuvent.
C’est le cas de la maman de Sada qui s’endette pour acheter des tissus à la famille. Et la scène avec son créancier lui réclamant son argent est affligeante. Le tollé causé par les cris du vendeur a fait sortir tout le quartier. On ne voit pas que des regards curieux à l’écran, des sourires sont bien visibles sur certains visages. Du cynisme qui en dit long sur la nature des gens. Bien qu’elle n’ait pas payé, la bonne dame court derrière son couturier pour avoir des habits neufs pour la fête. Une autre réalité sénégalaise. Ces ouvriers qui ne respectent jamais les délais, prennent plus de commandes qu’ils ne peuvent en honorer. Le désespoir se lisait sur le visage de cette cliente qui l’entourait et le menaçait.
Babou, le père de Sada, lui est partagé entre le ‘’devoir’’ de fêter la Tabaski, parce que ses voisins l’épient et que l’année d’avant il n’en avait pas sacrifié, et les sentiments de son fils. Il vit une certaine violence faisant le tour des ‘’daaraal’’ avec ses maigres moyens pour ne pas briser le lien entre Dou (le mouton) et Sada.
Les enfants venus nombreux suivre la projection ne semblent pas avoir perçu cela. Ils ont été éblouis par la belle relation entre Sada et Dou. D’ailleurs, l’essentiel de leurs questions après la projection tournait autour de cela. ‘’On a cherché un mouton qui a des rapports particuliers avec son maître, les humains. Quand on en a trouvé, il nous fallait avoir le bon acteur. Quand on l’a trouvé, on a dû mettre les deux ensemble. Ils ont vécu pendant un peu plus d’un mois avant qu’on ne commence à tourner. C’est ainsi qu’on a pu développer cette belle complicité entre Sada et Dou’’, a expliqué Pape Bouname Lopy à la fin de la projection.
D’ailleurs, l’acteur principal a versé quelques larmes. ‘’J’ai pleuré parce que Dou me manque’’, a expliqué Sada.
SELLOU DIALLO, RÉALISATEUR DE FILMS DOCUMENTAIRES ET ENSEIGNANT-CHERCHEUR EN CINÉMA À L'UGB ‘’Un grand film d’un réalisateur…’’ ‘’L'enfant dit au père qu'il ne veut pas que le mouton élevé pour la Tabaski soit égorgé : C'est son ami. Il l’appelle Dou. Il rêve d'aller avec lui à la prière de la grande fête du mouton : Dans le rêve fugace, comme lui, le mouton porte un caftan de même couleur jaune : C'est un rêve cauchemardesque qui déstructure nos mythes religieux, nos rites sociaux. Je crois que le silence de l'enfant à qui le grand-père raconte le sacrifice d’Abraham sur son fils Ismaël, dit qu'il est prêt à se mettre à la place du mouton. Son silence le dit, on le redoute, on le ressent ; l’enfant fait vaciller notre régime de croyance à ce sacrifice douloureux où nous perdons un peu de notre humanité. Le film est sensible comme un film d’enfant, mais " il fait peur en nous". Ce faisant il touche au conte philosophique. Le silence violent entre père et fils, notre incapacité à dire des mots d’amour rendent les silences poétiques et violents. Le père est désespéré, parce que son fils ne veut pas lâcher du lest ; il le bat après une fugue avec le mouton, parce qu’il est désespéré et sans arme affective autre que l’ordre et l’injonction, alors que l’enfant réclame simplement de l’humanité. Que son ami le mouton Dou ne meurt pas parce que l’on veut paraître ; juste faire comme tout le monde et ne pas subir le sarcasme des voisins… Ce n’est même plus pour l’amour de Dieu que l’on sacrifie un mouton ! Le réalisateur met en lumière nos enclos qui nous tiennent prisonniers comme le mouton que le père de Sada a finalement séquestré dans son enclos fait de bouts de planches et de tôles ondulées : De peur des voleurs qui ont sévi dans le quartier, pour punir l’enfant et le séparer de l’animal… Quand le garçon en casse une pièce de bois, un léger jaillissement de lumière fait se rencontrer les yeux des deux amis : le garçon et le mouton. Le film devient plus clairement obscurément interstitiel ; il cherche la lumière dans nos failles. C’est pourquoi j’aurais aimé que le film ajoutât le mouton plus fondamentalement comme personnage et que dans cet enclos le film joue son va-tout dans la dimension mythique où le combat de l’enfant contre le père, le père contre la mère qui a pris fait et cause pour l’enfant, le combat du mouton qui, à grands coups de cornes, tente de défoncer la porte… Que toutes ces énergies mobilisent plus encore des puissances symboliques, des aspects de la condition humaine. Mais je sens que l’auteur le sait bien, il l’a travaillé d’ailleurs ; mais le silence et l’indicible amour agressent l’affection pourtant présente dans ce foyer modeste, mais juste dans la suggestion du clin d’œil, du regard tendre… «Le mouton de Sada» du réalisateur sénégalais Pape Lopy m'a regardé dans les yeux. La séquence de la presque fin est crépusculaire et sombre la lumière tragique sur un réel qui travaille une archéologie de la violence dans notre société qu’il est temps de regarder de plus près : tous ces couteaux dressés la veille de la Tabaski dans les rues de Dakar ; toutes ses meuleuses qui jettent dans l’atmosphère leurs étincelles dans les regards des passants crépusculaires qui hâtent le pas d’aller au massacre d’autres âmes. Une signature photographique qui cherche les codes de lumière bien à nous. Un grand film d’un réalisateur qui se dit ému après la projection qu’il ait voulu faire du cinéma «envers et contre tous». Si faire un film comme «Le mouton de Sada» a été un combat, pourvu que cela dure et donne des films plus grands. Je pardonne les manquements, ma cinéphilie en veut toujours plus. C’est un grand film.’’ |