Une opportunité pour les jeunes ou une fuite des cerveaux ?
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Le ministère de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères du Sénégal a annoncé, le mardi 4 février 2025, l’ouverture des inscriptions pour le dépôt des dossiers de candidature au programme de migration circulaire avec l’Espagne. Ce programme, qui vise à recruter des ouvriers agricoles pour des emplois saisonniers en Espagne, a suscité un engouement massif parmi les jeunes Sénégalais. Cependant, il soulève des questions cruciales sur l’équilibre entre les besoins de l’Europe en main-d’œuvre et la nécessité pour le Sénégal de retenir sa jeunesse pour son développement économique.
Le programme de migration circulaire s’inscrit dans le cadre d’une coopération bilatérale entre le Sénégal et l’Espagne. Il offre aux travailleurs sénégalais la possibilité de bénéficier d’emplois saisonniers en Espagne tout en garantissant leur retour au pays à la fin de leur contrat.
Selon le communiqué officiel, les inscriptions se feront exclusivement en ligne via le site https://baos.sec.gouv.sn, du 5 au 7 février 2025.
Ce modèle de migration circulaire est présenté comme une alternative à la migration irrégulière, souvent périlleuse, et comme une solution pour lutter contre le chômage des jeunes. Cependant, il intervient dans un contexte où l’Europe, confrontée à une population vieillissante, cherche à combler un déficit croissant de main-d’œuvre, tandis que l’Afrique, et notamment le Sénégal, doit compter sur sa jeunesse pour impulser son développement.
Dès l’annonce du programme de migration circulaire entre le Sénégal et l’Espagne, une vague d’enthousiasme a déferlé sur la jeunesse sénégalaise. Des milliers de jeunes, avides de saisir cette opportunité, se sont rués vers la plateforme en ligne et les administrations pour constituer leurs dossiers de candidature. Cet engouement massif a mis en lumière les défis logistiques et administratifs auxquels sont confrontés les candidats, mais aussi les espoirs et les désillusions qui accompagnent ce genre de programme.
Le casier judiciaire, un sésame difficile à obtenir
Dans les jours qui ont suivi l’annonce, les tribunaux de Dakar, de Pikine et de Guédiawaye ont été pris d’assaut par des centaines de jeunes venus demander leur casier judiciaire, un document indispensable pour postuler. Les délais d’obtention, habituellement de quelques jours, se sont allongés de manière significative. Les rendez-vous, normalement programmés dans la semaine, ont été reportés à près d'une semaine, voire plus. Les files d’attente interminables devant les tribunaux témoignent de l’urgence et de la détermination des candidats à ne pas rater cette chance.
Cette ruée vers les documents administratifs reflète l’espoir que suscite ce programme chez les jeunes Sénégalais, souvent confrontés à un chômage endémique et à un manque de perspectives dans leur pays. Pour beaucoup, partir travailler en Espagne, même temporairement, représente une chance de gagner décemment leur vie et de soutenir leur famille.
À l’heure actuelle, il est difficile d’évaluer avec précision le nombre total de candidatures enregistrées. Cependant, selon une source anonyme au sein du ministère de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères, plus de 24 000 jeunes ont déjà soumis leur dossier sur la plateforme en ligne. Cette affluence record a mis à rude épreuve les capacités techniques de la plateforme, qui a connu des ralentissements et des interruptions à plusieurs reprises.
Cette ruée vers le programme de migration circulaire illustre à quel point les jeunes Sénégalais sont prêts à saisir la moindre opportunité pour améliorer leur situation. Cependant, derrière cet enthousiasme, se cachent des réalités souvent méconnues, voire ignorées par les candidats.
Les mises en garde de Serigne Saliou Mbaye : ‘’Beaucoup ne savent pas ce qui les attend.’’
Serigne Saliou Mbaye, un Sénégalais installé à Rubí (Barcelone), en Espagne, depuis plusieurs années, apporte un éclairage précieux sur les conditions de travail qui attendent les jeunes, une fois sur place. Selon lui, beaucoup de candidats sous-estiment la dureté du travail agricole, souvent physique et exigeant, et surestiment les avantages financiers. ‘’Le travail de récolte est très pénible’’, explique-t-il. ‘’Ce n’est pas un emploi qui demande un niveau d’études élevé, mais il exige une grande endurance physique. Beaucoup de jeunes arrivent avec des rêves plein la tête, mais ils ne réalisent pas à quel point ce travail est difficile’’.
Un autre problème, selon Serigne Saliou, est que certains jeunes choisissent de ne pas rentrer au Sénégal, à la fin de leur contrat. ‘’Une fois en Espagne, certains préfèrent disparaître dans la nature plutôt que de retourner au pays. Ils préfèrent perdre leur passeport, deviennent clandestins et se retrouvent dans des situations précaires. C’est un vrai problème, car cela nuit à la réputation du programme et des travailleurs sénégalais en général’’.
Un programme avantageux pour l’Espagne, mais à quel prix ?
Serigne Saliou reconnaît cependant que ce programme est avantageux pour les autorités espagnoles. ‘’Les contrats sont à moindre coût pour l’Espagne. Les travailleurs saisonniers sont payés au salaire minimum et ils n’ont pas accès aux mêmes avantages sociaux que les travailleurs locaux. Pour l’Espagne, c’est une main-d’œuvre bon marché et facile à gérer’’.
Cette réalité économique soulève des questions sur l’équité de ce type de programme. Si les travailleurs sénégalais contribuent à combler le déficit de main-d’œuvre en Espagne, ils le font souvent dans des conditions précaires et sans perspectives d’évolution professionnelle.
Pour le Sénégal, le défi est de s’assurer que ces programmes bénéficient réellement aux jeunes, sans les exposer à l’exploitation ou à la précarité.
L’engouement des jeunes Sénégalais pour le programme de migration circulaire avec l’Espagne est compréhensible dans un contexte où les opportunités économiques locales sont rares. Cependant, il est essentiel que les candidats soient bien informés des réalités qui les attendent et que les autorités sénégalaises et espagnoles travaillent ensemble pour garantir des conditions de travail décentes et un retour sécurisé des travailleurs à la fin de leur contrat.
En attendant, la ruée vers la plateforme d’inscription et les tribunaux continue, portée par l’espoir d’une vie meilleure. Mais, comme le rappelle Serigne Saliou Mbaye, ‘’partir à l’étranger n’est pas une solution miracle. Il faut être prêt à affronter les difficultés et ne pas perdre de vue l’objectif final : revenir au pays pour contribuer à son développement’’.
L’Europe face à son déficit démographique
L’intérêt de l’Espagne pour ce programme s’inscrit dans un contexte plus large de pénurie de main-d’œuvre en Europe. Selon une étude du Center for Global Development publiée il y a trois ans, l’Europe comptera 95 millions de travailleurs de moins en 2050 qu’en 2015. Cette situation est due à une population vieillissante et à un taux de natalité insuffisant. Les chercheurs estiment que la migration est la seule solution viable pour combler ce déficit et l’Afrique, avec sa population jeune et croissante, représente un réservoir de main-d’œuvre potentiel.
Charles Kenny, auteur de l’étude, souligne que ‘’la migration est la seule réponse qui peut combler le fossé’’. L’Europe, grâce à sa proximité géographique avec l’Afrique, a un avantage stratégique pour attirer cette main-d’œuvre. Cependant, cette dynamique pose des questions éthiques et économiques pour les pays africains, qui risquent de voir partir une partie de leur jeunesse, essentielle à leur développement.
Le Sénégal, comme de nombreux pays africains, est confronté à un dilemme complexe. D’un côté, le programme de migration circulaire offre des opportunités économiques à des milliers de jeunes, souvent confrontés au chômage et au manque de perspectives. De l’autre, le pays a besoin de sa jeunesse pour impulser son développement économique et social.
Avec un âge médian de 19 ans et 75 % de la population âgée de moins de 35 ans, le Sénégal est un pays jeune. Selon la Banque mondiale, la population des jeunes en Afrique augmentera de 42 % d’ici 2030 et pourrait doubler d’ici 2055. Au Sénégal, environ 200 000 à 300 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail, alors que l’économie formelle ne crée que 30 000 emplois. Cette situation pousse de nombreux jeunes à se tourner vers l’émigration, légale ou clandestine, souvent au péril de leur vie.
Les efforts du Sénégal pour retenir sa jeunesse
Face à ces défis, l’État sénégalais a mis en place plusieurs programmes pour promouvoir l’emploi et l’entrepreneuriat des jeunes. Parmi eux, le Programme des domaines agricoles communautaires (Prodac), le Fonds de financement de la formation professionnelle et technique (3FPT), et l’Agence nationale pour la promotion de l’emploi des jeunes (ANPEJ). Ces initiatives visent à créer des emplois durables et à accompagner les jeunes dans leurs projets entrepreneuriaux.
Cependant, ces programmes souffrent souvent de lacunes en termes de coordination, de gouvernance et d’inclusivité. Beaucoup de jeunes, surtout dans les zones rurales, ignorent l’existence de ces opportunités. En conséquence, certains se tournent vers des activités informelles, comme les motos-taxis ou risquent leur vie dans des traversées périlleuses vers l’Europe.
Le programme de migration circulaire avec l’Espagne représente une opportunité pour de nombreux jeunes Sénégalais, mais il ne doit pas être perçu comme une solution miracle. Pour le Sénégal, il est crucial de trouver un équilibre entre offrir des opportunités à sa jeunesse et préserver son capital humain pour son développement. Cela nécessite une meilleure coordination des politiques publiques, une amélioration des programmes de création d’emplois et une sensibilisation accrue des jeunes aux opportunités disponibles dans leur pays.
Si la migration circulaire peut apporter des bénéfices économiques à court terme, elle ne doit pas détourner l’attention des défis structurels auxquels fait face le Sénégal. Le pays a besoin de sa jeunesse pour construire son avenir et cela passe par des investissements massifs dans l’éducation, la formation et la création d’emplois durables. L’Europe, de son côté, doit reconnaître sa responsabilité dans le soutien au développement des pays africains, afin que la migration ne soit pas perçue comme une fuite, mais comme un choix parmi d’autres.