Le déclin d’une Karama
L’affaire tombe mal pour le cheikh Béthio Thioune. Un mois après qu’il eut joué Wade contre Macky et perdu, il est en garde-à-vue sous la présomption d’avoir commandé le meurtre de deux de ses adeptes après un affrontement qui les a opposés aux autres dans l’enceinte de sa résidence de Médinatou Salam de Mbour. La médiatisation de l’affaire laisse supposer que le nouveau pouvoir va subir un double baptême du feu : la suspicion de ses adversaires d’exercer une justice du vainqueur sur un opposant et la tentation des alliés du régime d’en faire un cas d’école sur le thème de la fin de l’impunité. Dès lors, l’affaire Béthio Thioune va réveiller les antagonismes politiques, religieux et sociaux.
Ce fait divers marque-t-il le déclin du leader politico-religieux le plus charismatique et le plus controversé de notre époque de perversion des mœurs et de corruption des valeurs morales ? Le cheikh mouride n’est pas un enfant de chœur mais aucun de ses contempteurs, au sein de sa confrérie et en dehors, n’avait osé le défier publiquement tant l’auréole de Serigne Saliou Mbacké dont il se réclame est dissuasif. Les critiques sur son hétérodoxie par rapport à l’Islam se font sous le manteau et quand elles sont publiques, elles ne font pas mouche car le cheikh n’engage jamais un débat de pure doctrine, se contentant de renvoyer à l’onction indéniable de Serigne Saliou Mbacké.
Ses disciples, si on peut les appeler ainsi, sont plus cassants encore. A ceux qui s’inquiètent de l’absence de mosquées dans les résidences du cheikh Béthio, ils répondent avec agacement que chez Cheikh Ibra Fall, compagnon de Cheikh Ahmadou Bamba, non plus, il n’y a pas de mosquées. Ceux qui ont été sous l’empire de Béthio Thioune et qui en sont revenus racontent n’avoir jamais assisté à des séances de prières sous sa guidée. La duplicité du Cheikh Béthio consisterait-elle à tenir son onction dans la voie mouride de Serigne Saliou Mbacké mais de suivre dans ses pratiques la branche des Baye-Fall dont le guide est précisément celui évoqué par les ''Cantakun'' sur l’absence de mosquée.
Mais si le débat sur la doctrine islamique n’est pas le fort des ''Cantakun'', aucune exégèse n’est venue démontrer que Béthio Thioune et ses partisans sont dans une déviance majeure. Le cheikh comble les âmes d’une jeunesse en quête de foi. Pour autant, l’assimilation de son combat politique à celui d’autres marabouts est fallacieuse. Le combat de Cheikh Ahmed Tidiane Sy avait une base idéologique islamiste étayée par son rejet de la constitution laïque dans la première période de l’indépendance et de lutte pour la démocratie dans la seconde partie. Mais héritier d’une confrérie maraboutique, il avait des limites objectives qui n’allaient pas au-delà du traditionnel soutien politique.
Là se trouve le talon d’Achille de Béthio Thioune. N’étant pas de famille maraboutique, le soutien politique pour son propre compte est une imposture. Le soutien politique au candidat sortant, assumé de manière autonome et solitaire en dehors de toute consigne audible du Khalife Cheikh Sidy Mokhtar Mbacké ou de la famille de sa référence Serigne Saliou Mbacké, devenait une usurpation. Aux yeux des marabouts mourides du deuxième rang, Béthio Thioune avait dépassé les bornes sans qu’ils puissent lui dire ce que Cheikh Ahmed Tidiane Sy avait dit à un marabout tidiane qui postula à la succession du Khalife Ababacar Sy : ''Tu ne peux hériter de ton père et du père d’autrui...''
L’épreuve que subit Béthio Thioune donne aujourd’hui l’occasion à certains marabouts de sonner l’hallali. Pourtant, l’homme n’est pas banal et sa vie rappelle cette maxime qu’aimait citer Kwame Nkrumah : ce n’est pas les hauteurs qu’on a atteintes qui comptent mais les profondeurs d’où l’on est sorti. Jeune instituteur d’une vingtaine d’années et militant du Parti africain de l’indépendance (PAI) dissous, Béthio Thioune est radié de la fonction publique. La main secourable de l’administrateur civil Cheikh Amadou Kane, cadre du parti clandestin, le prépare au concours d’entrée à l’Ecole nationale d’administration afin d’être un administrateur civil.
La seconde main du destin est celle de Serigne Saliou Mbacké dont il se réclame urbi et orbi. La foi soulève les montagnes et l’influence de Cheikh Béthio Thioune grandit. Son disciple Bara Sow que ses proches décrivent comme ayant maîtrisé le Coran l’aurait même assimilé à un dieu. Son magnétisme, quoiqu’il ne fût pas un Adonis, s’exerçait d’autant sur les femmes et la 7e épouse qu’il avait conquise n’a pas fini d’exalter ses vertus dans la presse que le malheur est arrivé. La deuxième alternance lui sera-t-elle fatale ? S’il tombe, il aura vécu utile pour certaines âmes tourmentées et aura tout au moins instruit les générations futures des dangers que recèle un mélange de genres entre religion, politique et lucre.