Les raisons de vivre de la presse et ses moyens de vivre
Que peut-il se produire quand un patron d’une entreprise de presse somme ses journalistes d’être désormais des agents commerciaux au motif que la survie de l’entreprise est à ce prix d’une torsion du cou à la charte de déontologie ? Le 1er juin dernier, la chaîne de télévision française iTélé a enjoint ses journalistes de faire des publi-reportages pour que la rentrée d’argent que cela occasionnerait sauvât la boîte.
Cette tentative d’imposer de nouvelles méthodes éditoriales à des journalistes a fait grand bruit au point que l’organisation de défense de la liberté de presse, Reporters sans frontières, se soit saisi de la question. Pour, ainsi qu’on peut le deviner, s’indigner et prendre la défense des journalistes. Et pour ne pas s’en laisser conter la rédaction d’iTélé a brandi une ‘’motion de défiance’’ à l’égard de sa direction qui, en plus d’un plan d’économies drastique, veut lui imposer de nouvelles méthodes éditoriales. Et le conflit dura cinq jours.
Cette crise et sa cause sont une première dans l’histoire de la chaîne ; tout cela parce que ‘’pour faire revenir des annonceurs, les journalistes ont été informés qu’ils devraient produire du publi-rédactionnel qui ne serait pas clairement étiqueté comme tel’’.
Un conflit similaire aurait dû ou pu éclater au sein d’un groupe de presse sénégalais dont le patron a eu à exhorter ‘’ses’’ journalistes à avoir une nouvelle conception de leur profession, à ne plus rester sur des considérations déontologiques jugées ‘’obsolètes’’. A la poubelle donc les dispositions des chartes déontologiques internationales et internes (à certaines rédactions) qui interdisent aux journalistes de ne pas signer de leurs noms des articles de pure réclame publicitaire.
‘’Votre métier est certes la collecte et le traitement de l’information, mais ayez-en une compréhension plus dynamique, plus novatrice ; allez plus loin, ayez de l’audace en quêtant de la publicité au détour d’un reportage ‘’, a conseillé ce patron de presse à ses professionnels de l’information et de la communication. Une exhortation qui vante à ses destinataires une motivation sous forme de perception d’une commission sur toute insertion publicitaire ou publireportage que tout journaliste ramènerait !
Certes, (et à la limite) le journaliste peut aiguillonner le service commercial vers des opportunités publicitaires, mais ne saurait jamais percevoir une rémunération à ce titre. Parce que le goût de l’argent venant et risquant de le divertir dans son travail, son éthique et sa déontologie, le journaliste risque de se transformer en chasseur de primes, c’est-à-dire plus préoccupé à amasser des commissions, à se faire auxiliaire d’un service commercial qu’à faire un travail de journaliste.
Cas aussi de ce patron de presse dont le journaliste Mademba Ndiaye, ancien secrétaire général du Syndicat des professionnels de l’information et de la communication sociale (Synpics), citait l’anecdote lors d’un ‘’Cas d’école du Cored’’. Un autre patron de presse sénégalais aurait tenu, à peu près, ce langage à un de ses journalistes que ‘’certes, tu détiens ton information, tu as la liberté de la publier ou de ne pas le faire ; mais si tu le fais, ne t’étonne pas de tarder à percevoir ton salaire à la fin du mois’’.
En clair, la personne, l’institution, l’entreprise ou l’Ong concernée par l’information sans doute défavorable tenait les cordons de la bourse du journal. Et le conflit d’intérêt est vite arrivé quand, disions-nous à des étudiants de l’Ecole de journalisme, de communication et des métiers de l’internet (Ejicom de Dakar), l’intérêt matériel, financier, politique, religieux ou autre du journaliste ou du journal peut entraver le traitement honnête et la publication d’une information (pouvant être défavorable) à la partie auprès de laquelle le journaliste ou l’organe qui l’emploie dispose d’un ou d’intérêt(s).
Pour en revenir à la crise à iTélé, elle doit être la preuve, pour ceux qui en douteraient et/ou se réfugieraient derrière des arguties pour se faire publicistes, que les journalistes ont le droit et le devoir de refuser de se laisser enrôler des tâches de factotum publicitaires. Tenter d’obliger un journaliste à se reconvertir en agent de publicité est une atteinte à la ligne éditoriale ; et cette agression, justement, est de celles contre lesquelles le journaliste réplique en invoquant la fameuse ‘’clause de conscience ‘’. En vertu de cette dernière, le journaliste, qui se sentirait victime d’un changement de ligne rédactionnelle, peut démissionner et percevoir les mêmes indemnités auxquelles il aurait pu prétendre s’il avait été licencié de manière abusive. C’est le droit de la presse qui le dit.
Et c’est un principe. La réalité et le réalisme sont une autre paire de manches. Il n’y a pas à se réfugier derrière des urgences alimentaires, parce que, ici au Sénégal, en Afrique et à travers le monde, des journalistes ont exercé leur profession de manière honnête, héroïque sans que jamais leurs ‘’moyens de vivre l’emportent sur leurs raisons de vivre’’, pour citer Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal parisien Le Monde. Et notons que le groupe éditeur de ce dernier titre est régi selon une charte-maison qui est un modèle du genre, surtout quand il rappelle ‘’les principes essentiels d'indépendance, de liberté et de fiabilité de l'information ; et préciser les droits et devoirs des journalistes, des dirigeants comme des actionnaires’’.
‘’La ligne éditoriale (…), stipule cette charte, ne saurait être guidée ni infléchie par les intérêts des annonceurs (…) ‘’. Et, cerise sur le gâteau, ‘’les impératifs publicitaires ne peuvent pas être évoqués pour influer sur les choix éditoriaux des titres du groupe Le Monde. Les journalistes ne contribuent pas, même de manière anonyme ou à titre gracieux, à la conception, à la rédaction, à l'illustration ou à la mise en page d'une publicité ou d'un publi-reportage publié dans un des titres du groupe’’. De quoi fermer le ban ou alors l’ouvrir !