Publié le 4 Oct 2017 - 02:52
ABDOUL AZIZ GUISSE (DIRECTEUR DU PATRIMOINE CULTUREL)

‘’La place Faidherbe est un symbole’’

 

La ville  de Saint-Louis menacée d’être inscrite sur la liste du patrimoine en péril, les sites réhabilités au Sénégal, le patrimoine artistique privé de l’Etat, la réimplantation de la statue de Faidherbe… Sur toutes ces questions, le directeur du Patrimoine culturel, Abdoul Aziz Guissé, apporte des réponses. Entretien.

 

De manière générale, quand on parle de patrimoine, on fait référence à quoi exactement ?

Votre journal publie beaucoup d’articles sur le patrimoine. Merci de l’intérêt que vous portez à ce secteur. Je suis heureux de participer à ce débat croisé. Parce que le patrimoine n’est pas la gestion exclusive de l’Etat. Il est difficile de définir le patrimoine. Si on prend Hampaté et les autres, ils disent que c’est ce qui nous a été légué par nos aïeux et que nous avons l’impérieux devoir de transmettre aux générations futures. Vu sous cet angle, ce n’est pas forcément ce que les gens pensent souvent, c’est-à-dire le patrimoine immobilier, bâti. Au Sénégal, quand on parle de patrimoine, les gens pensent tout de suite aux monuments coloniaux. Ils font partie de notre histoire.

C’est vrai que c’est un peu tout ce passé là, mais c’est également tout ce corpus culturel dans lequel on a été bâti et ce n’est pas forcément le matériel. Il y a l’immatériel. Il est très important dans le référentiel de notre identité culturelle. C’est extrêmement important. Maintenant, l’histoire est faite de plusieurs séquences. Celle coloniale et notre rapport avec l’Occident date du XVIe siècle à maintenant d’une manière ou d’une autre. C’est important. On ne peut pas effacer trois siècles. L’histoire est chargée à la fois négativement et positivement, mais il faut l’assumer à un moment ou à un autre et l’utiliser pour l’éducation. Le patrimoine, aujourd’hui, c’est l’ensemble de ces monuments historiques classés ou pas, lieux de mémoire et tout ce qui est immatériel qu’on appelait la tradition orale ainsi que les savoir-faire et l’ensemble des éléments liés à la médecine traditionnelle, à notre rapport à la nature, les contes, les épopées, etc. La Direction du patrimoine a des divisions qui gèrent ces secteurs.

Qu’en est-il alors du patrimoine artistique privé de l’Etat ?

Senghor avait sorti un décret pour définir ce qui est le patrimoine artistique. C’était non seulement pour favoriser la créativité de nos artistes, mais également pour en faire des ambassadeurs parce que ces tapisseries, ces œuvres d’art sont dans toutes nos ambassades à l’extérieur.

A-t-on une idée de ce que représente le patrimoine artistique privé de l’Etat ?

C’est une question extrêmement importante. Vous savez, quand Senghor prenait le décret, c’était au lendemain du Festival mondial des arts nègres. Le Sénégal avait reçu beaucoup d’œuvres des civilisations négro-africaines éparpillées dans les diasporas. Il disait que ce patrimoine ne peut appartenir à Senghor, ni à qui que ce soit. On ne devrait pouvoir le vendre ou l’échanger. Il était donc frappé par ce critère d’inviolabilité et de cette notion de propriété de l’Etat. Il a créé des structures pour l’accueillir, comme le Musée dynamique.

Il a jugé qu’il fallait aussi que ces œuvres aillent dans les institutions publiques, dans les ministères, à la présidence et dans les ambassades. La Direction du patrimoine a été créée après, en 1970. Il fallait donc inventorier tout ce qu’il y avait dans ces structures et faire des registres. Derrière chacune de ces œuvres, il est noté la date de l’affectation, l’affectataire, etc. Il fallait, maintenant, procéder à l’inventaire périodique de ces œuvres pour voir dans quel état ils sont. Avec les ministres qui changent perpétuellement, les hommes qui bougent et certains qui ne connaissent pas la notion de patrimoine artistique de l’Etat, ni la loi qui le gère, peuvent penser qu’ils peuvent emporter en partant certaines des œuvres. S’ils les apportent dans leurs nouveaux bureaux, c’est moins grave que s’ils les emportent chez eux. Aujourd’hui, nous avons les registres d’affectation. Nous avons revu tout cela les années passées. Mais, je dois l’avouer, il nous est impossible de dire aujourd’hui, dans les ambassades à l’extérieur, qu’est-ce que nous y avons encore. Il faut aller sur place pour cela ; malheureusement, le budget que nous avons ne nous le permet.

C’est à peine 10 millions par an. Même pour acquérir des œuvres, c’est 3 ou 4 qu’on achète. Il est vrai que l’année passée, pour les dotations budgétaires, il y a eu une hausse. En outre, on n’a pas une idée précise de l’état dans lequel se trouve le patrimoine artistique en dehors du Sénégal. Ici, à Dakar, on a fait une phase d’inventaire-test lors de la dernière biennale dans une exposition à la Cour Suprême. On a retrouvé des choses dans un état assez délabré. Mais avec un soutien de la Cour suprême, on a pu les restaurer. On a retrouvé, à l’époque, de magnifiques œuvres d’Ibou Diouf et de toute cette première école de Dakar. On a relancé cette phase-test et on va voir ce qu’on a dans nos ministères. On va continuer jusqu’en février 2018 pour avoir l’état réel de ce qui existe encore à Dakar sur le patrimoine artistique de l’Etat.

Trois à quatre œuvres par an achetées, n’est-ce pas dérisoire ?

Eh bien, il est vrai que les artistes se plaignent parce qu’au temps de Senghor, on achetait beaucoup d’œuvres. Aujourd’hui, on en achète moins, mais on a élaboré un programme dans le sens de revenir à l’orthodoxie. C’est-à-dire mettre en place une commission qui va recevoir les offres et les évaluer en décidant de mettre en avant, par exemple, les jeunes, les lauréats de la dernière biennale ou d’autres. En plus, on va acheter des œuvres majeures de grands artistes, mais cette dernière est déjà actée par arrêté et va se prononcer sur les nouvelles acquisitions. Je pense que si on revient à cette dynamique, on va promouvoir les jeunes talents, la création artistique et on va retrouver de belles œuvres un peu partout. Ces dernières sont les meilleurs ambassadeurs de notre culture à l’étranger, en plus, bien sûr, de la musique, de la danse, etc. L’artiste peut passer cette année et partir, après on oublie, mais l’œuvre artistique, elle, est là et elle reste.

L’UNESCO menaçait de mettre Saint-Louis sur la liste du patrimoine en péril. La situation a-t-elle évolué ?

Saint-Louis est toujours sous la menace, mais elle n’est plus écrite. Les dernières résolutions du Comité du patrimoine mondial disaient très clairement, dans la dernière phrase qui est toujours la recommandation finale : si d’ici 2017 la situation n’évolue pas, le site sera inscrit sur la liste du patrimoine en péril. C’était acté et presque une inscription. Cela a gêné tout le monde. A Istanbul, l’année passée, quand cela a été fait pour la deuxième fois, lors de la réunion du Comité du patrimoine mondial, les gens se scandalisaient. Parce que, sur le principe, on peut dire non on ne le met pas. Soit on est sur la liste du patrimoine en péril, soit on ne l’est pas, mais on ne peut menacer comme ça. Nous avions jugé important de l’utiliser pour susciter un sursaut à Saint-Louis d’abord, ensuite dans tout le pays.

C’était pour que les gens comprennent un peu que les experts que nous sommes n’avons pas toujours la tâche facile d’aller défendre Saint-Louis, d’essayer toujours de reculer l’échéance, de prolonger le sursis. On s’est dit on s’arrête et tout le monde est invité au débat. Je dois avouer que cela a été très bénéfique. Les acteurs culturels saint-louisiens ont été informés grâce à la presse qui nous a beaucoup aidés. A l’époque, les journalistes, les instruments normatifs de l’UNESCO. Tous les journalistes ont dit : ‘’Saint-Louis risque d’être déclassée.’’ On a laissé passer parce que cela constituait un choc chez le lecteur. Cela a servi. Tout le monde s’est donc plus ou moins penché sur le cas de Saint-Louis - les Saint-Louisiens en premier - les autorités administratives, etc. Les sentinelles du patrimoine, dans cette ville, c’est vraiment la société civile. Ce sont des comités de quartier, des associations qui travaillent au jour le jour pour préserver Saint-Louis.

Qu’ont-ils fait exactement ?

Des jeunes très dévoués, par exemple, voient des gens faire des travaux. Ils soupçonnent que ce n’est pas autorisé, ils les arrêtent et alertent tout de suite la police, la Direction du patrimoine, le gouverneur. Quelquefois, c’est à leurs risques et périls. On intervient et on vérifie s’il y a une autorisation de démolir ou alors de construire et qu’est-ce qu’elle dit. Ces associations nous ont aidés et sont même arrivées finalement à rallier le privé à notre cause. C’est ce qu’il faut saluer à Saint-Louis. Une personne assez célèbre, même si on ne veut personnifier le combat, Amadou Diaw de l’ISM, s’est engagé en mettant de l’argent. C’est la première fois que quelqu’un le fait pour la sauvegarde du patrimoine. Il y a des maisons qui doivent être réhabilitées et qui ont des problèmes, soit parce qu’on ne connaît pas les héritiers, soit parce qu’elles sont complètement abandonnées. M. Diaw discute alors avec les familles, se met d’accord avec elles et réhabilitent la maison avec un bail peut-être. Cela peut accueillir un commerce ou quelque chose d’autre.

La maison va ainsi revenir à ses ayants-droit avec de l’argent et réhabilitée en même temps. Pour nous, c’est le patrimoine de Saint-Louis qui est réhabilité. Parallèlement, le gouverneur avait convoqué un CRD avec le ministère de la Culture pour sensibiliser les uns et les autres et finalement, pour la première fois au Sénégal, à un conseil interministériel sur la sauvegarde de Saint-Louis. Le Premier ministre, avec une dizaine de ministres, a dit qu’il faut régler le problème de Saint-Louis. Il y a eu beaucoup de recommandations faites au cours de cette rencontre et qui sont en train d’être mises en œuvre. Nous avions suffisamment de choses lors de la dernière réunion du Comité du patrimoine mondial à Cracovie, en Pologne, pour dire que les choses sont en train de changer. Ils nous ont dit : ‘’On salue les efforts de l’Etat, mais les recommandations restent les mêmes.’’ Il faut sauver donc le patrimoine de Saint-Louis. Je reviens d’une réunion sur Saint-Louis (NDLR : vendredi matin). L’AFD (NDLR : Agence française de développement) avait, avec le gouvernement du Sénégal, mis depuis 2012 une quinzaine de milliards pour le patrimoine de Saint-Louis.

Le programme concerne-t-il l’ensemble du patrimoine de la vieille ville ?

C’était pour réhabiliter les places, les quais, etc., afin de permettre à Saint-Louis d’avoir une valeur ajoutée pour le développement touristique. C’est pourquoi le programme est nommé PDT (Programme pour le développement touristique). Il a connu beaucoup de problèmes, de lenteurs. Là, il est vraiment dans une dynamique de réorientation, l’Etat a pris des mesures. C’est d’ailleurs à partir du Conseil interministériel que ces dernières ont été prises. On est en train de les appliquer. Je reviens d’une réunion, je vous l’ai dit tantôt, au ministère des Finances avec l’AFD et les acteurs de Saint-Louis, et nous pensons que beaucoup de choses vont être faites, notamment la réhabilitation urgente de la cathédrale qui était engagée, mais qui est encore en souffrance. Le président a déjà commencé celle de la grande mosquée, la gouvernance, etc. Beaucoup de sites sont concernés par ce programme.

Restons à Saint-Louis. Y avait-il des risques sur les menaces de l’UNESCO, si jamais la statue de Faidherbe n’était pas remise à sa place ?

J’étais là quand elle est tombée et quand il fallait la déplacer pour la mettre dans un lieu sûr, en attendant de décider de sa réimplantation. Cela a suscité beaucoup de débats sur place. C’était au lendemain de la célébration des ‘’deux rakka’’. Moi, j’ai toujours une lecture technique qui est celle du professionnel du patrimoine. Je n’ai pas voulu me prononcer sur la question purement historique ou religieuse. L’histoire de la colonisation, nous l’avons et nous ne pouvons pas l’effacer. Si nous devions effacer tous les symboles qui rappellent les affres de la domination coloniale, de l’esclavage, on va reconstruire des villes, raser des monuments historiques. Ce n’est pas uniquement à Dakar et à Saint-Louis. Dans presque toutes les régions, vous retrouverez des bâtiments de l’Administration coloniale. La maison des esclaves est là et c’est un symbole, un devoir de mémoire.

C’est pour dire : voilà ce qui s’est passé et plus jamais ça. S’il n’y avait pas cette place Faidherbe, cette gouvernance où s’est passée une partie de l’histoire de ce pays et celle même du vénéré Cheikh Ahmadou Bamba, y aurait-il la célébration de ces ‘’deux rakka’’ ? Pour ceux qui célèbrent cela, c’est un peu pour montrer comment la grandeur de cet homme a pu vaincre la colonisation là où les résistances armées ont échoué. Il a réussi par la culture et la spiritualité à vaincre là où les armes n’ont pu le faire. Les gens qui viennent prier chaque année, ils ne le font pas à Njoloffène ou à Khourounar. Ils le font à la place Faidherbe pour dire, hier c’était lui l’homme fort, aujourd’hui la force revient à Cheikh Ahmadou Bamba. Les gens le célèbrent sur cette place. Si elle n’existait pas, il fallait peut-être même la recréer pour montrer que c’était ici où il y a eu l’injustice et la domination. Il est important que cette place soit là. On peut visiter la chambre où Cheikh Ahmadou Bamba était. Si on doit raser cette place, autant le faire avec la gouvernance, etc. Le symbolisme et l’importance qu’a eus la bataille, la lutte de Cheikh Ahmadou Bamba n’aurait peut-être pas eu tout cet impact sur les populations sans cette place. Cette place, qu’elle reste, moi, cela ne me gêne pas.

Mais s’agissant de l’UNESCO, quel aurait pu être l’impact ?

Sur le plan UNESCO, on a classé Saint-Louis par rapport au patrimoine historique classé. Ce qu’on a classé à Saint-Louis, c’est beaucoup plus les attributs physiques de ce tissu urbain, ce patrimoine architectural. C’est pourquoi, quand vous démolissez une maison à Saint-Louis, on vous menace de vous mettre sur la liste en péril. Je dis une maison, alors qu’il y a des monuments historiques majeurs comme la gouvernance, la place Faidherbe, les deux Rognât. C’est un peu tout ce qui tourne autour de la place forte et qui détermine le plan orthogonal de la ville de Saint-Louis. Vous enlevez une partie de tout cela, ça pose problème à l’UNESCO. C’est le Sénégal qui a fait classer Saint-Louis sur la liste du patrimoine mondial. Le Sénégal assume donc sa responsabilité en tant qu’Etat parti. Ce n’est pas une façon de nier l’histoire. Elle est là, on l’assume, mais on le fait positivement. Je suis d’accord quand on parle des héros nationaux. Notre politique, au ministère de la Culture, c’est de dire, au lieu de mettre énormément d’argent dans la réhabilitation des monuments historiques, comme nous l’avons toujours fait, pourquoi ne pas réhabiliter les lieux de mémoire liés à nos grandes figures historiques et religieuses auxquelles les populations sont plus attachées.

En 2015, on a réfléchi et on a élaboré un programme qui est financé. Ce n’est pas pour rien qu’on a réhabilité la tombe de Buur Sine Coumba Ndoffène, parce que les Sérères se retrouvent en lui qui avait vaincu Maba. Les Sérères n’ont pas, dans leur civilisation, l’habitude de créer des monuments pour célébrer leurs morts comme les Egyptiens avec leurs  pyramides. Aujourd’hui, on y a fait un mausolée. C’est important. Il va drainer des pèlerinages historiques et religieux vers ce site. On a réhabilité Maba également à côté. On l’a fait avec les mosquées omariennes. On leur donne ainsi plus de respect et de considération. On le fait pour les mosquées d’Abdel Kader, un des Almamy les plus célèbres du Fouta. Nous avons fini de réhabiliter les mosquées anciennes de Karantaba et de Bagher, en Casamance, ainsi que l’église de Carabane pour faire un maillage national. Il est prévu la construction d’un musée historique à Dekhelé pour célébrer Lat-Dior. On fait une case historique à Nder. Si vous allez aujourd’hui à Nder, rien ne vous dit l’histoire de ces femmes, physiquement. Des projets comme ça, on en a beaucoup.

Qu’en est-il des sites délabrés ?

Nous avons 380 sites au Sénégal qui sont classés. Ceux qui ne le sont pas sont les plus importants pour les populations, le plus souvent. Sur ceux qui le sont, 50 % sont du colonial et ils sont tous délabrés, parce que ce sont de vieux bâtiments. On ne peut pas tout le temps les réhabiliter s’ils n’ont pas de destination. Si on restaure la gare de Coky, qui n’est plus utilisée, c’est pour en faire un complexe pour les femmes et les jeunes. Il y a une destination. On n’a pas les moyens de réhabiliter tous ces 380 sites, donc on les oriente suivant les perspectives économiques et les attentes des populations qui habitent dans ces zones. De 2005 à 2015, l’ensemble des sites réhabilités ne font pas dix, pour être plus précis, c’est 9. En 2016, on a eu 20 lots de travaux. Aujourd’hui, il n’y a que 4 qui n’ont pas été réceptionnés. En un an, on a fait le double de ce qui a été fait en 10 ans.

Ne faut-il pas impliquer les populations dans la préservation des sites, puisque c’est elles-mêmes qui les dégradent parce que n’ayant pas la réelle perception de leur importance ?

Je suis totalement d’accord avec vous. L’UNESCO l’a d’ailleurs compris avec quelques années de retard. On ne peut plus inscrire un site uniquement sur la valeur universelle exceptionnelle. Il faut maintenant un plan de gestion avec les communautés. Quelquefois, on vous exige même que les communautés signent pour dire qu’elles sont prêtes à conserver, à gérer ce patrimoine. Depuis 2015, nous avons repris l’organisation des journées du patrimoine. Elles se célèbrent partout. Ce sont des campagnes de sensibilisation pour amener les gens à reconnaître ce patrimoine et comprendre l’enjeu de le conserver et de le préserver, même si ce dernier ne leur parle pas.   

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