Les manuscrits volés à Tombouctou peuvent «se vendre à prix d’or»
Au Mali, l’entrée des troupes françaises et maliennes dans la cité historique de Tombouctou est à la Une depuis lundi 28 janvier. Parallèlement, il y a eu ces témoignages en provenance de la cité historique du nord du Mali, qui évoquent des destructions de manuscrits anciens, notamment l’incendie de l’Institut des hautes études et de recherche islamique Ahmed Baba (IHERI-AB). Ces documents séculaires était conservés depuis toujours dans cette ville phare de l’islam. Que sait-on de ces destructions ? Quelle est la valeur historique de ces dossiers écrits ? Mezri Haddad, philosophe, ancien ambassadeur tunisien à l’Unesco, répond aux questions de Caroline Paré.
RFI : Mezri Haddad, quel est ce trésor historique que recèle Tombouctou ?
Mezri Haddad : Il est par définition même inestimable. Ce sont de très anciens manuscrits qui sont très précieux d’un point de vue historique, d’un point de vue archéologique. C’est toute une tradition qui risque ainsi de disparaître.
Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’aller dans la cité du désert, où étaient justement rassemblés ces documents ?
Dans ce qu’on peut appeler des marabouts, mais il ne faut pas prendre le terme dans le sens négatif du terme. Les marabouts, dans ces régions-là, sont des écoles coraniques, des écoles d’enseignement. On y trouvait les manuscrits dans ce genre d’endroits où l’on enseignait un islam plus ou moins spirituel. Et puis on trouve aussi des manuscrits chez des personnes privées, qui ne sont pas des collectionneurs, ce sont des gens qui ont hérité de leurs ancêtres ce genre de manuscrits.
Dans des maisons privées… donc plutôt à l’abri ?
J’espère qu’ils sont à l’abri. En tout cas, les manuscrits qui ont été détruits étaient dans des endroits maraboutiques ou des écoles d’enseignement. Ce sont des manuscrits qui étaient donc ouverts au public.
Alors, il y a des textes religieux mais pas seulement. Il y a aussi de la poésie, des textes scientifiques. C’est très riche…
Oui, absolument. Parce que cet islam-là, ou cette tradition-là, elle était curieuse et gourmande de tout ce qui relevait des choses de l’esprit : les mathématiques, la géographie, la science, la médecine, la poésie, la grammaire, des illustrations… C’est tout cela et c’est en cela que cet islam-là est merveilleux, c’est-à-dire qu’il est encyclopédique dans une certaine mesure et surtout hautement spirituel.
Ce qui est aussi assez extraordinaire, c’est qu’il y a également tout un tas de documents qui n’ont jamais été répertoriés ?
Oui, malheureusement, jamais. Et de toute façon, encore moins déclarés patrimoine mondial ou patrimoine de l’humanité. C’est une démarche que les Etats doivent faire normalement, cela n’a pas été fait. Et de toute façon, cela aurait été compliqué de classer des manuscrits, parce que c’est très difficile de classer patrimoine de l’humanité des manuscrits auprès de l’Unesco. Donc, ça serait vraiment une perte. J’espère que l’entrée des troupes françaises dans cette région va permettre de préserver et de mettre à l’abri ce qui reste et ce qu’on peut encore sauver de ces manuscrits.
Mettre les manuscrits à l’abri parce qu’on se souvient notamment, il y a quelques années, lorsqu’il y avait eu le mouvement de révolte en Irak, que les musées avaient été pillés. Est-ce qu’il y a aujourd’hui un risque de pillage, de vols, de trafics ?
Maintenant que les troupes françaises sont sur le terrain et que les Maliens se sont débarrassés de ces hordes obscurantistes - parce qu’il faut appeler un chat un chat -, que cette ville est libérée, je pense qu’il n’y a plus de risques. Le risque qui reste, c’est le trafic des criminels, des réseaux de crimes et les trafics en tout genre.
Parce que tout à l’heure, vous disiez que ces documents ont une valeur inestimable. Mais concrètement, est-ce que ça a une valeur marchande ?
Sûrement, bien sûr pour les collectionneurs. Ça a une valeur marchande. Ça peut coûter et se vendre à prix d’or.
Est-ce que, par exemple, l’Unesco pourrait mettre en place une alerte, un système de vigilance pour faire attention à ce que sur les enchères, et peut-être demain dans les capitales européennes, on signale si ces documents échappent ou sont mis en vente ?
Je l’espère. En tout cas, j’ai téléphoné ce mardi matin à quelques collègues à l’Unesco. On n'y avait pas encore fait un communiqué. On attend, m’a-t-on dit, de connaître l’ampleur des dégâts. Je pense que l’on aurait quand même pu faire un communiqué en attendant de quantifier l’ampleur des dégâts, comme mes collègues me l’ont dit. Ils attendent encore. On pourrait placer une alerte, en effet, pour dissuader les trafiquants. Vous vous souvenez de la destruction des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan, qui étaient, eux, classés patrimoine mondial, n’est-ce pas ? Ces gens-là n’hésitent devant rien pour détruire. Ce monument-là du bouddhisme multimillénaire a été détruit, à plus forte raison des manuscrits à Tombouctou. C’est pour cela qu’il faut, maintenant que cette ville est plus ou moins libérée, vraiment veiller à ce que cette richesse du Mali, du monde musulman et du monde en général, soit préservée de ces gens-là.
Il ne s’agit pas de criminels ou de fanatiques qui ne s’entendent pas et s’en prennent à tout ce qui est de l’ordre du savoir. C’est dans leur réflexe d’agir ainsi. Je pense qu’il y a aussi une stratégie derrière tout cela, parce que cet islam-là, cet islam maraboutique, cet islam mystique, cet islam hautement spirituel, cet islam encyclopédique, c’est l’ennemi mortel de l’autre islam, c’est–à-dire l’islam obscurantiste, l’islam wahhabite, l’islam d’Ibn Taymiyya, l’islam d’Ibn al-Banna, l’islam en un seul mot, l’islam du Qatar parce que c’est un islam wahhabite. Alors, il faut faire attention parce que ces gens-là sont en manœuvre depuis des années. Ils ne sont pas là depuis quelques mois, ils y sont depuis déjà quelque temps. Et il y a une compétition, une tentative d’enrayer tout ce qui ressemble à cet islam de tolérance, à cet islam des lumières, à cet islam de l’acceptation, de l’autre, quelque soit l’autre. Il est en train d’être enrayé par ses foules d’obscurantistes pour qu’il se substitue à cet islam-là. L’islam wahhabite contre l’islam malikite, sunnite et africain de ces régions-là.
RFI