Parcours prodigieux d’une cinéaste qui se libère
Connue pour son professionnalisme dans le domaine du journalisme, Mame Woury Thioubou a aussi la cote dans le monde du 7e art où elle est régulièrement primée. Timide, elle a réalisé plusieurs films documentaires pour se libérer et donner son point de vue par rapport à des sujets sociétaux. Elle se prépare pour le Festival panafricain de la télévision et du cinéma de Ouagadougou. Son film est sélectionné et concourt dans la catégorie Documentaire.
Elle est petite de taille, mais grande par l’esprit. Elle fait partie de ces femmes qui revendiquent le naturel. Admirable, elle s’affiche sans maquillage. Elle est une réalisatrice qu’on ne présente plus, mais également une journaliste aguerrie. Elle, c’est Mame Woury Thioubou, une brave dame qui excelle dans ses domaines. Elle a étudié la géographie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, après l’obtention du baccalauréat. Elle poursuit ses études jusqu’au DEA, sans faire sa soutenance. Malgré une Maîtrise en géographie, elle passe quelques années sans emploi, avant de décrocher un stage en journalisme au journal ‘’le Quotidien’’ où elle est désormais chef du desk Culture.
Trouvée aux HLM dans une maison calme, elle nous accueille avec l'hospitalité légendaire sénégalaise, dans son salon, pour retracer son parcours. Vêtue d’un jean bleu assorti d’un t-shirt, souriante avec ses belles dreadlocks, elle se remémore d’une voix basse, mais assez audible : ‘’J’avais envie de découvrir le journalisme, parce que j’avais une sœur journaliste. Quelque temps après avoir commencé mon stage, une autre opportunité s’est présentée. La mairie de Matam a fait appel à moi.’’
Mame Woury Thioubou quitte ainsi la capitale sénégalaise et s’installe au nord-est du pays où elle a travaillé sur un programme d’ONU habitat : Environnement et développement durable. Elle profite de sa présence à Matam pour continuer de travailler, en même temps, pour le compte du ‘’Quotidien’’, en tant que correspondante. Ayant la volonté d'apprendre et de se perfectionner, elle participe à un programme de formation en journalisme destiné aux correspondants. ''J'ai été retenue pour ce programme-là. Entre-temps, j’étais revenue à Dakar. Mais, dans le cadre de ce programme, pendant une année, chaque mois, je passais une semaine à l’université Gaston Berger de Saint-Louis’’, a expliqué Mame Woury Thioubou.
C’est d’ailleurs dans cette université qu’est née sa fascination pour le 7e art. ‘’Pendant que je faisais cette formation (en journalisme), je rencontrais des gens qui faisaient le Master de réalisation de films documentaires. Attirée par les caméras et les micros, je me suis inscrite en Master. Et j’ai présenté un projet qui sera finalement retenu’’, a relaté Mme Thioubou qui a ainsi parvenu à décrocher son Master II de réalisation de documentaires de création. Son statut de journaliste lui permet-elle d’avoir une certaine facilité à réaliser des documentaires ? Oui et non, va-t-on dire.
En effet, même s’il y a des similitudes entre les deux domaines, elle insiste sur leur différence. ‘’C’est à la fois complémentaire et différent'', dit-elle. ‘’Complémentaire, parce qu’avant de faire un film documentaire, il faut se renseigner, faire un minimum d’études, de recherches sur le sujet. Et donc, le plus souvent, avant de faire un film, je vais d'abord écrire un article. Ça me permet d’entrer en contact avec les personnages, de me familiariser avec le sujet et de savoir un peu quel angle donner à mon film’’, a expliqué la réalisatrice. La différence, selon elle, c’est qu’en documentaire de création, le réalisateur n’est pas obligé d’être objectif ou de respecter l’équilibre. ‘’En documentaire de création, on a un point de vue qu’on veut faire passer’’, a-t-elle affirmé. Cette capacité de Mame Woury Thioubou à prendre position à travers ses films documentaires, on le retrouve dans la production qu’elle vient de terminer. Il s’agit de son dernier film sur la situation carcérale au Sénégal. ‘’Rebeuss : chambre 11’’ s’appuie sur la mort par électrocution de deux jeunes prisonniers, Cheikh Ndiaye, âgé de 18 ans, et Babacar Mané, 19 ans. ‘’L’Administration pénitentiaire a brandi la thèse de l’accident ; la famille se contente du ‘’ndogalou Yalla’’ (volonté de Dieu, en wolof). Mais moi, dans mon film, je dis que c’est l’Etat et l’Administration pénitentiaire qui sont responsables de ces morts. J’ai pris le parti de montrer, de mettre en avant des personnages (anciens prisonniers, parents d’un jeune qui est mort en prison, etc.) et des situations qui permettent d’étayer cette théorie’’.
Presque dans tous les films de Mme Thioubou, il y a cette dimension sociale du documentaire. Est-elle une voix des sans voix ? ‘’Je réagis avec ma sensibilité d’être humain. Il y a des choses qui me touchent, comme tout le monde’’, a dit la documentariste, en toute humilité. Talentueuse, elle a été plusieurs fois honorée à l’occasion de grands festivals de cinéma. D’ailleurs, son film ‘’5 étoiles’’ (2019), avec lequel elle a déjà remporté plusieurs prix, est sélectionné à la prochaine édition du Festival panafricain de la télévision et du cinéma de Ouagadougou (Fespaco 2021).
Fatou Kiné Sène : ‘’Tous les films qu’elle a réalisés interpellent son quotidien…’’
Une première rencontre suffit pour savoir que Mame Woury Thioubou est timide. Mais elle prend toujours de l’assurance. Et elle s’en sort plutôt bien, même si elle ne l’admet pas. ‘’Je suis hyper timide. Je suis quelqu’un qui ne va pas facilement vers le gens. Je suis obligée de me faire violence, quand il faut aller en repérage, trouver des personnages. C’est compliqué’’, a-t-elle reconnu. ‘’J’utilise toutes sortes de subterfuges. C’est pourquoi être journaliste m’a beaucoup aidée. Il faut gagner la confiance des gens, parce que le documentaire de création, c’est filmer des relations. Il faut d’abord tisser une relation avec la personne qu’on a envie de filmer. Et c’est cette relation-là qu’on va filmer plus qu’autre chose. Au départ, il y a la sensibilité, mais après, les choses s’alignent de telle sorte que ça soit possible. C’est pourquoi, quand on fait un documentaire de création, on a toujours les yeux et les oreilles ouverts, a-t-elle ajouté. Elle explique qu’en réalisant ‘’5 étoiles’’, c’est ainsi qu’elle a pu entrer en contact avec la première personne qu’elle a rencontrée. Il s’agit d’un jeune Sénégalais migrant qui a traversé la Libye, le Mali et la Méditerranée. C’était à Lille, dans un squat. ‘’Ce n’est pas un lieu anodin où l’on peut entrer n’importe comment. Il faut être accepté par les gens. C’est un lieu dangereux, fréquenté par toutes sortes de personnes’’, dit-elle.
Journaliste à l’APS et présidente de la Fédération africaine des critiques de cinéma (Facc), Fatou Kiné Sène connait bien Mame Woury Thioubou avec qui elle partage la passion pour la culture. Elle témoigne : ‘’Mame Woury, c’est une femme très calme, très timide et très compétente aussi. Par rapport à ses objectifs, elle connait bien ce qu’elle veut et où elle veut aller avec le cinéma surtout’.’ En ce qui concerne sa filmographie, Fatou Kiné Sène estime qu’elle permet à la réalisatrice de se libérer. ‘’Parce que c’est une personne qui est très timide, réservée, qui parle à travers son cinéma. Et elle ne parle que des choses qui la concernent, qui l’interpellent, qui la touchent’’, soutient-elle. Madame Sène donne l’exemple de ‘’Face-à-Face’’, Ebène du meilleur film au festival du film de quartier 2009 (FIFQ, Dakar). C’est la première réalisation de Mame Woury Thioubou. Ce film parle de la beauté. ‘’Qu’est-ce qu’il faut regarder chez la personne ? C’est une chose qu’elle a eu à dire lors d’une interview qui lui a permis un peu de se libérer face aux brimades qu’elle a eu à subir dans son enfance et sa jeunesse, par rapport à sa personnalité’’. Le film se résume ainsi : ‘’Toute mon enfance, j’ai souffert de mon apparence physique. Les autres me trouvaient moche et me le disaient. Aussi, Saint-Louis a-t-elle de tout temps cristallisé mes rêves d’enfants. Aujourd’hui que je suis dans cette ville de charme, de beauté et d’élégance, je pose ma caméra. C’est pour interroger la beauté des femmes.’’
Appréciant ‘’5 étoiles’’, Fatou Kiné Sène déclare : ‘’C’est un film sur l’émigration. Mais, au-delà, c’est un film sur l’héritage colonial avec le statut de Faidherbe qui est tombé à Dakar et qui est resté debout en France. C’est aussi un questionnement sur notre rapport à la France, à l’Europe de manière générale.’’
‘’Fiifiiré en Pays Cuballo’’ a également quelque chose de personnelle, parce qu’il parle du peuple des pêcheurs traditionnels de la vallée du fleuve Sénégal. ‘’Tous les films qu’elle a réalisés interpellent son quotidien, sa vie ou celle de sa communauté. Et à travers ça aussi, pour elle, le cinéma est une thérapie’’, conclut Mme Sène.
Par ailleurs, aussi prolifique soit Mame Woury Thioubou dans ses réalisations, elle affirme qu’il y a des problèmes de financement. ‘’On veut bien faire des films. Ce n’est pas les idées qui manquent. Mais il y a toujours des problèmes de financement. Au Sénégal, il n’y a qu’un seul fonds, c’est le Fopica. L’Etat a préféré l’utiliser pour autre chose. Permettre aux cinéastes d’accéder au financement, c’est vraiment la meilleure façon de les aider. Les télévisions aussi n’achètent pas nos films. Elles veulent qu’on fasse tout et qu’on leur offre nos films. Ce n’est pas possible. C’est ça le grand problème’’, regrette-t-elle. ‘’On aimerait que nos films soient vus ici par les populations. S’ils ne passent pas dans les festivals, les gens ne les voient pas. On réalise des films avec les personnes qui sont ici. Donc, on a envie que nos concitoyens les regardent. Ces films parlent de nos sociétés. On est obligé de chercher des mécènes, mais c’est toujours compliqué. Les gens préfèrent soutenir un meeting ou une soirée’’, se désole la jeune cinéaste.
BABACAR SY SEYE