Les limites de l'inscription automatique

Sans un état civil fiable et sécurisé, et une administration publique moins corrompue, une telle option présente de graves risques sur la sécurité et la crédibilité des scrutins.
Pastef l'avait promis dans son programme. Élu président de la République, Bassirou Diomaye Faye l'a réaffirmé à plusieurs reprises. Et c'est une des questions qui sera au cœur du Dialogue national dont le lancement est prévu aujourd'hui au Centre international de conférences Abdou Diouf de Diamniadio. Les termes de référence précisent qu'il s'agira, entre autres, de “débattre de l’inscription automatique sur le fichier électoral dès l’établissement de la carte nationale d’identité biométrique CEDEAO et dès l’âge de la majorité”. Dans le même sillage, il a été évoqué “la nécessité de remplacer la Commission électorale nationale autonome (Cena) par une Commission électorale nationale indépendante (Ceni)”.
Il faut rappeler que cette question est hautement sensible, si l'on sait que, de tout temps, la question du fichier électoral a suscité pas mal de controverses. Elle a été le lit de nombre de tensions et de polémiques à la veille presque de chaque élection. Ce, malgré l'encadrement strict et les verrous stipulés dans le Code électoral. Un encadrement qui date des années 1990 et qui a permis de réaliser trois alternances.
Il ressort de ces dispositions que les partis politiques sont au début et à la fin du processus électoral. “Le ministère chargé des Élections fait tenir le fichier général des électeurs, en vue du contrôle des inscriptions sur les listes électorales. La Cena ainsi que les partis politiques légalement constitués ont un droit de regard et de contrôle sur la tenue du fichier”, dispose la loi électorale, qui laisse au chef de l'État le soin de fixer par décret “les modalités pratiques d’exercice de ce droit de regard et de contrôle de la Cena et des partis politiques légalement constitués sur le fichier ainsi que ses conditions d’organisation et de fonctionnement”.
Moundiaye Cissé : “Il y a des préalables d'ordre technique, administratif et financier qu'il faut d'abord adresser.”
Qu'adviendrait-il de ce droit de regard et de contrôle, si le fichier électoral doit se confondre au fichier d'état civil et que les inscriptions sur les listes doivent se faire de façon automatique ? La question est d'autant plus légitime que l'état civil sénégalais pose de sérieux problèmes de fiabilité, avec des audiences des inscriptions de complaisance, la corruption dans l'Administration, les fraudes en tous genres, sans parler la lancinante question des audiences foraines. Autant de facteurs qui poussent à se demander si le Sénégal est véritablement prêt pour aller vers cette option.
Réunies avant-hier en prélude au Dialogue national, plusieurs organisations de la société civile se sont montrées favorables, mais sous quelques réserves. Dans la déclaration commune rendue publique, ils préconisent d'envisager “ce basculement automatique à long terme à partir des fichiers d'état civil fiabilisés”. Interpellé, le directeur exécutif de l'ONG 3D est revenu en détail sur la proposition : “Notre position est que c'est une bonne chose, mais il y a des préalables qui sont techniques, administratifs, mais aussi financiers.”
En ce qui concerne les contraintes techniques, Moundiaye Cissé a précisé : “D'abord, pour voter, on doit indiquer son adresse électorale qui doit donc figurer sur la carte d'identité. C'est une équation technique qu'il faut d'abord régler avant d'envisager ce basculement. C'est pourquoi on dit qu'il faut plus ou moins de temps.”
Aussi, renchérit-il, il faudrait bien étudier toutes les implications qu'une telle mesure pourrait avoir. En sus de la fiabilité et de la sécurité du fichier, il y a le fait que cela risque de porter les électeurs à un nombre très important. “Actuellement, on a un fichier d'un peu plus de sept millions d'électeurs et c'est autour de quatre millions qui votent. Les meilleurs taux de participation sont autour de 60 %. Si l’on fait le basculement, on peut se retrouver avec un fichier de 10 millions d'électeurs. Et si c'est seulement quatre millions qui votent, imaginez le taux de participation que cela va donner. On risque de se retrouver avec des taux de moins de 40 %. C'est aussi des questions à prendre en compte, parce qu'il y va de la crédibilité du scrutin”, souligne M. Cissé, non sans ajouter : “Quand on a un fichier de 10 millions d'électeurs, on est obligé d'avoir 10 millions de bulletins par candidat ; ce qui a un cout important.”
Il convient de préciser que selon les données de l'Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD), en 2023, le nombre d'habitants âgés de moins de 15 ans était estimé à 7 091 128. Si l'on sait que la population totale était estimée à 18 126 390 habitants, cela donne un total de 11 035 262 pour les populations de plus de 15 ans.
Forum civil : “Il faut éviter la facilité consistant à verser automatiquement dans le fichier tout Sénégalais ayant l'âge de voter.”
Dans ses recommandations, l'organisme dirigé par Birahime Seck a insisté sur la nécessité de confier la gestion du fichier électoral à une structure indépendante (Ex : ANSD), administrativement et financièrement, en collaboration avec la Direction de l’automatisation des fichiers. Le Forum civil a aussi préconisé des périodes de révision exceptionnelle assez longues, permettant aux citoyens de s’inscrire sur le fichier électoral ; de communiquer massivement autour de ces périodes de révision ordinaire pour garantir un traitement permanent du fichier électoral, permettant ainsi d’éviter les goulots d’étranglement, les ruées vers les commissions administratives en période de révision exceptionnelle.
Dans la même veine, Birahime Seck et Cie recommandent d'informatiser la distribution des cartes d’électeur par une mise en place d’un réseau d’information connecté aux commissions de distribution.
Selon le Forum civil, il faudrait aussi aller vers le découplage de la carte d’électeur et de la carte nationale d’identité, “pour éviter les mentions “Ne peut pas voter”. Le Forum s'est voulu très précis au titre de l'inscription automatique. Il faut éviter, selon l'organisation, “l’option de la facilité consistant à verser automatiquement dans le fichier électoral tout
citoyen sénégalais ayant l’âge de voter et privilégier l’inscription sur la base de l’expression de la volonté du citoyen de s’inscrire”.
Une telle option, souligne le Forum civil, viendrait remettre en question le principe de l’inscription volontaire dans un système où le vote n’est pas obligatoire. “Par ailleurs, le défaut d’adressage au Sénégal risque d’être un gros obstacle au moment de la distribution des cartes. En outre, la non-fiabilité du fichier d’état civil est un autre facteur de risque. Enfin, les conséquences économiques et logistiques méritent réflexion”, avertissent Birahime Seck et ses camarades.
Établissement et révision des listes électorales
En attendant les résultats du dialogue, il faut rappeler que le législateur sénégalais prévoie une série de mesures pour l'établissement et la révision des listes électorales, justement pour limiter le contentieux. Aux termes desdites dispositions, les listes électorales sont permanentes. “Elles font l’objet d’une révision annuelle initiée par l’Administration. Sauf cas de force majeure, cette révision dite ordinaire se déroule dans les délais fixés par le présent code”.
En sus de la réglementation des délais, la loi régit également la composition des commissions administratives chargées de mener ces opérations. “La révision est exécutée par les commissions administratives composées d’un président et d’un suppléant désignés par le préfet ou le sous-préfet, du maire ou de son représentant et d’un représentant de chaque parti politique légalement constitué ou coalition de partis politiques légalement constitués, déclarée à cet effet auprès de l’autorité compétente”, prévoit le code. Après validation de la liste des membres nommés par l’Administration, la Cena est tenue de désigner un contrôleur auprès de chaque commission administrative pour supervision et contrôle.
A noter que les commissions administratives des communes sont compétentes dans leur ressort pour procéder, sous la supervision et le contrôle de la Cena, aux opérations d’inscription, de modification, de changement de statut et de radiation dans les conditions fixées par décret.
“Avant chaque élection générale, une révision exceptionnelle est décidée par un décret qui détermine la durée des opérations et le délai des contentieux. Dans ce cas, il n’y aura pas de révision ordinaire. Toutefois, la révision exceptionnelle peut être décidée dans la même forme en cas d’élection anticipée ou de référendum” dispose la loi électorale.
Par Mor Amar