Publié le 11 Aug 2019 - 18:31
VILLAGE DES ARTS

Les mille et un problèmes du Village des arts

 

En 1998, Abdoulaye Elimane Kâne, alors ministre de la Culture, inaugurait le Village des arts. Il était alors dit que les premiers artistes devraient passer deux ans dans les ateliers octroyés. Vingt-et-un ans après, la plupart y sont encore. Ce que certains trouvent anormal, même si les résidents - cela va de soi - soutiennent le contraire. L’occupation qu’on peut juger illégale est le moindre mal, cependant, dans cet espace. Enquête.

 

Vous passez sûrement devant les lieux très souvent sans le repérer. Quand on parle du Village des arts, il faut toujours expliquer aux gens où c’est. Le plus insolite est que l’entreprise implantée juste à côté, il y a à peine quelques années, est mieux connue. Pourtant, le Village des arts se dresse entre le stade Léopold Sédar Senghor et l’échangeur du Cices, depuis plus de 20 ans.

‘’Ce Village des arts est une demande des artistes sénégalais qui avaient été déguerpis du premier village des arts. Ce dernier se trouvait au niveau de l’Ex-camp militaire Lat-Dior. Senghor avait déguerpi les élèves qui étaient en formation, parce qu’il avait envie de créer sa fameuse cité des arts qui devait partir du camp Lat-Dior jusqu’après la corniche’’, révèle Zulu Mbaye. L’artiste peintre résident au Village des arts ajoute que les militaires étaient fâchés contre Senghor qui avait déplacé un camp militaire pour une histoire d’art. ‘’Le Sénégalais, à l’époque, ne pouvait pas comprendre ça. Donc, ils sont allés casser les lavabos, les toilettes, etc. Quand nous sommes arrivés, nous avons trouvé des bâtiments délabrés que nous avons rafistolés par-ci, par-là et c’est comme ça qu’est né le premier village des arts. Et en 1983, on y a été déguerpi, sur décision d’Abdou Diouf. On n’en connaissait pas les raisons’’.

De ce fait, les artistes sont restés ‘’sans village, de 1983 à 1998’’. ‘’En 1987, raconte-t-il, quand je suis devenu président de l’Association des artistes sénégalais (Anaps) et lors un discours fait devant Diouf, j’ai cité le village des arts dont on a été déguerpis. Je lui disais que les artistes revendiquaient un nouveau village des arts. Et ce n’est que 11 ans après que nous avons eu ce village qui a été inauguré le 23 avril 1998’’.

Toujours retraçant l’histoire du Village des arts, Abdou Bâ, membre du collectif Agit’Art, dans une contribution publiée en fin juin dernier, rapporte : ‘’Il y a vingt ans maintenant, un collectif d’artistes plasticiens fut installé dans l’ancien campement chinois attenant le stade Léopold Senghor. Pour rappel, les baraquements ont permis aux ouvriers chinois de bâtir ce bel édifice à destination du sport de notre pays. Une fois l’œuvre achevée, ils s’en allèrent, laissant sur place des ateliers en bois sur un terrain d’une superficie avoisinant quatre hectares que le gouvernement de l’époque mit sous la tutelle du ministère de la Culture. Bien après, le groupe Tënk (articulation) sous la direction de l’artiste plasticien El Sy (El Hadj Moussa Babacar Sy) à l’occasion de la Biennale des arts, y délocalisa un projet expérimental comme étant ‘’le premier pôle de déconfiscation’’ de cette manifestation, inaugurant ainsi avec des artistes venus d’Afrique et du monde l’ère des Off de la biennale’’.

Vingt-et-un ans après, le Village des arts n’attire que les amoureux des arts plastiques. Avec ses murs blancs, le lieu est de loin intrigant et à l’intérieur, comme l’a dit Abdou Bâ, rien n’a changé depuis 1998.

En cette matinée de juillet, un calme plat y règne. Pourtant, il y a du monde. Beaucoup parmi les ‘’résidents’’ des 52 ateliers que comptent le Village des arts y sont. A l’inauguration, l’Etat du Sénégal avait octroyé à 47 artistes des ateliers. ‘’Les artistes attributaires d’atelier devront donner au comité de gestion un tableau représentatif de leurs œuvres, le jour même de la remise des clés’’. C’était l’une des conditions posée et lisible dans le communiqué publié et dont ‘’EnQuête’’ détient une copie. L’autre condition arrêtée était que chaque artiste devait passer deux ans de résidence dans l’espace octroyé, avec possibilité d’une prolongation d’une année.

Plus de deux décennies plus tard, à part ceux qui sont décédés, quelques rares ont rendu leurs clés, comme Cheikh Niass qui s’est installé en Europe ou encore Chalys Lèye qui est là, mais qui a décidé quand même de quitter les lieux. Les autres y sont encore. Au Village des arts, beaucoup nient cela. ‘’On n’a jamais vu le texte le stipulant’’, déclare l’artiste Sogui Diop.

Pourtant, c’est bien stipulé dans le règlement intérieur du village. C’est pour cela d’ailleurs qu’il y a quelques années, alors directeur des Arts, Aliou Badiane avait envoyé des sommations à chacun des occupants leur disant qu’il était temps pour eux de céder leurs espaces. ‘’La décision n’a pu être appliquée, parce qu’entre-temps, il y a eu changement de ministre et les artistes se sont précipités pour aller voir le nouveau qui leur a accordé la faveur de rester’’, souffle une source à ‘’EnQuête’’.

Au Village des arts, tout le monde connaît cette histoire, s’en souvient, mais n’en parle pas. Témoin privilégié, Abdou Bâ l’atteste aussi dans sa lettre ouverte adressée au ministre de la Culture : ‘’La cinquantaine de baraquements fut attribuée pour une durée de deux ans à certains artistes plasticiens de la communauté.’’

Mais ici, l’on n’a jamais lu cette règle nulle part. Plus ancien que Sogui Diop dans cet espace, parce que faisant partie de la vague de 1998, Papa Mballo Kébé dit ‘’Baye Mballo Kébé’’, à qui était affecté l’atelier B4, assure que ce système de rotation, s’il était instauré, ne saurait marcher. ‘’Avant, on exploitait des espaces pour en faire un village, mais on nous renvoyait de là, à chaque fois, jusqu’à ce qu’Abou Diouf nous octroie cet espace. Depuis, on est là et on produit. En trois ans, peut-on produire quelque chose ?’’, s’interroge-t-il. ‘’ En France, l’artiste occupe son atelier jusqu’à la mort. On avait assez d’espace pour créer un hébergement pour tous les artistes. Il y avait une possibilité d’expansion pour les artistes qui allaient venir, mais à cause de la boulimie des gouvernants, en ce qui concerne la terre, on en est à cette situation’’, regrette-t-il.

En parlant d’hébergement, pense-t-il à des dortoirs ? L’on ne saurait le dire. Mais, au Village des arts, certains artistes s’y sentent tellement à l’aise qu’ils y ont élu domicile. Des aménagements ont été opérés dans certains ateliers pour dégager des aires de repos. Nombre dorment sur les lieux. En ont-ils le droit ? Le débat est ouvert et les positions divergent.  Toujours est-il qu’on y assiste à un fait insolite.

En effet, le site est toujours sous la tutelle du ministère de la Culture et de la Communication, et un des fonctionnaires du département de la Culture en est le coordonnateur. Il s’appelle Fadel Thiam. Seulement, il se trouve que lui-même a élu domicile dans son bureau qui se trouve dans le village. Il y habite. Ses bureaux lui servent en même temps de maison.

D’ailleurs, on rapporte qu’un sculpteur du nom de Yaya Bâ a même voulu faire des extensions. Il avait commencé à construire en dur, au-dessus de l’espace qui lui est consacré. Il a fallu l’intervention de la Direction des arts pour cesser les travaux.

Les portes du village ne sont pas fermées

Chargé de la gestion des espaces par ses pairs, Sogui Diop affirme que les portes du village ne sont pas fermées aux autres artistes. Après le décès de certains, d’autres ont fait leur entrée au village, affirme-t-il. Khadim Diop en est l’exemple parfait.

Trouvé dans son atelier de fonderie à l’heure de la pause, entre ses statues en cire transformées en bronze, il affirme avoir hérité de son père son talent et son atelier. ‘’J’occupe cet espace depuis six ans. J’ai hérité le métier de mon père. Je remplace mon frère dans cet atelier avec mes neveux, parce qu’il a pris de l’âge’’, indique-t-il.  Woury Ba, céramiste de son état, est lui également ‘’un héritier’’. C’est son maître Alpha Sow qui lui aurait ‘’légué’’ son atelier.  Il précise avoir quand même déposé un dossier de demande, suite au décès d’Alpha Sow.

Ainsi, ici, l’atelier se transmet de père en fils ou de maître à apprenti.

Il y a, assure quand même Sogui Diop, des artistes qui ont eu droit à un atelier sur présentation de dossier. Beaucoup passent par-là, en vain. M. Diop nous a d’ailleurs montré une pile importante de dossiers en attente, pour dire que la demande est là. Quoi qu’il en soit, Abdou Bâ révèle qu’un ‘’inventaire des occupants actuels révèle que plus de 60 % des résidents ne sont pas des attributaires originels. Certains sont des ‘’héritiers’’ et les autres des squatteurs’’.

En outre, d’après notre enquête, la voie d’accès la plus facile serait celle de la location. A la base, tout artiste ou antiquaire souhaitant occuper un espace au Village des arts ne doit débourser un rond. Mais, parmi les artistes résidents, un d’entre eux a loué un espace à quelqu’un à 80 mille francs Cfa, à l’insu de ses collègues. Le même monsieur était en pourparlers avec une autre dame, antiquaire de son état, pour la signature d’une convention de location. La dame a d’ailleurs donné une première avance, avant d’être informée de la gratuité des lieux.

C’est dire qu’il y a beaucoup de laisser-aller au Village des arts. Et qu’il y faut des réformes. Lesquelles urgent, selon Zulu Mbaye.

Zulu Mbaye : ‘’Ce village est à l’agonie.’’

‘’Ce village n’est pas celui de la peinture ou des arts plastiques. C’est le village des arts sénégalais. Et les musiciens, les comédiens… tout le monde devrait y avoir sa place. Arrêtons de croire que ce Village des arts appartient aux résidents. D’ailleurs, quand j’ai créé l’association, j’ai enlevé le mot résident (l’Association des artistes du village des arts de Dakar) alors qu’avant c’était le Comité des artistes résidents du Village des arts’’, explique-t-il.

Pour lui, ‘’ce Village des arts doit être la vitrine de l’art sénégalais. Il doit être un espace de consécration. Quand on sort de l’Ecole des beaux-arts, on ne sait encore rien, parce qu’on n’y apprend pas grand-chose. Si l’Etat avait parlé aux artistes qui savent, il n’y aurait pas eu les problèmes qu’il y a aujourd’hui. Il y a des gens qui ont des idées et qui peuvent parler à l’Etat. Ce village-là, moi j’en fais mon enfant. J’ai été le premier, il y a trente ans aujourd’hui, à le demander. Je sais ce que ça vaut. Malheureusement, ce village est à l’agonie, parce qu’il n’y a pas d’esprit vraiment conscient de sa valeur. Je le dis toujours, il n’y a pas de démocratie en art. Ce village n’appartient plus seulement au Sénégal, mais à l’Afrique. En amont, l’Etat n’a pas fait le travail qu’il y avait à faire. Parler avec les artistes, ce n’est que comme ça qu’on trouvera une solution’’.

Abdou Bâ n’est pas sur la même longueur d’onde. Il plaide pour qu’on fasse la place aux jeunes. ‘’Le laboratoire Agit’Art, qui fut à l’origine (avec d’autres) du combat pour la renaissance de ces lieux, de l’ancien village des arts du camp Lat-Dior démantelé par l’Etat du Sénégal le 27 septembre 1980, ne peut rester sourd face aux nombreuses interpellations des jeunes artistes (sortis de l’Ecole des arts ou pas) à la recherche d’un espace d’expérimentation. Le manque de générosité des ainés les pousse à errer sans fin, bien qu’étant pétris de qualité’’, regrette-t-il. ‘’Nous en appelons à des mesures urgentes d’inventaire et de restauration, mais surtout de la réaffectation des espaces qui devront ainsi accueillir tous les arts, incluant ainsi la peinture, la sculpture, la musique, les arts visuels, le théâtre, la danse. Il s’y ajoute que quand l’Etat vous appuie pendant 20 ans sans payer ni loyer encore moins eau et électricité, et que vous êtes devenus des artistes confirmés et reconnus dans le monde, vous devez avoir la grandeur de laisser la place aux jeunes, afin qu’ils puissent, eux aussi, bénéficier de cette assistance’’, ironise-t-il.

VILLAGE DES ARTS DE DAKAR

Ici, rien ne se perd, tout se récupère !

Malgré l’illégalité de l’occupation des ateliers, certains artistes du Village des arts font parler leur muse. Ils créent et admirablement.

C’est du bois, c’est du métal ou encore du plastique et même du papier, sans oublier les pneus. Au Village des arts, tout est matière ; il faut juste de la créativité et de l’imagination. La vieille vendeuse de ’’guerte soukeur’’  désireuse de débris de bois de chauffe pour caraméliser ses arachides peut y renoncer. Ici, les débris de bois servent à autre chose. Comprenez des boucles d’oreilles, des colliers, des bracelets et même des porte-clés. C’est le passe-temps de Serigne Mor, autodidacte à coté de ses sculptures abstraites.

Les amoureux de portraits sont aussi servis. Si Mor utilise des cannettes et boites de conserve pour en faire des cadres de photos, Moussa Thiam, lui, préfère les bris de verre et de métal.

Quant à Absa, c’est une écologiste en herbe. Comme son nom d’artiste, ‘’Absa Patrimoine’’, elle prône une conservation du patrimoine ‘’ naturel’’ ou ‘’ vert’’. Et puisque le plastique est reconnu nocif à l’environnement, elle recycle les bouteilles d’eau minérale pour en faire des pots où elle cultive de petites plantes utiles. Idem pour les pneus. Sa matière première, c’est le pneu et le plastique. Occupante du village depuis juste quatre mois, elle a baptisé son espace ‘’La calebasse’’, pour rester fidèle à l’idéologie qu’elle défend. La propreté de la devanture du lieu en atteste. Des chaises faites avec du pneu et des pots de fleurs faits avec des bouteilles en plastique forment le décor aux alentours de son espace. Petite de taille, allure de ‘’Yaye Fall’’,  la ‘’rasta woman’’ est une véritable amoureuse de la nature.

Daouda Ndiaye, lui, son dada, c’est le papier. Si vous cherchez encore les bulletins électoraux de la présidentielle passée, n’allez pas seulement voir les vendeuses de ‘’thiaf’’. Le sieur Ndiaye en  fait de ‘’belles œuvres d’art’’. Il a consacré toute son imagination à cette matière et le résultat est exaltant. C’est abstrait, c’est figuratif…mais ça reste de l’art.

Ibrahima Kébé ne fait pas dans la récupération, lui. Sur chaise roulante, Pa Kébé, comme on le surnomme, exerce le métier d’artiste peintre depuis quarante ans. Il est un résident du Village des arts depuis 1998. Pinceau entre les doigts, il est en train de donner vie à une œuvre assez expressive. C’est un portrait de femme.  ‘’Attention ! Il ne faut surtout pas confondre les couleurs’’, s’exclame-t-il. Il s’explique : ‘’Mon art est instinctif, naïf, figuratif, expérimental et stylé. Je m’inspire du quotidien. On se lève tous les matins, mais on ne vit pas de la même chose. C’est un portrait de femme que je fais ; ça peut être une tante, une mère, mais avec un caractère.’’ D’ailleurs, la plupart de ses œuvres trouvées dans son atelier, assez colorées, ont rapport avec les faits du quotidien, surtout la cohésion familiale.

Chez  ‘’baay’’ Mbaalo Kébé, l’atelier ‘’sert de lieu de formation’’.  En effet, le vieil artiste a pris l’habitude de former des jeunes filles à différents métiers. Elles apprennent principalement ‘’le patinage et la sérigraphie’’. A l’heure du thé, ‘’Pa’’, comme l’appellent ses ‘’filles’’, est en pleine séance de discussion avec sa ‘’famille’’ dans son atelier. Sur les murs, des œuvres de l’artiste y sont accrochées. Devant lui, tout près de l’entrée, une machine à coudre est aperçue. C’est sûrement celle avec laquelle les ‘filles’ apprennent à coudre du bogolan. A côté de lui, une femme s’occupe à faire un mélange de peintures.  Pour la sérigraphie, sûrement. ‘’Ces filles, je les ai prises dans la rue. Je les récupère, je les forme à mes propres frais. Actuellement, elles sont cinq’’, explique M. Kébé.

‘’Les gens d’ici sont jaloux, parce que ces filles font des choses qu’ils ne peuvent pas faire’’, termine-t-il. Y en a qui n’aiment pas, en effet, partager l’espace avec ces adolescentes.

FATMA MBACKE – LENA THIOUNE (STAGIAIRES) ET BIGUE BOB

 

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