Publié le 6 May 2022 - 08:59
VORTEMENT

Que se passerait-il si la Cour suprême des Etats-Unis revenait sur l’arrêt Roe vs Wade ?

 

Mise en danger de la santé des femmes, explosion des distances à parcourir pour accéder à une prise en charge légale et sécurisée, hausse des inégalités… La fuite hors norme d’un projet de décision qui écraserait l’arrêt Roe vs Wade plonge les Américains dans le scénario d’un retour à la situation de 1973.

 

Le droit à l’avortement aux Etats-Unis n’a jamais été aussi menacé depuis près de cinquante ans. Lundi 2 mai, le site Politico a publié un projet de décision de la Cour suprême qui, s’il était adopté en l’état, annulerait l’arrêt Roe vs Wade (1973), qui garantit le droit des Américaines à disposer de leur corps dans tout le pays, au nom du droit à la vie privée.

Le texte de 98 pages peut faire l’objet de négociations jusqu’au 30 juin. Si la plus haute juridiction du pays confirmait cet avant-projet, il reviendrait de nouveau à chacun des cinquante Etats de décider s’il protège, ou non, le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Or, selon le Center for Reproductive Rights, environ la moitié des Etats pourraient interdire l’avortement purement et simplement. D’après le Guttmacher Institute, jusqu’à 58 % des Américaines en âge de procréer – soit environ 40 millions de femmes – vivent dans un Etat qui pourrait les priver de ce droit ou le limiter drastiquement.

Concrètement, que se passerait-il si ce scénario se réalisait ? Le Monde fait le point.

La santé des femmes en danger

La fin de la jurisprudence Roe vs Wade serait avant tout synonyme de danger pour la santé des femmes. Avant 1973, l’IVG était légale dans seulement quatre Etats, et treize autres l’autorisaient uniquement si les jours de la mère étaient en jeu. De nombreuses femmes confrontées à une grossesse non désirée avaient alors recours à des techniques artisanales et dangereuses en utilisant des aiguilles à tricoter, des cintres en fer ou tout autre objet assez long pour atteindre l’utérus. Au début des années 1960, l’un des plus grands hôpitaux de Chicago prenait en charge chaque année plus de 4 000 femmes victimes d’un avortement clandestin bâclé dont les conséquences mettaient leur vie en péril, rappelle ainsi le New York Times« D’une certaine manière, l’Amérique post-Roe serait le reflet de l’Amérique pré-Roe », met en garde le quotidien new-yorkais.

Désormais, il est possible de commander sur Internet des pilules abortives – sûres et efficaces jusqu’à dix semaines de grossesse – ou d’en acheter au Mexique, où elles sont en vente libre. Officiellement, il est illégal de vendre à des patients américains des médicaments prescrits dans un autre pays sans ordonnance d’un médecin agréé aux Etats-Unis. Dans les faits, l’application de cette loi est très difficile. Ainsi, la demande de pilules abortives envoyées depuis l’étranger a été multipliée par plus de trois au Texas depuis septembre 2021, quand l’Etat a drastiquement limité l’accès à l’IVG.

Les associations pro-choix craignent cependant que des femmes n’ayant pas accès à cette pilule ou ignorant son existence se tournent vers des méthodes beaucoup plus radicales pour avorter. Désespérées, certaines risquent de se laisser tomber dans les escaliers, de se frapper violemment le ventre ou encore d’ingérer des produits dangereux.

Une explosion des distances à parcourir

Autre solution pour les femmes soumises à des législations interdisant l’avortement : se rendre dans l’Etat le plus proche où l’IVG est légale. Une quinzaine d’Etats, notamment la Californie, ont renforcé le droit à l’avortement sur leur sol et s’engagent à le protéger. Ils pourraient, si Roe vs Wade était annulé, voir affluer des patientes d’autres Etats.

Pour les Américaines, cela se traduirait par une explosion des distances à parcourir pour accéder à une prise en charge légale et sécurisée. En Louisiane, par exemple, des femmes qui ont en moyenne 60 kilomètres à faire pour se rendre dans une clinique devraient en traverser plus de mille. Même en Arizona, Etat limitrophe de la Californie, la moyenne passerait de 17 à plus de 400 kilomètres.

Le Texas, qui prohibe l’avortement après six semaines de grossesse – à un stade où beaucoup de femmes ignorent qu’elles sont enceintes –, donne un aperçu des conséquences d’une telle interdiction. Le Planned Parenthood, l’un des principaux regroupements de planification familiale aux Etats-Unis, a montré qu’entre le 1er septembre et le 31 décembre 2021, le nombre de Texanes venues se faire avorter dans les centres de santé des Etats alentour avait augmenté de près de 800 % par rapport à l’année précédente. « Ces données montrent ce que nous avons toujours su : interdire d’avorter ne supprime pas l’avortement ; cela ne fait que rendre l’accès à l’IVG plus difficile pour les personnes disposant de moins de ressources », écrivent plusieurs responsables de la fédération sur son site.

Dans les Etats ayant durci leur législation, certaines organisations accompagnent déjà les femmes aux revenus modestes en les aidant à financer les billets d’avion, l’essence, l’hôtel ou encore la garde d’enfants. Le Fund Texas Choice en fait partie. Selon le New York Times, cette association reçoit jusqu’à trois cents appels par mois depuis l’adoption de la loi interdisant l’avortement après six semaines, contre une trentaine auparavant. « Si Roe versus Wade est annulé, ce sera absolument ingérable », prévient la directrice de l’organisation, Anna Rupani. Sans compter que les cliniques des Etats limitrophes n’auront pas forcément les capacités d’accueillir tout le monde dans des délais raisonnables.

Les femmes issues de minorités ethniques plus discriminées

Toutes les femmes ne sont pas égales face à la contraception et à l’avortement. Selon le Guttmacher Institute, 862 320 IVG ont été pratiquées en milieu médical aux Etats-Unis en 2017. Les trois quarts concernaient des Américaines pauvres ou à faibles revenus. Or, les femmes les plus précaires sont aussi celles qui sont membres de minorités ethniques.

Dans l’Etat du Mississippi, par exemple, les personnes de couleur (Noirs, Hispaniques, peuples indigènes, etc.) représentent 44 % de la population, mais 80 % des femmes qui se font avorter sont issues de minorités ethniques, détaille ABC News. Au Texas, les chiffres sont respectivement de 59 % et 74 %, et en Louisiane de 42 % et 72 %. Pourquoi de telles disparités ? Tout simplement parce que ces femmes ont souvent un accès limité aux soins de santé et à un moyen contraceptif efficace. En outre, les écoles dispensent souvent une éducation sexuelle inefficace ou inadéquate. Pour ces personnes, voyager à des centaines de kilomètres pour trouver une clinique proposant des IVG ne sera pas une option.

Par ailleurs, bon nombre d’Etats susceptibles d’interdire l’avortement sont aussi ceux qui offrent le moins de prestations sociales aux mères et aux enfants, et qui présentent des niveaux élevés de pauvreté infantile. Des études ont montré que le fait de se voir refuser un avortement a des effets économiques à long terme : à la suite d’une grossesse non désirée, les femmes ont davantage de risques de manquer d’argent pour couvrir leurs dépenses de première nécessité (nourriture, vêtements, loyer, etc.).

Toujours selon le Guttmacher Institute, une personne sur dix ayant subi un avortement en 2014 était une adolescente. Autant de jeunes filles qui, si l’arrêt Roe vs Wade était supprimé, seraient potentiellement obligées de mener leur grossesse à terme. Selon les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, devenir mère si jeune a un coût économique et social faramineux : seulement la moitié des mères adolescentes obtiennent un diplôme d’études secondaires, contre 90 % pour les femmes qui n’accouchent pas pendant l’adolescence. Les enfants de mères adolescentes sont aussi plus susceptibles d’avoir des problèmes de santé, d’être incarcérés, d’avoir un bébé à l’adolescence et d’être confrontés au chômage en tant que jeunes adultes.

D’autres droits menacés ?

Aux Etats-Unis, la Cour suprême détient le monopole de l’interprétation de la Constitution et les arrêts qu’elle rend sont une source de droit capitale au sein de cet Etat fédéral. Supprimer l’arrêt Roe vs Wade reviendrait donc à faire sauter un verrou constitutionnel. En conséquence, cela ouvrirait la porte à une remise en cause potentielle de toute une série d’autres droits. C’est la crainte formulée, mardi 3 mai, par le président américain Joe Biden qui a estimé que l’argumentaire déroulé dans le projet de décision de la Cour suprême allait « bien au-delà » de l’IVG. Le démocrate a ainsi cité le droit à la contraception ou le mariage entre personnes du même sexe comme pouvant être remis en cause par un « changement fondamental » de doctrine de la plus haute juridiction américaine.

Par LEMONDE.FR

 

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