Publié le 24 Feb 2012 - 17:00
ENTRETIEN AVEC BOUBACAR BORIS DIOP (2)

"Je sens poindre la tentation de faire vibrer la fibre ethnique, et ça me fait peur."

Dans les médias comme au gré des meetings, on sent enfler la méfiance quant à la transparence du scrutin. Est-elle fondée?

 

 

 

Avec l'actuel président, on n'est jamais trop suspicieux en la matière. Le doute tend à démobiliser les citoyens en âge de voter et à alimenter la contestation du fichier électoral. Il y a, au-delà des trajectoires personnelles, régression de nos institutions démocratiques. Je voudrais être certain que la tricherie, notamment en amont du scrutin, n'échappera ni aux garde-fous informatiques ni à la vigilance de la société civile. Avec tous ces contrôles, ces ateliers de formation, ces cohortes d'observateurs nationaux comme étrangers, on devrait pouvoir aller aux urnes l'esprit tranquille. Tel n'est pas le cas. En ce domaine, je ne crois pas au crime parfait. Encore faut-il que le coupable pris la main dans le sac ne reste pas impuni. Un autre péril, très grave à mes yeux, affleure. Au Sénégal, par tradition, les autochtones respectent l'étranger. Or, çà et là, on accuse des Maliens ou des Guinéens, nombreux dans les grandes villes, de s'être inscrits illégalement sur les listes d'électeurs. Avec le risque de les reléguer au rang de boucs émissaires.

 

 

Sur le même registre, Abdoulaye Wade et Macky Sall s'accusent mutuellement de "dérive ethniciste". Jugez-vous cette rhétorique inquiétante?

 

Pour la première fois dans ce pays, je sens poindre la tentation de faire vibrer, même discrètement, la fibre ethnique. C'est très nouveau, et ça me fait peur.

 

 

Très contesté dans les centres urbains, Wade jouirait encore dans les campagnes d'un réel prestige. Croyez-vous à cette césure?

 

Déjà, au temps de Diouf, le PS était fortement enraciné dans l'espace rural et malmené dans les métropoles. Aux élections locales de 2009, la mouvance Wade a perdu toutes ses grandes villes. Dans les campagnes, le parti aux commandes exerce un contrôle de proximité très strict, "arrosant" et "cadeautant" les leaders d'opinion. Entretenant donc sa clientèle locale. Les marabouts, les figures confrériques et les politiciens locaux y travaillent en bonne intelligence. Pas facile pour l'opposant de percer.

 

 

Coalition disparate, le Mouvement du 23 juin rassemble sous un même étendard près de 150 partis politiques et organisations de la société civile. Faut-il y voir l'union de la carpe et du lapin?

 

C'est un mariage de raison. Mais au moins les politiques ont-ils procuré à ce mouvement informel, sinon informe, un statut, lui donnant une certaine consistance. Cela posé, on entend de plus en plus de grincements de dents. Les jeunes brûlent d'en découdre avec les forces de l'ordre; tandis que les leaders classiques rechignent, par crainte d'aventurisme. Le M 23, Y'en a marre en tête, exige un fonctionnement normal des institutions. Démarche très positive. N'oublions pas le rôle crucial joué en 2000 par les rappeurs en faveur du candidat Abdoulaye Wade. Eux se sentent trahis. Une certitude: ces idéalistes ne se laisseront pas enrégimenter par les structures partisanes.

 

 

Par maladresse ou par arrogance, le pouvoir échoue à endiguer le soulèvement citoyen. Y a-t-il risque d'embrasement général?

 

Les Sénégalais partagent le sentiment qu'il ne peut rien nous arriver de tragique ; qu'on vit à mille lieues de la Côte d'Ivoire, du Liberia ou du Rwanda. Sans doute y a-t-il dans cette croyance une dimension religieuse. L'islam confrérique s'est toujours interposé entre les forces antagonistes, prêchant l'apaisement. Il est vrai que ce pays n'a jamais subi le moindre coup d'Etat, et que son armée combat et contient depuis trente ans en Casamance, sans trop de casse, une rébellion armée. Mais l'idée que l'on se fait de soi-même importe moins que les mécanismes à instaurer pour prévenir la violence. Notre société s'est très profondément renouvelée. Le noyau des "y'en a marristes" n'est pas né par hasard. Et le rôle des jeunes au sein du M 23 n'a rien de fortuit. La plupart d'entre eux ignorent qui était Senghor. Ils sont déconnectés du consensus ambiant dans lequel baignaient leurs parents. Eux vivent branchés sur la planète, les sites Web, les forums en ligne et les réseaux sociaux.

 

(première partie)

(L’express)

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