Publié le 19 Sep 2023 - 18:20
ALLIANCE DES ÉTATS DU SAHEL

CEDEAO des élus VS CEDEAO des putschistes  

 

Face aux menaces de la CEDEAO dont ils font encore partie et à la montée du péril djihadiste, le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont mis en place l’Alliance des États du Sahel (AES). Une mise en garde contre l’organisation régionale, selon nombre de spécialistes. Décryptage avec le spécialiste du Sahel Thierno Souleymane Diop Niang et le journaliste malien Massiré Diop.

 

C’est un nouveau pas de franchi dans le fossé entre la CEDEAO des présidents élus et la CEDEAO des putschistes. Le week-end dernier, il a été rendu public la signature d’un accord dénommé ‘’Charte du Liptako-Gourma’’, portant création de l’Alliance des États du Sahel, réunissant le Burkina Faso, le Mali et le Niger : trois États dirigés par des juntes militaires. Les articles 6 et 7 de cette charte feront sans doute l’objet d’une attention toute particulière au niveau de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest. Il ressort de l’article 6 que : ‘’Toute atteinte à la souveraineté et à l’intégrité du territoire d’une ou plusieurs parties contractantes sera considérée comme une agression contre les autres parties et engagera un devoir d’assistance et de secours de toutes les parties, de manière individuelle ou collective, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité au sein de l’espace couvert par l’alliance.’’

En sus des attaques dans la zone du Liptako-Gourma, autrement appelé la ‘’zone des trois frontières’’, les parties s’engagent également de s’assister mutuellement dans certaines conditions, même lorsque les attaques interviennent en dehors de la zone visée par la charte. ‘’L’agression, telle qu’évoquée à l’article 6, comprend également toute attaque contre les forces de défense et de sécurité de l’une ou plusieurs parties contractantes, y compris lorsque celles-ci sont déployées à titre national  sur un théâtre d’opérations en dehors de l’espace de l’alliance ; toute attaque et en tous lieux contre les navires ou aéronefs de l’une ou plusieurs parties’’, insiste l’article 7 de la charte.

Une disposition qui conforte nombre d’observateurs qui pensent que cette nouvelle charte a été conclue surtout en représailles des menaces d’intervention militaire de la CEDEAO qu’à lutter contre le terrorisme. 

Joint par téléphone, le journaliste Massiré Diop, qui travaille beaucoup sur les questions sécuritaires, explique : ‘’Il est difficile, en effet, de ne pas penser à une réponse à la CEDEAO qui, comme vous le savez, a évoqué l’hypothèse d’une intervention militaire au Niger. D’aucuns disent même que c’est imminent. À partir de là, les gens se préparent au pire. Nous espérons qu’on ne va pas en arriver à une confrontation interarmées qui serait très dommageable pour toute la sous-région. Mais il y a de quoi être inquiet.’’

Depuis quelque temps, informent des sources maliennes, les signes qui montrent que les militaires sont sur le qui-vive ne cessent de multiplier. D’abord, le président Tiani du Niger a pris une série de décrets pour autoriser le Mali et le Burkina Faso à pouvoir intervenir en cas d’intervention de la CEDEAO. Ensuite, on a noté que les deux pays ont tenu plusieurs réunions pour parer à cette éventualité. Certains spécialistes disent même qu’ils ont sollicité une intervention du président russe, pour leur venir en appoint. Last but not least, ces derniers jours,  les Maliens ont assisté à une tournée de l’adjoint du ministre russe de la Défense.

Interpellé sur cette tournée, Massiré Diop confirme et précise : ‘’(Samedi dernier) même, il a tenu une réunion avec le ministère de la Défense. On a dit que c’était avec une délégation conduite par le ministre de la Défense du Niger, mais on n’a pas vu ce dernier dans les vidéos. Avant le Mali, le ministre russe de la Défense a été au Burkina. Dans ce contexte très tendu, oui, les gens ne manquent pas de faire le lien avec ce qui se passe dans la sous-région. Nous espérons qu’on n’en arrivera pas à ce stade.’’  

Un acte de défiance supplémentaire contre la CEDEAO

Spécialiste des relations internationales, le chercheur Thierno Souleymane Diop Niang, qui vient de publier aux éditions L’Harmattan ‘’Le Sahel, épicentre géopolitique : des solutions endogènes face à l’enjeu sécuritaire’’, estime qu’il faudrait attendre un peu pour en savoir davantage sur les contours de cette nouvelle alliance, notamment par rapport à ses missions, à la répartition des rôles et les actions concrètes à mener. Pour le moment, le spécialiste du Sahel y voit surtout une volonté de renforcer la synergie entre les trois États et d’autoprotection. ‘’Ce qu’on peut relever, c’est que ces États  veulent renforcer la dynamique d’autoprotection en dehors de toute stratégie venue d’ailleurs. Il faut y voir une volonté de prendre en charge leur propre destinée, une volonté d’imprimer eux-mêmes leurs marques, leurs stratégies pour assoir une véritable ligne directrice autour de la paix, de la sécurité dans toute la région sahélienne. Maintenant, il faudra attendre un peu pour voir quel est le contenu de l’accord, les actions à mener pour le faire fonctionner’’. 

D’habitude donnée comme exemple d’organisation régionale en Afrique et dans le monde, en raison notamment des facilitations apportées dans la circulation des personnes et des biens, la CEDEAO est ainsi confrontée à un nouvel obstacle dans sa quête d’autorité.

Aujourd’hui, la question qui se pose est tout simplement de savoir si son avenir même n’est pas menacé ? Une chose est sûre : les 15 ne parlent plus le même langage. Et ce nouvel acte posé par les putschistes du Mali, du Burkina Faso et du Niger ne sera pas de nature à ramener la sérénité dans l’espace.

Pour Thierno Niang, les prochains jours pourraient édifier sur la posture de la CEDEAO vis-à-vis de cet accord, quant à notamment sa légitimité et sa légalité, même si le spécialiste considère qu’il n’y a rien d’illégal.

Les experts s’accordent en tout cas à dire que c’est une épreuve pas simple que traverse l’organisation sous-régionale. Ils appellent de tous leurs vœux une solution concertée et pacifique, pour sauver la CEDEAO qui est une organisation utile. Massiré Diop : ‘’Dans une organisation comme la CEDEAO, des épreuves comme ça ne peuvent pas manquer ; c’est même nécessaire parfois. Cela va peut-être permettre à l’organisation de se remettre en cause, de s’adapter aux circonstances nouvelles.’’ Le journaliste d’ajouter : ‘’Au-delà des principes, de la lutte contre les coups d’État, l’organisation doit aller dans le sens de pousser les États à être plus vertueux. La démocratie ne se limite pas à des élections. Nous regrettons, tous, les coups d’État. Mais la CEDEAO doit aussi prendre en charge les signes avant-coureurs, si elle veut préserver son autorité et sa légitimité, et ne pas se focaliser sur la lutte contre les coups d’État. Tant qu’on ne travaille pas sur les causes, les problèmes vont perdurer. Il faut mener ces réformes pour passer d’une CEDEAO des chefs d’État à une véritable CEDEAO des peuples.’’

Thierno Souleymane Diop Niang : ‘’Il faut y voir une volonté de renforcer la dynamique d’autoprotection.’’

Embouchant la même trompette, Thierno Souleymane Diop Niang insiste sur la nécessité de préserver cette organisation vitale, dans un monde et une époque où il est fondamental de s’unir. ‘’Je crois que c’est une organisation (la CEDEAO) vitale et on doit tout faire pour qu’elle ne meure pas de sa belle mort. Elle a réussi l’intégration de la région, la circulation des personnes et des biens, malgré tous les couacs. Nous sommes dans un monde où il est nécessaire d’avoir des synergies, une intégration.

Aujourd’hui, le grand ensemble est devenu un principe pivot sur la scène internationale’’, insiste l’écrivain sénégalais qui invite également à des réformes : ‘’On peut dire que l’organisation est sous les ordres de ce qu’on appelle ‘le club des chefs d’État’. Je pense qu’elle doit œuvrer pour dépasser ce stade et prêter plus attention aux préoccupations des peuples qu’elle est censée représenter. Nous devons nous sentir, en tant que populations, dans les décisions et les dynamiques de la CEDEAO. Il faut donc mener immédiatement les réformes ou la refondation qui s’imposent pour que l’organisation continue d’être un instrument  d’intégration.’’

Pendant que la CEDEAO des élus fait l’objet de vives contestations, la ‘’CEDEAO des militaires’’, elle, continue de surfer sur la vague de mécontentements contre l’Occident et la France en particulier. À entendre le chercheur Niang, les juntes, à la différence des élus, semblent bien avoir entendu la colère des jeunesses africaines et travaillent à y répondre. ‘’Ces autorités militaires s’adressent surtout à leurs jeunesses. Ma conviction est qu’il y a des stratèges derrière cette entité qui vient de naitre. C’est pourquoi dans l’ensemble, elle est bien reçue par les populations. Je pense que cette alliance peut aller très loin. D’autant plus que le contexte dans ces trois pays est très favorable, avec notamment l’isolement dont ils font l’objet sur la scène internationale’’.

De l’avis du spécialiste en géopolitique, l’intégration est aujourd’hui un terrain fécond qui rencontre l’assentiment des peuples. Et au-delà d’une logique de survie face à un environnement hostile et belliqueux, il faudrait également y voir un message pour tout le continent. ‘’C’est très important ce qui se passe dans le Sahel. C’est une alliance politique, c’est une alliance militaire, mais c’est aussi une muraille sécuritaire contre, d’abord, les menaces internes, une manière de lancer un message fort, un message politique au reste de l’Afrique. Au-delà, pour tous les autres pays qui avaient une posture d’animosité envers ces pays’’.

Le G5 Sahel, la première victime

Même si, pour beaucoup, la nouvelle alliance constitue une réaction contre la CEDEAO, sa première victime risque d’être le G5 Sahel, déjà à l’agonie depuis quelque temps.

À en croire Thierno Souleymane Diop Niang, celle-ci a toujours trainé une tare consubstantielle qui fait qu’elle aura du mal à survivre à la situation actuelle. ‘’Dès son émergence, le G5 a été sous la coupe de la France et c’est là que le bât blesse. Parce que les pays qui ont été à la base de la création de cette organisation ont aujourd’hui un ennemi commun qu’est la France, le système déployé par la France. Et c’est pourquoi le G5 est inexistant depuis quelque temps. Cette alliance qui vient d’être portée sur les fonts baptismaux montre que ces pays ont dépassé le G5 qui sera rangé aux oubliettes’’, indique M. Niang qui ne semble pas y voir un grand inconvénient, puisque, selon lui, c’est à la CEDEAO d’être au-devant dans la définition des politiques sécuritaires dans la région.

Pour Massiré Diop, il faut relativiser, ne pas trop tôt parler de la mort du G5 Sahel, bien qu’il y ait beaucoup d’appréhensions à ce sujet. D’abord, parce que le G5 Sahel ne vise pas que l’aspect sécuritaire. Ensuite, certains États membres de la nouvelle alliance sont toujours dans le G5. Il insiste : ‘’C’est difficile de dire que c’est la fin du G5 Sahel, parce que le G5 n’avait pas une vocation purement sécuritaire comme c’est le cas avec l’AES. À sa création, en 2014, c’était surtout l’aspect développement ; l’aspect sécuritaire n’était pas concerné. C’est en 2017, avec l’avènement de Macron, que cet aspect a été intégré, suite à sa visite au Mali. De plus, deux des États membres de la nouvelle alliance sont toujours dans le G5 Sahel (Burkina Faso et Niger). Il n’y a que le Mali qui est sorti. Il serait donc précipité de parler de fin du G5 Sahel.’’

Dans le même sillage, le journaliste, qui salue la volonté de mettre en synergie les forces, regrette un défaut d’implication des populations.

Par ailleurs, le tout sécuritaire, rappelle le journaliste, n’a jamais permis de venir à bout de la menace terroriste. Des États bien plus forts que ceux du Sahel ont échoué sur cette voie. Au Mali, même si le gouvernement se défend de tout miser sur les armes, les faits montrent le contraire. ‘’Très souvent, le gouvernement donne l’impression que les solutions militaires ne sont pas privilégiées, mais dans les actes c’est apparent. Rarement on voit des actions de développement. Aussi, à travers le G5, il y avait beaucoup de réseaux constitués : notamment l’Alliance du Sahel présidée par l’Allemagne qui s’est réunie récemment à Nouakchott, la Coalition du Sahel… Beaucoup de partenaires s’étaient mobilisés dans ces cadres pour le financement des projets de développement.

Moi, je pense que c’est à travers des actions comme ça, qui offrent des perspectives aux jeunes, que l’on peut arriver à prendre en charge efficacement la problématique’’, plaide Massiré Diop. Il illustre son propos : ‘’La France avec les Nations Unies étaient là pendant une décennie, cela n’a pas eu les résultats escomptés. Plus loin de nous, il y a l’Afghanistan où les États-Unis et une grande coalition se sont déployés pendant plus de 20 ans sans avoir les résultats escomptés. Au Yémen, depuis 2015, une coalition de plus de 50 États, dirigée par l’Arabie saoudite et soutenue par toutes les puissances, n’arrive pas à mettre au pas les rebelles. Cela montre tout simplement que le tout militaire ne saurait être la solution. Il faut une démarche beaucoup plus holistique pour une lutte efficace.’’


L’AES face au défi du financement

Alors que les trois pays semblent faire allégeance à Moscou, pendant que les ressources financières se raréfient et que les besoins se multiplient, Bamako, Ouaga et Niamey vont devoir faire face au défi du financement de la nouvelle alliance.

Malgré la volonté affichée, l’équation la plus difficile à résoudre semble être celle  relative au financement de ce vaste chantier. Les trois pays ont-ils les moyens de leurs ambitions ? Thierno Niang rétorque : ‘’L’argent, c’est le nerf de la guerre. Il faudra fondamentalement que ces États qui font face à beaucoup d’urgence soient vraiment très motivés pour que l’alliance ne soit pas une mort-née.  Maintenant, ces États ont des ressources importantes. Est-ce que ces ressources vont être transformées en moyens financiers ? L’avenir nous le dira.’’

À la question de savoir si la Russie peut être un recours suffisant pour le financement de l’alliance, le spécialiste invoque des limites : ‘’La Russie peut apporter un soutien militaire, mais a-t-elle les moyens financiers pour financer le développement de cette alliance ? C’est une question que l’on peut se poser. Et si la Russie apporte son financement, est-ce qu’on ne sera pas encore dans cette dynamique de paternalisme que l’on déplorait avec la France ? Dans mon entendement, il ne s’agit pas de lâcher la France pour aller se jeter entre les mains de la Russie. Cela poserait également le problème de l’indépendance et de l’autodétermination pour laquelle ils disent lutter.’’

Sur le recours à la Russie, Massiré Diop du Mali ne se fait pas d’illusion. Déjà, le pays de Poutine a assez à faire dans son bourbier ukrainien et les crises multiformes qui l’assaillent.

Mais qu’en est-il alors de la rémunération des services des partenaires russes qui ont pris la place des Français depuis leur départ ? Alors que certains estiment qu’ils sont rémunérés avec les ressources naturelles, le journaliste malien regrette surtout un défaut d’accès à des informations fiables. ‘’Les accords ne sont pas mis sur la place publique, comme c’était le cas avec la force française, les Nations Unies où l’on savait le budget, les contributions des uns et des autres. Mais avec les partenaires russes, c’est difficile. On met en avant les armes livrées ; on parle des instructeurs, mais c’est tout. On ne parle pas de la contrepartie. Alors que c’est là où le bât blesse. En tout cas, on peut imaginer que ce n’est pas du bénévolat tout ça’’.

Et comme pour ne rien arranger, les trois pays sont confrontés à une multitude de défis qui ne seront pas pour faciliter le financement de la nouvelle alliance. En sus des limites du partenaire russe, ils doivent affronter les sanctions qui les rendent de moins en moins liquides, de la multiplication des besoins, mais aussi de l’enveloppe importante déjà allouée à la défense. Massiré Diop : ‘’Tout est prioritaire dans nos pays.

Et avec la crise, avec la suspension dans beaucoup d’organisations, il y a une raréfaction des ressources. Tout ça fait que ce sera extrêmement difficile de trouver des financements nécessaires. Déjà, le secteur de la défense et de la sécurité prend beaucoup de ressources, alors que ça ne produit pas, au détriment des secteurs productifs comme l’élevage, l’agriculture… Sans compter la crise humanitaire et la famine qui menacent également. On parle de 8,8 millions de personnes qui sont dans le besoin humanitaire. La situation est extrêmement préoccupante’’, soutient le journaliste malien qui en appelle à l’évaluation des initiatives précédentes qui étaient également confrontées à ce problème lié au financement, nonobstant le soutien des partenaires.

MOR AMAR

 

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