Le cri du cœur des restaurateurs
Depuis le 6 janvier 2021, date d’entrée en vigueur du nouveau couvre-feu, restaurateurs et livreurs sont dans le désarroi. Les charges fixes pèsent lourd pendant que les chiffres d’affaires dégringolent.
‘’Laissez-nous livrer ou laissez-nous crever’’. Tel est le cri du cœur des restaurateurs qui, d’un point de vue économique, étouffent chaque jour un peu plus. En ce début de soirée, Ousmane Sy s’apprête à livrer une commande de pizza, probablement la dernière de la journée, vu l’heure. ‘’Depuis plus d’un mois, on traverse une situation assez difficile, parce que c’est le soir, à la fin d’une journée de travail, que les clients passaient le plus de commandes. Mais avec le couvre-feu, on ne peut plus livrer bon nombre d’entre eux.
Nos heures de travail sont réduites et, évidemment, nos revenus baissent. Si malgré cela on doit nourrir une famille, payer les factures et autres, imaginez un peu les répercussions’’, lance-t-il dépité, ajustant son casque. La mine serrée, le livreur soutient que normalement, les Sénégalais ne devraient pas s’étonner de la flambée des agressions. Puisque ‘’tout va mal dans ce pays’’.
A l’intérieur du restaurant – fast-food qui l’a contacté, un beau petit monde patiente. Il est 20 h.
Chez Diakarlo chez Joe, c’est justement l’heure à laquelle les commandes grimpent, la clientèle afflue jusque tard dans la nuit. Sauf que, désormais, il faut tout arrêter à 21 h. Derrière le comptoir vitré, trois jeunes hommes en polo rouge sont affairés à satisfaire la demande. Chawarma, fataya, plats de frites au poulet, hamburger... A en croire la caissière, le chiffre d’affaires de l’entreprise a connu une forte baisse, depuis début janvier. La raison est la même : l’endroit est plus fréquenté en soirée.
Plus de 500 salariés en danger
La particularité de ce nouvel épisode du couvre-feu est que les livraisons sont strictement interdites au-delà de 21 h. Or, auparavant (mars-juin 2020), les livreurs avaient l’autorisation de circuler. Il suffisait d’être doté d’une carte professionnelle. Dans la région de Dakar, c’est plus de 500 salariés des secteurs de la restauration et de la livraison qui sont en danger. Le deuxième apparaissait pourtant, il y a peu, comme une alternative pour limiter les rassemblements et les déplacements. Et le président de la République a lui-même rendu hommage aux livreurs, lors de son adresse à la Nation du 11 mai 2020.
Mais à ce jour, après plus de 150 jours de couvre-feu (depuis le 23 mars 2020), le désespoir a pris le dessus ; l’alerte de l’Association des restaurateurs le 9 février n’y a rien changé. Du côté de la pizzeria Yum Yum, on ne sait plus où donner de la tête. ‘’Nous n’arrivons pas à travailler comme il se doit, en raison du couvre-feu. C’est encore plus difficile pour les équipiers juniors qui sont payés chaque fin de semaine en fonction des heures de travail. Ils n’ont pas de contrat et actuellement, ils n’arrivent plus à assurer le quantum horaire qu’on leur a donné (20 heures par semaine). Beaucoup parmi eux sont des étudiants qui comptent sur cet argent pour continuer leurs études. Il y a également des pères de famille. Notre chiffre d’affaires a drastiquement baissé, au point qu’on se demande comment faire pour payer le salaire de nos employés. C’est une situation tellement difficile’’, explique, meurtri, le manager du restaurant Yum Yum de Ouakam.
Ce sont près de 1 000 heures de travail perdues chaque semaine pour les équipiers juniors. Tout comme ses collègues, Isidore Mendy demande à l’Etat d’autoriser les livraisons au-delà de 21 h. ‘’C’est tout ce que nous demandons à l’Etat, poursuit-il, parce qu’il y a beaucoup de Sénégalais qui ne prennent pas les trois repas de la journée. C’est le soir, avec les 3 000 F CFA qu’ils ont pu gagner, qu’ils mettent fin à leur faim. Or, le soir, ils ne peuvent sortir de chez eux. Donc, ils préfèrent appeler pour passer une commande. Ici, en fin de journée, on reçoit plus de 100 appels de clients que nous ne pouvons satisfaire. Nous avons tenu une rencontre le 26 janvier avec le ministre de l’Intérieur, le gouverneur et le préfet de Dakar. Mais depuis, lors rien n’a changé. Ils nous avaient pourtant promis de remédier cette situation. C’est un cri du cœur que nous lançons. Il y a des gens qui, aujourd’hui, sont en congé forcé, à cause de cette situation. C’est mon cas’’.
‘’Nous sommes au bout du rouleau’’
Face à ce silence étatique, est né le collectif Laissez-nous livrer, constitué d’une trentaine d’entreprises du secteur de la restauration-livraison de la région de Dakar. Dans un communiqué datant du 23 février 2021, il demande l’aide de la population. ‘’Nous sommes au bout du rouleau. La répétition des crises et des mesures de restriction sont en train de nous achever. Après avoir essayé, sans succès, et pendant des semaines, de convaincre les autorités, nous nous tournons vers la population pour lui demander son soutien. Vos restaurants sont en train de mourir. Si rien n’est fait, des dizaines d’établissements vont baisser le rideau. Des centaines de salariés vont perdre leur emploi. L’heure est grave’’.
Les restaurateurs totalisent des pertes de 70 % de leurs chiffres d’affaires. Sans compter les salaires, les loyers, les impôts, les crédits bancaires, les factures... Ces entreprises s’inquiètent d’autant plus que trois semaines après la fin du couvre-feu, le 20 mars 2021, une nouvelle période de vaches maigres se profile à l’horizon, à l’occasion du mois de ramadan. Période pendant laquelle les sociétés de restauration connaissent une baisse de 40 à 50 % du chiffre d’affaires.
‘’Nous avons revu nos effectifs à la baisse, ce qui entraine des licenciements, modifié les plannings de rotation pour libérer notre personnel, car nous devons cesser nos activités avant 19 h. Après quelques semaines marquées par des informations contradictoires, nous nous sommes constitués en collectif et avons alerté les autorités pour les sensibiliser’’, explique le collectif Laissez-nous livrer. Ses membres rappellent à l’Etat du Sénégal que dans le monde entier, y compris dans les pays les plus affectés par la pandémie (Royaume-Uni, Etats-Unis, Brésil...), les restaurants et les sociétés de livraison ont pu continuer à travailler, même lors des confinements les plus stricts.
Pour le secteur, la situation est intenable. ‘’Nous ne demandons aucune subvention, car nous savons que la situation budgétaire est compliquée. Nous demandons juste à pouvoir livrer nos clients le soir. Les clients le réclament d’ailleurs à cor et à cris. Chaque soir, nous recevons des centaines d’appels que nous ne pouvons pas honorer’’.
Au-delà du réel, les acteurs ont investi les réseaux sociaux, grâce au #Laisseznouslivrer. L’objectif étant de bénéficier de la mobilisation et du soutien des Sénégalais.
EMMANUELLA MARAME FAYE