Mémoire en fagots
Doris Miller (1919-1943) était un cuisinier afro-américain de la marine américaine et un héros de l’attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, qui fit entrer les USA dans la Deuxième Guerre mondiale. Le jeune marin black originaire du Texas a aidé à transporter des marins blessés en sécurité pendant le raid japonais contre la base de l’US Navy, dans l’archipel d’Hawaï. Il a ensuite manié une mitrailleuse antiaérienne de calibre 50 et, malgré aucune formation préalable en artillerie, a abattu entre quatre et six avions ennemis, selon un documentaire que vient de lui consacrer la chaîne TV thématique Histoire.
Miller reçut alors la Navy Cross des mains du célèbre amiral Nimitz, le grand vainqueur de la bataille du Pacifique. Miller a été tué au combat lorsque son navire a été torpillé par un sous-marin japonais, lors de la bataille de Makin, dans les îles Gilbert. Les Américains viennent de donner son nom à l’un de leurs porte-avions de dernière génération, le ‘’USS Doris Miller’’, actuellement en construction en Virginie. De propulsion nucléaire, il sera capable de transporter 80 avions avec un équipage de 6 000 marins. Sa mise à l’eau est prévue en 2030.
Pourtant, c’est le controversé ancien président Donald Trump qui a entériné le choix de Doris Miller comme parrain du futur fleuron de l’US Navy. Pour les Américains, à l’instar de beaucoup de pays, dont certains ne sont pas des puissances, en dépit des fractures raciales, les héros doivent être célébrés, les victoires collectives ressuscitées, les élans gagnants rappelés aux jeunes générations. Les Algériens célèbrent au quotidien les combattants du FLN, héros de leur guerre d’indépendance ; un carré leur est spécialement dédié au cimetière d’El Alia. Ces Français auteurs du massacre de Thiaroye, fixent les victoires de leur dernier empereur, Napoléon, en donnant à des stations du métro parisien, ponts ou à des rues, des noms évoquant ses victoires : Austerlitz, Sébastopol, Lena, Aboukir…
Les drames, les blessures, les reculs aussi doivent être racontés, nécessaire thérapie pour juguler les traumatismes qui rythment au quotidien nos pays ; obligatoire souvenir pour trouver des explications à nos travers d’aujourd’hui ; enfin pour mieux dire que l’État est souvent symboliquement à hauteur d’homme et que, comme pour lui, ‘’la vie n’est pas un long fleuve tranquille’’.
Ici, nos mémoires s’anesthésient sous l’action de médias dévergondés dans un contexte de marginalisation de ceux qui peuvent entretenir ce type de débat. La commémoration n’est pas installée dans l’agenda de la presse ; l’évocation de ces sujets est circonscrite aux cercles académiques ou culturels, mais ils ne sont pas partagés. Le massacre de Thiaroye ? Pfff…
Pourtant, le rappel de ces événements serait salvateur, surtout que la tension politique que traverse le Sénégal cache une fracture entre les générations, les références étant différentes, les modèles antagonistes, voire les conceptions de la vie en société contraires. L’appropriation d’une certaine mémoire aurait, en effet, pu faire naître d’autres postures que la violence, car cette dernière a été la réponse que la colonisation a souvent apportée à nos désirs de vie, d’émancipation et de liberté.
Lors des derniers mois, le récit politique s’est déroulé en paraissant coupé des héritages, comme si les élans patriotiques portés en bandoulière étaient une nouveauté, comme si les alternances politiques n’avaient pas commencé ici avant même l’indépendance, quand Blaise Diagne battait Carpot, quand Senghor arrachait la députation à Me Lamine Guèye.
Contre l’oubli
Il faut raconter l’Histoire pour que le présent soit vrai et non rendu artificiel par la fausse perception de notre passé. C’est la manière qu’ont les peuples de tirer des leçons de leur Histoire qui les différencie. La force d’un pays comme Israël ne s’explique pas autrement. Que dire de la Chine ? Du Maroc ? Voire le Rwanda ? Les grandes nations se souviennent par la commémoration systématique et posent des marqueurs contemporains pour donner du sens au consensus fédérateur qui forge leur identité. Cela renforce l’amour de la patrie et flatte les orgueils citoyens.
Milan Kundera écrit que ‘’chaque pays a son odeur. C’est dans la mémoire qu’elle reste le plus longtemps. On oublie les visages, on oublie les noms. L’odeur de la patrie, on ne l’oublie jamais’’. Il y a 79 ans maintenant que le massacre de Tirailleurs a eu lieu. Bien sûr, Sembène Ousmane a immortalisé la tragédie avec son film ‘’Camp de Thiaroye’’ et le cimetière qui abrite les sépultures des suppliciés du 1er décembre 1944 est là pour rappeler que personne n’a oublié.
Certes, nos héros sont là, parmi nous, ‘’vivants parce que dans la mémoire des hommes’’, vivants par les rues, avenues, écoles et universités qui portent leurs noms. Pour autant, célébrons-nous comme il se doit l’ignominie de Thiaroye 44 ? La dynamique de repentance de l’esprit colonial français doit franchir le Sahara et s’établir en Afrique subsaharienne, car les comptes ne sont toujours pas bons. Certes, ils les ont assassinés, mais ils ne les ont pas tués, car ces Tirailleurs sont la mauvaise conscience de l’ancien colon.
Il nous faut nous souvenir pour consolider le consensus national, la cohésion sociale au-delà de nos différences et notre État. À l’heure où l’Afrique réclame un nouvel ordre mondial où elle serait moins marginalisée, où sa puissance démographique et ses immenses ressources seraient valorisées, elle ne sera respectée que si ses interlocuteurs la voient mettre en avant sa conscience historique pour tirer profit des fagots de ses mémoires.
Par Ass Birago Diagne