Du nouveau type de Sénégalais au nouveau type de député
Les Sénégalais ont toujours critiqué leurs députés, surtout ces dernières années, s’interrogeant même quelquefois sur l’utilité de l’Assemblée nationale que d’aucuns appellent « chambre d’enregistrement » ou « chambre d’applaudissement », non sans raison. Ceux de mon âge se rappellent l’anecdote du marabout qui avait proposé au président Senghor de mettre dans sa liste de députés un de ses talibés et qui, face à la réticence du président, lui avait rétorqué : « Et pourtant il sait applaudir et crier bravo ! » Il n’avait pas tout à fait tort, bien qu’à l’époque les choses n’étaient pas aussi gâtées. Les Sénégalais ont donc critiqué le fort taux d’absentéisme qui prévaut au parlement, les querelles de borne-fontaine qu’on y observe, la vulgarité et l’indécence de certains parlementaires, doublées de l’ignorance totale de leur fonction, ainsi que l’arrogance de la majorité, etc. Mais jamais ils n’auraient imaginé le niveau d’insolence agressive, de manque de discernement, de tenue et de retenue, noté à l’occasion de l’installation de la quatorzième législature, surtout de la part d’opposants nouvellement élus, et sur qui était fondé tant d’espoir de ruptures positives.
La force musculaire ne fait pas le bon député, mais plutôt l'intelligence et la force de caractère
C’est comme s’ils ne savaient pas que la force musculaire ne fait pas le député, mais bien plutôt l’humilité, la disponibilité, la générosité, l'intelligence et la force de caractère. Car, en vérité, si les muscles définissaient le député, on aurait choisi les représentants du peuple dans les écuries de lutte. Et Balla Gaye serait le meilleur profil pour occuper le perchoir ou bien Modou Lo. Mais alors on ne parlerait plus de « parlement » et de « parlementaire », mais… Bref, je ne dis pas qu’un lutteur ou un boxeur ne fait pas un bon député. Que non ! Car les corps sains et forts conviennent aux grands esprits. (J’ai lu des poèmes de haute facture du grand champion Abdou Rakhmane Ndiaye, dit Falang, de Mame Gorgui Ndiaye, l’enfant chéri de Dakar. J’ai écouté des discours pleins de sagesse de lutteurs. Celui de Gris Bordeaux, à l’occasion d’une cérémonie de présentation de condoléances, m’a particulièrement marqué.) Il lui faudrait simplement comprendre, monsieur l’athlète, si jamais il était hissé à la dignité de député, que là, c’est sa force cérébrale qu’on sollicite et sa capacité à comprendre et à convaincre les intelligences, et non à contraindre les corps et à les terrasser. Les vociférations et autres grossièretés langagières, non plus, ne font pas un bon député. Car on attend de lui qu’il vote des lois, et donc qu’il les comprenne, les améliore, les perfectionne. On attend de lui qu’il contrôle l’action du gouvernement, ce qui demande du travail, de la sagacité et de la sérénité. On attend de lui non pas qu’il se fasse entendre en braillant, mais qu’il se fasse comprendre en argumentant et qu’il exprime les points de vue des populations et intervienne en leur faveur.
Le titre honorable ne devrait-il pas être réservé aux députés qui s’illustrent positivement dans l’exercice de leur fonction ?
Hélas, par leurs agissements du 12 septembre, certains députés ont démontré à la face du monde qu’ils ne méritent pas les honneurs à eux fait par ce peuple en les élevant à un si haut rang. Et ce n’est pas trop dire. Car on peut critiquer les institutions de ce pays, mais on se doit de les respecter, de les faire respecter et travailler à leur renforcement. On ne peut pas, en un jour aussi solennel que celui de l’installation du bureau du parlement, piétiner l’institution en insultant la doyenne d’âge préposée à la présidence de séance, en arrachant le microphone central, en déchirant et en jetant par terre les bulletins de vote, en enfourchant l’urne, en chevauchant le pupitre, en marchant sur les tables, en cassant du mobilier… Toute cette folie dans le but d’empêcher le déroulement du vote, sous prétexte d’arguments fallacieux, vite démontés par les techniciens du droit. Et obliger l'administration de l’institution à recourir à la gendarmerie pour éviter le pire, et dire qu’on respecte ses collègues, qu’on respecte ses concitoyens, et qu’on aime ce pays. Ce n’est pas vrai. Si le titre d'honorable qui signifie « celui qui mérite les honneurs », au lieu de t'embellir, t'enlaidit, il y a problème. Si ta présence loin d’élever l'institution parlementaire le ravale à un niveau aussi bas, il y a problème. Un jeune garçon m’a interrogé le jour du scandale en ces termes : « Le titre honorable ne devrait-il pas être réservé aux députés qui s’illustrent positivement dans l’exercice de leur fonction ? » Je n’ai pas répondu à la question. Mais elle m’a fait réfléchir.
Et tout ce tintamarre pour taper dans l’œil des Sénégalais et cacher ses propres turpitudes
Car (et il faut le reconnaître) tout cela n’était que du « tapalé » (tape-à-l’œil). Car la messe était déjà dite, en ce qui concerne la présidence de l'institution, et les espoirs de changement de beaucoup d’électeurs dissipés, dès lors que l’opposition n’a pas pu s’entendre sur une candidature unique de l'inter coalition Yewwi-Wallu. Or, ils savaient tous, depuis le début, qu’ils n’allaient pas s’entendre et ne pouvaient pas s’entendre. Car ils veulent la même chose : le pouvoir ; ne partagent pas la même vision du Sénégal à bâtir. Et même au sein de Yewwi on se surveille, on s’espionne : on ne se fait pas confiance, et pour cause… Voyez-vous : l’opposition disposait de trois candidats, sur un total de quatre-vingt-deux députés, dont cinquante-six pour Yewwi, vingt-quatre pour Wallu et deux non-inscrits. Là où le pouvoir n’avait qu’un seul candidat et quatre-vingt-trois députés. Alors pourquoi tout ce tintamarre ? Car, en vérité, dans de telles conditions, le vote était une simple formalité ; le résultat prévisible. Et je demande : « Comment celui-là qui ne sait pas mettre de l’ordre dans ses rangs peut-il prétendre imposer la discipline chez l’autre ? Comment celui-là qui ne sait pas se gouverner peut-il prétendre diriger le parlement ? » Je demande : « N’est-ce pas cette inconséquence, ce manque de respect à l’intelligence des populations qui détourne les Sénégalais de la chose politique et de ces acteurs ? »
Le chroniqueur Yoro Dia a raison de s’étonner de l’étonnement des Sénégalais face au désolant spectacle
Car, argumente-t-il, dans son papier intitulé « Indignation illégitime » : le spectacle de l’installation de la quatorzième législature est à l’image de ce que le Sénégal est devenu sur le plan politique et intellectuel. Et de poursuivre : le spectacle auquel on a assisté à l’Assemblée se joue tous les jours dans nos rues devenues de véritables laboratoires de sociologie de l’incivisme. En effet, on a senti venir : le nouveau type de sénégalais, qui est le reflux du grand flot soulevé par les pères des indépendances, a donné naissance au nouveau type de député. Et l’Assemblée nationale, hélas ! se pare, de législature en législature, des atours de la place publique. Or, « où commence la place publique, commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses », dit le philosophe Nietzsche. « La place publique est pleine de bouffons tapageurs (…) Ils sont les maîtres du moment. » Et l’on pourrait s’écrier avec Zarathoustra : « Trop longtemps on leur a donné raison, à ces petites gens : et c’est ainsi que l’on a fini par leur donner la puissance – maintenant ils enseignent : « Rien n’est bon que ce que les petites gens appellent bon. » Hélas ! Hélas ! Vivement le meilleur type de sénégalais !
Ne me parlez pas des dérives du pouvoir actuel et de ses gens pour justifier les errements de l'opposition
Et surtout, ne me parlez pas des dérives du pouvoir actuel et de ses gens pour justifier les comportements antirépublicains de l’opposition. Ne me parlez pas des députés trafiquants de faux passeports, trafiquants de faux billets et grands insulteurs, pour décharger les députés bagarreurs, arracheurs de micros et porteur d’urne… Ne me parlez pas des béni-oui-oui. On les a dénoncés. On les dénonce toujours. Hélas, à chaque camp ses « éléments hors du commun ». À chaque camp ses gaffeurs. Et les faiseurs de gaffes, c’est blanc bonnet et bonnet blanc : ils se vilipendent, mais ils ne tardent guère à s’embrasser. Car, ils se ressemblent. Et tout frustré d’un camp est accueilli en pompe par le camp adverse… Or, ce peuple souhaite la rupture. Le changement authentique qui plonge ses racines dans les cœurs et les consciences. Ce peuple rêve d’un nouveau jour, sous un nouveau soleil… En vérité, la plus grande des bêtises est de répondre à la bêtise par la bêtise, de justifier son mauvais comportement par celui de son adversaire. De répondre au fou par le fameux « Je suis plus fou que toi ». Alors un seul mot d’ordre : « Ensemble, changeons de comportements et développons le Sénégal. »
On n’éteint pas un incendie en y versant de l’essence ou en y jetant des braises
C’est pourquoi je dénonce la déclaration de la conférence des leaders de Benno Bokk Yaakaar appelant à la confrontation la prochaine fois que les députés de l’opposition essaieront de perturber une séance. En effet, elle demande au groupe parlementaire issu de son camp à « prendre ses responsabilités, en se mobilisant comme un seul homme pour faire face, dans l’hémicycle, à des émeutiers qui tenteront de faire de l’Assemblée un espace d’une guérilla commencée dans la rue. » Je les appelle à la raison : on n’éteint pas le feu avec de la braise.
Qu’ils n’oublient surtout pas leur part de responsabilité en tant que coalition au pouvoir dans l’état de déliquescence où se trouvent les institutions étatiques de notre pays. Sans cette mémoire, doublée d’un fort sentiment de regret, se rectifier leur sera difficile. J’appelle aussi à la raison le président de la conférence des leaders de Yewwi Askan wi : il condamne la présence des forces de l’ordre dans l’hémicycle, en passant sous silence le vandalisme de ses ouailles. Voici ce qu’il dit : « Le spectacle, qui s’est joué le 12 septembre 2022 au sein de l’Hémicycle, avec le déploiement des forces de la Gendarmerie, inspire à la fois de la répulsion et de la tristesse. Il renvoie à une hideuse image des institutions de la République. Il est déplorable que la mouvance présidentielle en arrive à user de la force dans un espace de débats contradictoires par essence et d’expression de la pluralité démocratique. » Je lui rappelle que reconnaître sa part de responsabilité dans une affaire malheureuse est une preuve de grandeur. Il aurait dû, comme le suggère le contributeur Niokhor Tine, dans son dernier papier, ne serait-ce que « tirer les oreilles aux chenapans de Yewwi », s’il n’a pas le courage de condamner leurs actes.
Laisser les manteaux politiques hors de l’Assemblée et se draper d’honorabilité
Pour conclure, je rappellerai à nos élus qu’ils doivent laisser leur manteau politique hors de l’hémicycle, et être des députés du Sénégal et non ceux d’un parti ou d’une coalition ; et savoir que l’immunité parlementaire n’est pas un gris-gris de protection, garant d’impunité. Ils doivent épargner l’institution parlementaire de la politique politicienne : chaque député doit participer à son rayonnement, en polissant chaque jour son honorabilité. Chaque député doit penser à ce qu’il apporte à l’institution, et toujours s’améliorer pour mieux l’améliorer. Je leur dirais : « Ne vous prenez pas pour des rhinocéros : vous êtes plus que des muscles ! » Je leur dirais : « Ne vous prenez pas pour des moins que rien, vous êtes plus que tout ! » Je rappellerai que le citoyen discipliné imprégné de civisme et de citoyenneté est le premier palier du développement ; qu’on ne construit pas un pays sur le pourrissement des mœurs et l’abrutissement des populations ; que le respect de soi et des autres, même dans l’adversité, même dans la guerre, est la meilleure parure ! On dit que la pirogue du fou n’accoste guère ou seulement pour couvrir de honte les siens, laissez-moi croire que celle du nouveau type de député abordera le rivage de la bonne conduite parlementaire. Dieu veille sur le Sénégal. Patriotiquement.
ABDOU KHADRE GAYE
Écrivain, président de l’EMAD