Syngué Sabour Pierre de patience
de Atiq Rahimi Prix Goncourt 2008 Editions : P.O.L
Un mariage par défaut…
Trois ans d’attente…
Et puis…le silence.
La chambre est petite et vide.
Il a maigri, il ne lui reste que la peau, pâle et pleine de rides.
Il ne rit pas, il a le regard hagard, lointain, lui le Moujahid blessé….
La femme est assise près de lui, égrenant le chapelet silencieusement, lentement, « Al-Qahhâr », répète-elle quatre-vingt-dix-neuf fois et le reprenant à plusieurs reprises espérant ainsi faire revenir son mari à la vie avec les noms de Dieu…
Voilà des jours que ce manège dure. Aucun signe, il a toujours cet air hagard, le regard perdu dans les poutres du plafond dans cette chambre située sur la ligne de front.
Elle est à son chevet depuis des jours et leur vie n’est rythmée que par le jour et la nuit, les jeux des enfants, l’appel du mollah pour la prière et la guerre qui les entoure…
Elle craque, elle est abattue, ne croit plus aux vertus contenues dans le Coran parce que pour elle, l’invocation des noms de Dieu doit impacter sur la santé de son mari. Seize jours qu’elle l’égrène et aujourd’hui, « Al-Qahhâr », le seizième nom de Dieu signifiant le Dominateur s’offre à elle sur cette page ouverte du Coran…
Elle ne croit plus à rien et devient même agressive parce que cadençant sa vie à celle de son mari malade, victime d’une balle reçue dans une bagarre minable avec un type de son propre camp, juste parce qu’il l’avait insulté. Lui le héros est là maintenant, inerte et presque inconscient mais respirant encore…
Leurs enfants, deux filles à bas âges ne peuvent lui être d’aucun relais parce que gardant l’insouciance de leur jeune âge et, éloignées de leur papa par une maman qui peut-être, pense ainsi les protéger …
A bout de force, elle expulse sa douleur, plutôt ses craintes, celles de devoir affronter seule la vie avec ses deux enfants et là, elle mesure la gravité de la situation et prie son mari de revenir à la vie, de ne pas les abandonner. Elle sait maintenant qu’elle est seule et ne peut compter sur personne, ni même sur sa belle famille qu’elle ne voit plus. Pourtant, ses frères étaient si fiers de le voir aller au front et combattre pour leur cause. Ils sont lâches, ne s’occupant même pas de ses enfants, leurs nièces…
Dans le désespoir, elle interpelle notre Créateur : « Dieu, fais qu’il revienne à la vie (…) pourtant il s’est battu longtemps en ton nom. Pour le Djihad. Et toi, tu le laisses comme ça ? Et ses enfants ? Et moi ? Tu ne peux pas, non, tu n’as pas le droit de nous laisser comme ça, sans homme ! (…) Montre-nous que tu existes, fais qu’il revienne à la vie ! »
Elle reprend sa lecture du Coran, compte un à un les noms de Dieu et s’arrête sur le dix-septième nom « Al-Wahhâb, le Donateur ». A-t-elle besoin de don ?
Le silence pesant de son mari l’invite à s’entretenir avec lui et là, l’histoire retrouve la mythologie perse de la pierre magique que l’on pose devant soi pour déverser sur elle ses malheurs, ses souffrances, ses douleurs, ses misères…., bref, on lui confie tout ce que l’on ose pas révéler aux autres…Cette pierre que son beau père agonisant lui avait révélé le secret : « Maintenant, je sais où se trouve cette pierre. Elle est dans la Ka’aba, à la Mecque ! Dans la maison de Dieu ! Tu sais, cette Pierre Noire autour de laquelle tournent des millions de pèlerins durant la grande fête de l’Aïd. Eh bien, ce n’est pas autre chose que cette pierre dont je te parlais… Au Paradis, cette pierre servait de siège à Adam… mais après que Dieu eut chassé Adam et Eve sur terre, il l’a fait descendre pour que les enfants d’Adam puissent lui parler de leurs détresses, de leurs souffrances… » Elle se demande alors comment ça se fait qu’elle n’ait pas encore explosé avec toutes les complaintes des pèlerins depuis des siècles !!!
Le mari écoute, absorbe tous les mots, les secrets. La femme passe aux aveux, lui révèle l’histoire du sang impur en sang de la virginité, leur première nuit, ses frères qui fantasmaient sur elle toutes ces années durant lesquelles il était au front. Les salauds, les enfoirés…
Syngué sabour, pierre de patience, voilà le nom de cette pierre, voilà le nom qu’elle va désormais donner à son mari, couché, inerte, témoin malgré lui de scènes affligeantes et recueillant les confidences de sa femme, aussi surprenantes que singulières … Un long monologue où la femme dit tout ce qu’elle ne pouvait exprimer par soumission, par pudeur ou par brutalité de l’homme.
Oui, Syngué sabour, celui-là même que sa femme « torture » en lui révélant des secrets intimes qu’il ne pouvait soupçonner, porte en lui-même le quatre vingt dix neuvième nom de Dieu « Al-Sabour », le Patient….
La Révélation s’incarne, lui qui a tout entendu retrouve ses moyens, c’est la Résurrection … « Je savais que mes secrets te ramèneraient à la vie » lui dit sa femme…
Il en a tellement entendu qu’il s’est levé d’un coup parce qu’il y a des secrets qui soulèvent les morts dans leur tombe…
Oui, les révélations ont ouvert des plaies béantes qu’il faut bien panser….
« Syngué sabour, pierre de patience » est un roman merveilleusement bien écrit, dans un style aéré, épuré, sans chapitres, d’un seul jet dirions-nous ! Les mots s’entrelacent pour décrire un décor où les balles crépitent, la vie faisant semblant de se dérouler normalement malgré des rafales qui annoncent un état de siège permanent dans cet Afghanistan en guerre.
Ce roman pose le problème de la femme afghane dans cette période douloureuse où elle ne rencontre que ceux qui ne savent faire que la guerre parce que ne sachant rien de l’amour. Ils ne savent point aimer…Peut être, c’est le cas ailleurs, partout où la kalachnikov règne en maître, faisant dire aux sages : « Il ne faut jamais compter sur celui qui connaît le plaisir des armes. »
Tout comme Atiq Rahima nous décrivant ici une facette de son pays en guerre, l’écrivain algérien Yasmina Khadra, dans son merveilleux roman « Les Hirondelles de Kaboul » nous peigne lui aussi cet Afghanistan où il n’y avait que des femmes qui souffrent et… des hommes épris de liberté, d’amour et qui n’ont d’autres choix que la folie ou la mort. Asne Seierstad, journaliste norvégienne, dans « Le libraire de Kaboul » paru quelques années plus tôt, nous avait promenés dans cette partie du monde au travers d’une famille de libraire qui a vu ses livres brûlés, nous décrivant par la même occasion les rapports entre hommes et femmes… Il est à dire que la période trouble de l’Afghanistan a bien inspiré des romanciers comme c’est souvent le cas quand le désordre s’installe quelque part et emprisonne les libertés.
Atiq Rahimi, romancier afghan écrit ici son premier roman directement dans la langue de Molière et étale tous ses talents de poète. Pour cette publication, il a reçu la prestigieuse distinction du Goncourt en 2008. Il est l’auteur entre autres de « Maudit soit Dostoïevski », un roman qui s’inspire de la trame de « Crime et châtiment » de l’illustre écrivain russe.
Ameth GUISSE