La grogne des laissés-pour-compte
Oubliés dans le cadre du plan de résilience durant la première vague, asphyxiés par la seconde vague de mesures restrictives, les gérants de ‘’tangana’’, dibiterie, restaurant fast-food et autres commerçants implorent l’appui du gouvernement pour leur survie.
Culture, tourisme, presse, transport, industrie… La liste de ces secteurs au cœur de la politique d’assistance de l’Etat, surtout en ces temps de pandémie, est très longue ; loin d’être exhaustive. Leur particularité : c’est surtout d’être assez bien organisé et de disposer de moyens de pression sur la puissance publique. A la périphérie, il existe pas mal d’activités, d’acteurs dont la survie dépend essentiellement du travail de nuit interdit, mais qui semblent peu intéresser les pouvoirs publics. ‘’EnQuête’’ va à la rencontre de ces grands oubliés : ‘’tangana’’ (les ‘’tanganas’’ - c’est chaud en français - sont des gargotes populaires où l’on peut manger rapidement et à bas prix), dibiterie, fast-food. Entre autres !
20 h 46 mn. Dans ce ‘’tangana’’ situé à Guendel (Rufisque), près de la station Shell, c’est une course contre le couvre-feu. Deux jeunes garçons, assis sur un banc, semblent regretter d’être entrés sur les lieux et d’avoir déjà fait leurs commandes. Le vendeur ne semble pas aller assez vite qu’ils l’auraient souhaité. ‘’C’est bientôt 21 h’’, répètent-ils, nerveux. ‘’On doit rentrer loin. Dépêchez-vous’’, lance le plus grand au gérant, debout de l’autre côté de la table, avec des va-et-vient interminables. ‘’Pourtant, je fais vite’’, sourit Amadou Maiga, l’air moins anxieux. Avant d’ajouter : ‘’Je suis aussi pressé que vous. J’ai d’ailleurs presque fini.’’
Au menu, il y a des omelettes (deux œufs pour chacun et une moitié de la baguette de pain). De toute façon, c’est tout ce qui reste, au niveau de cette gargote, informait le gérant, quelques instants plus tôt. A cause du couvre-feu, les préparations sont réduites au strict minimum.
Teint clair, petite taille, il exprime son désarroi : ‘’On n’a pas le choix. On doit fermer à 21 h, juste au moment où les clients avaient l’habitude de venir. C’est pourquoi on prépare peu. Sinon, la marchandise va pourrir entre nos mains. Là, il ne me reste plus que quelques œufs pour faire des omelettes et un peu de pain.’’
D’habitude, dans ces gargotes si particulières, on sert surtout des plats à base de viande, d’œufs, d’oignons et de pommes de terre. En ces temps de couvre-feu, pour manger de bonnes brochettes aux senteurs assez spécifiques, il faut venir bien plus tôt, confie le gardien. ‘’On achète peu de viande, parce que la conservation est compliquée. Cela alourdit la facture d’électricité’’, confie Amadou, impuissant.
Le fardeau de la location et de la facture d’électricité
A une cinquantaine de mètres vers le rond-point communément appelé ‘’Sonadis’’, se trouve la dibiterie d’Ahmeth Babou. Il est 21 h 9 mn ; le gérant reçoit son dernier client. Là, ni le vendeur ni son client ne semblent se préoccuper de l’heure. A la question de savoir pourquoi ce retard ? Le maitre de céans, tout de noir vêtu, rétorque : ‘’Moi, parfois, je dépasse de quelques minutes. Mais le problème est que dès 21 h, on ne voit plus personne. Tout le monde rentre chez soi. On est alors obligé de fermer. Aujourd’hui, je suis encore là, parce qu’il y a un client. Mais d’habitude, on ne voit personne.’’
A l’instar d’Amadou, le tenant de la dibiterie se plaint d’une perte énorme de recettes. Il donne ses chiffres : ‘’Par exemple, avant, je pouvais faire un mouton en 24 heures. Depuis le couvre-feu, il m’arrive de rester une semaine avec un seul mouton. Au meilleur des cas, je le vends en 72 heures. Les temps sont vraiment durs. Alors qu’on a perdu presque tout notre chiffre d’affaires, les charges restent intactes ; parfois même, elles augmentent. Car le courant est excessivement cher et c’est indispensable pour conserver la viande. Je ne parle pas de la location et des autres frais.’’
Dehors, Rufisque change peu à peu de visage. Aux embouteillages permanents, se substituent des routes quasi-désertes. Moins de véhicules, moins de piétons. Même si le contrôle semble quasi inexistant. Au niveau du grand carrefour, par contre, les Jakarta, devenus partie intégrante du décor, continuent de défier le couvre-feu. Ce jour-là, ils peuvent compter sur l’absence du check-point.
Quelques instants plus tôt, au niveau du rond-point ‘’Djouti ba’’, Mouhamed, résidant à la Zac Mbao, revenait sur les impacts du couvre-feu dans ce secteur. ‘’Avant, on arrivait à s’en sortir. Mais c’est devenu très difficile. Notre activité marchait mieux la nuit. Parce que les clients acceptent de payer plus. Contrairement à la journée où on te paie de modiques sommes pour de longues distances’’. Bravant souvent les interdits, le bonhomme a une fois été interpellé au niveau du rond-point Sipres, alors même qu’il rentrait chez lui. ‘’L’agent me demandait de l’argent, mais il a fini par se rendre compte que je n’avais rien. Il m’a laissé partir, non sans me retenir là-bas jusqu’à minuit’’.
La même rengaine est constatée au niveau des fast-foods. Assane est établi sur la route de Sangalkam, au croisement avec celle qui traverse le quartier Arafat. La mort dans l’âme, la voix étreinte par la douleur, il revient sur ses souffrances. ‘’Nous subissions déjà des impacts énormes à cause de la Covid. Avec le couvre-feu, nous sommes presque au bord du gouffre. Pour un fast-food, nous démarrons à 20 h. Et c’est pour fermer une heure seulement après. Qu’est-ce qu’on peut faire dans cet intervalle ? On ne peut rien faire’’.
Au même moment, souligne-t-il, nos bailleurs, eux, ne peuvent pas le comprendre. ‘’Il en est de même des employés, renchérit-il. On est obligé de libérer certains pour limiter les charges. C’est une situation extrêmement difficile. Je donne juste un exemple : si on pouvait acheter 20 000 F de marchandise par jour, aujourd’hui, même si on achète 2 000 F on n’a du mal à l’écouler’’.
Selon le professionnel de la restauration, les pertes sont incalculables. ‘’On travaille même à perte. Mais on a que ce travail. On le fait depuis des années. Mais là, nous sommes en train de puiser dans nos économies pour continuer au moins d’exister. Comme on dit, on ne vit que d’espoir. Si on avait une alternative, on allait quitter. Mais on ne connait que ce métier. On le fait depuis plus de dix ans. Quelles que soient les difficultés, on est tenu de rester’’.
Embouchant la même trompette de dénonciations, Babou se justifie : ‘’Au Sénégal, le matin, les gens mangent le ‘ceep’ (riz). C’est la nuit, quand ils descendent du travail, qu’ils passent prendre leur ‘dibi’. Mais avec le couvre-feu, ils n’ont plus le temps de passer ici. Nous perdons beaucoup de recettes.’’
Les motos-Jakarta bravent l’interdit
Globalement, le couvre-feu est très suivi au niveau du centre-ville de Rufisque. Mais souvent, c’est parce que ces vendeurs n’ont pas le choix. A défaut de clients, certains ne voient pas l’intérêt de prendre des risques. Sauf chez les ‘’jakartamen’’ restés sur place pour guetter les derniers retardataires et quelques femmes vendeuses de fruits.
La trentaine révolue, Sidy Ba confie : ‘’C’est un jeu de cache-cache avec les policiers. Mais il faut qu’on cherche de quoi ramener à la maison. Nous sommes des soutiens de famille.’’
Il est presque 22 h. Fatoumata Diallo revient sur les raisons de son retard. ‘’D’habitude, dit-elle, je quitte vers 20 h 30 mn, puisque je n’habite pas loin. Mais aujourd’hui, comme les policiers ne sont pas là, je suis restée un peu plus que d’habitude. Mais comme vous le voyez, je range parce qu’il n’y a plus aucun acheteur.’’
Aidée par une petite fille âgée d’une dizaine d’années, elle implore : ‘’Il faut que l’Etat nous aide. On ne travaille plus. C’est vraiment avec beaucoup de difficultés que l’on arrive à assurer toutes nos dépenses. Si on augmentait jusqu’à 23 h, ce serait mieux.’’
IMPACTS COUVRE-FEU De la dibiterie à l’éleveur Avec le ralentissement de l’activité des ‘’tanganas’’, dibiteries et autres restaurants, c’est toute une chaine de valeurs qui souffre. Boucher, Gora Ndoye explique : ‘’Nous les bouchers, sommes touchés au premier plan. Et c’est toute la chaine qui en pâtit. Les transporteurs, les vendeurs de foin, tout le monde est touché.’’ Mais ce qui l’affecte le plus, c’est toutes ces braves dames, vendeuses de ‘’yelles’’ (pieds) ou repreneurs de peaux qui vivaient grâce à son activité. ‘’Aujourd’hui, certaines clientes sont au chômage technique. Parce que si on arrivait à les fournir chaque jour, maintenant, on le fait en moyenne deux fois par semaine. Or, c’est de cette activité qu’elles espéraient entretenir leurs familles. Personne ne peut évaluer les dégâts’’. Pour illustrer les pertes, il déclare : ‘’Si on pouvait vendre 10 bœufs en une semaine, à présent, on a du mal à écouler deux bœufs en une semaine. Il faut savoir que nos principaux clients, c’était ceux qui ont des cérémonies. Ils pouvaient acheter jusqu’à 150 kg, par exemple. Maintenant, les quantités sont moins importantes, à cause de l’interdiction des rassemblements. Ensuite, venaient les hôteliers qui nous faisaient des commandes, les fast-foods, les restaurants… Même pour ceux qui sont dans les maisons, on les voit de moins en moins, parce que leur pouvoir d’achat a été affecté.’’ |
MOR AMAR