‘’Le cinéma sénégalais surfe dans le clair-obscur’’
Thierno Diagne Bâ est un expert audiovisuel et gestionnaire des industries culturelles. Dans cet entretien qu’il a accordé à ‘’EnQuête’’, il revient sur la politique cinématographique du Sénégal, la gestion du Fopica, les prix gagnés à travers le monde ou encore le contenu des productions audiovisuelles. Entretien !
Le Sénégal vient d'être distingué au festival de Cannes. Que peut apporter un tel sacre au cinéma sénégalais, au-delà d'un rayonnement au plan international ?
Il est toujours important de gagner des prix dans des festivals, pour le prestige de son cinéma et le rayonnement international de son pays. Ils peuvent favoriser la promotion touristique et le développement, voire l’évolution cinématographique. Rappelons que le président de la République avait décidé de doubler le montant alloué au Fonds de promotion de l’industrie cinématographique et audiovisuelle (Fopica) qui est passé d’un milliard à deux milliards de francs Cfa, suite aux prix engrangés en 2017 par le film ‘’Félicité’’ d’Alain Gomis. Il avait remporté l’Ours d’argent au festival international du film de Berlin (la Berlinale) et l’Etalon d’or de Yennenga au Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco).
Les prix peuvent aussi permettre de prendre conscience de l’importance du cinéma dans un pays, afin d’adopter de nouvelles stratégies pour son développement.
On rafle des prix à travers le monde. Cela signifierait-il que le septième art sénégalais se porte à merveille ?
‘’Le Sénégal, un cinéma de festival’’, tel était le titre d’une de mes contributions. Le dynamisme du cinéma sénégalais est beaucoup plus connu dans les festivals en Afrique et dans le monde qu’à l’intérieur du pays. Le cinéma sénégalais a révélé de grands cinéastes adulés dans le monde et presque méconnus dans le pays. Les prix raflés à travers le monde ne sont que les arbres qui cachent la forêt. Il est difficile de dire, si on se situe à l’aune des industries culturelles, que le cinéma sénégalais se porte à merveille, comme l’affirment certains journalistes critiques de cinéma férus du cinéma d’auteurs et de festivals. Avez-vous entendu les films nigérians gagnés des prix à travers le monde ? Pourtant, l’industrie nollywoodienne est le deuxième employeur, après l’agriculture au Nigeria. La production cinématographique de ce pays a généré 7 milliards de dollars, soit 1,5 % du produit intérieur brut (Pib), en 2016.
Qui peut dire, aujourd’hui, avec exactitude ce qu’apporte le cinéma sénégalais au Pib ? Et cela est valable pour la culture d’une manière générale. Dans un pays où il n’y a pas de marché, parce que la filière de la distribution est inexistante, où les télévisions ne participent pas à la production de films et ne diffusent pas le cinéma sénégalais, hormis des séries en exploitant les producteurs avec un partage à moitié sur les recettes publicitaires, où les droits d’auteurs et droits voisins ne sont pas encore respectés, comment pouvons-nous dire qu’il se porte merveilleusement bien ? Il s’y ajoute que notre production de longs métrages se rapproche de zéro ou souvent d’un film par an. Une bonne politique cinématographique ne peut pas se faire sans les télévisions, le respect des droits d’auteur de l’œuvre audiovisuelle, l’adaptation et l’application totales des textes législatifs.
En tant que spécialiste du septième art, que signifie ou qu'implique l’achat de droits d'un film ? Quand Netflix achète les droits d'’’Atlantique’’, qu'est-ce que cela signifie concrètement, par exemple ?
Au lendemain du sacre du film ‘’Atlantique’’, Grand prix du jury au festival de Cannes 2019, la plateforme Netflix a annoncé, dans un communiqué, avoir acheté les droits de distribution de ce dernier, hors Chine, Benelux, Suisse, Russie et France. C’est une excellente nouvelle pour le film qui a séduit le géant de la diffusion numérique. Ce qui lui permettra sans doute de voyager à travers le monde et de rencontrer d’autres publics. Netflix ne se refuse pas, il pèse à lui seul 15 % du trafic mondial sur Internet et constitue une aubaine pour les réalisateurs, les créateurs, les producteurs. Le cinéma sénégalais a toujours oublié le maillon de la distribution.
Certains me parleront de la Société d’importation, de la distribution et d’exploitation cinématographique (Sidec), mais l’accent avait été mis sur la distribution des films hollywoodiens, bollywoodiens, chinois, etc., et non des productions africaines et sénégalaises. Cet achat peu aussi nous permettre de dire que le film ‘’Atlantique’’ sera peut-être le premier qui effectuera un retour sur investissement au Fopica et va peut-être permettre de financer d’autres films, puisque que le fonds reste une avance sur recettes et non un fonds perdu. Dans le communiqué de Netflix, il n’est pas mentionné le Sénégal. La plateforme détient donc les droits au Sénégal, un pays où nous comptons encore les abonnés du géant du service de vidéo à la demande. Force est de constater que le secteur a radicalement changé, avec l’arrivée de nouveaux acteurs : Disney+, Apple Tv, Amazone Prime Video, Warner, etc. Une guerre de contenu est enclenchée et va se poursuivre encore durant des années, à grands coups de franchises. L’Afrique ne sera nullement épargnée. La question que nous devons nous poser, c’est comment tirer notre épingle du jeu ?
Tout cela nous montre la nécessité de repenser notre politique cinématographique en particulier et audiovisuel en général.
Le Fopica est très critiqué à divers niveaux. A votre avis, que devrait-on faire pour une plus large adhésion des acteurs ?
Le directeur de la Cinématographie (Ndlr : Hugues Diaz) et le secrétaire permanent du Fopica (Ndlr : Abdou Aziz Cissé) ont fait un excellent travail durant ces dernières années. La preuve, tous les films primés à travers le monde (documentaires, longs et courts métrages, fictions) sont presque tous financés par le Fopica, et le cinéma sénégalais y a gagné en reconnaissance et en visibilité. Cependant, toute la politique cinématographique ne doit pas reposer uniquement sur le Fopica et temps que le Fopica n’aura pas son autonomie financière, il sera critiqué. Il est plus qu’urgent de créer un centre autonome doté d’un statut juridique pour gérer la politique cinématographique et audiovisuelle, afin de ne pas continuer à surfer dans le clair-obscur.
Il faut souligner aussi sans ambages que le Fopica n’est que l’organe financier et est un dispositif parmi tant d’autres. Le Registre public de la cinématographie et de l’audiovisuel (Rpca) n’est toujours pas mis en œuvre, alors qu’il est censé assurer la sécurité juridique, la transparence, la lisibilité du cinéma sénégalais. Sans le Rpca, nous risquons de ne pas avoir beaucoup d’investisseurs privés. (…) A l’heure où la question de la régulation fait couler beaucoup d’encre et de salive, la mise en place de la Commission de contrôle et de classification des films tarde toujours à se faire. Encore qu’il faudra revoir tous les textes que je trouve désuets par rapport à l’évolution du cinéma, à l’ère du numérique. La demande de contenus de qualité n’a jamais été aussi forte sur le plan national et international. C’est pourquoi, le Sénégal doit avoir des ambitions de développement de son cinéma, qui passera inéluctablement par la révision de son Code de l’audiovisuel, la formation, la création de marché national à travers une bonne stratégie qui doit être mise en œuvre par un centre autonome dont la mission sera de faire du Sénégal le hub d’une production de contenus en quantité et en qualité en Afrique et dans le monde.
Le contenu des productions audiovisuelles est très critiqué. Comment trouvez-vous personnellement les histoires proposées ?
Le contenu qui est critiqué est celui des séries. Je n’accorde aucun crédit à ces critiques faites par des personnes subjectives dans leurs démarches et qui n’ont aucune éducation à l’image. Ce qu’il faut souligner, encore une fois, c’est qu’une série est une œuvre de création, d’information et de communication. Elle doit être protégée comme un bien culturel. Les histoires proposées évoluent d’année en année et la qualité se sent au fil des productions. Je suis de ceux qui pensent que tout a été raconté dans le cinéma et que la différence se trouve dans l’écriture et la photographie, et ça s’apprend. Mais il nous reste encore un vaste réservoir d’histoires à raconter : les contes, les héros, les royaumes, les faits quotidiens, les catastrophes, les histoires politiques, etc. Il y a aussi l’adaptation qui peut enrichir notre répertoire cinématographique. Pour le moment, le nombre de romans adaptés au Sénégal est très faible.
Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont tendance à remplacer les cinémathèques, nous avons l’impression qu’ils influent sur les contenus des séries. Car la cinéphilie est très développée dans les réseaux sociaux. Et il y a aussi quelque chose de ‘’genré’’ dans le contenu de nos nouvelles séries, dans lesquelles la femme est au centre de tout (exemples : ‘’Maitresse d’un homme marié’’, ‘’Mœurs’’, ‘’La brigade des femmes’’). Pour diversifier et enrichir les histoires proposées, il n’y a pas de secret : il faut former de bons scénaristes. Deux aspects sont catastrophiques dans nos séries : le scénario et l’actorat.
BIGUE BOB