Publié le 23 Jun 2025 - 08:55
ENTRETIEN - MAGUI DIOP (ARTISTE-RAPPEUSE)  

‘’Beaucoup de producteurs continuent de privilégier les artistes masculins’’

 

C’est un véritable cri du cœur que lance l’artiste Magui Diop dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’. Connue pour son engagement et sa forte capacité à briser les tabous, la rappeuse dénonce les formes de discrimination sexiste, notamment dans le milieu du spectacle. Déterminée et visionnaire, elle a pour mission de faire rayonner la musique sénégalaise. Ainsi, l’auteure de l’album ‘’Seetu’’ et du nouveau single ‘’Joxma sa five’’ a également évoqué, entre autres, ses projets, son parcours, mais aussi le ‘’clash’’ avec Eva-Crazy.

 

Qu’est-ce qui a déclenché en vous cette passion pour le rap ?

Ce n’est pas un moment précis qui a tout déclenché, mais plutôt une accumulation de choses. Depuis toute petite, j’ai toujours été attirée par la musique. Je passais des heures à écouter la radio ou à rester scotchée devant Trace TV, fascinée par les clips, les mots, l’énergie. Avec le temps, c’est devenu plus qu’une passion : un besoin. Le rap est venu naturellement, comme une langue que je parlais déjà sans m’en rendre compte. C’était le seul espace où je pouvais être vraie, entière et libre.

Comment avez-vous développé votre talent ?

Mon talent s’est construit petit à petit, entre rencontres marquantes, curiosité personnelle et envie constante de me dépasser. Au lycée, j’ai croisé le chemin d’un groupe de rap qui a été pour moi un vrai déclencheur. Ce sont eux qui m’ont réellement fait aimer le rap, non pas seulement comme un style musical, mais comme un art à part entière. À leurs côtés, j’ai découvert la puissance des textes, l’importance des messages et surtout l’énergie collective que peut créer cette musique.

Mais au-delà de cette première impulsion, c’est ma propre curiosité qui m’a poussée à aller plus loin. J’ai commencé à me documenter, à écouter des classiques, à observer les styles, les flows, les manières de raconter. Je voulais comprendre comment les plus grands arrivaient à toucher autant de gens avec des mots. Très tôt, j’ai eu besoin d’écrire mes propres textes. C’était ma façon de me challenger, de voir si j’étais capable, moi aussi, de transformer mes émotions, mes idées en quelque chose de fort. Je ne cherchais pas à imiter, mais à exprimer ce que j’avais en moi, avec mes propres mots, ma propre voix. Cette exigence personnelle, ce besoin d’authenticité, c’est ce qui m’a fait progresser et ce qui continue de me faire avancer aujourd’hui.

Quels sont les artistes qui ont marqué votre parcours ?

Plusieurs artistes ont marqué mon parcours, chacun à sa manière. Il y a d’abord ceux que j’écoutais en boucle quand j’étais plus jeune, ceux qui passaient sur Trace TV ou à la radio et qui ont éveillé ma curiosité pour la musique. Des figures comme Diam’s, qui a su allier force et sensibilité, m’ont beaucoup inspirée. Elle prouvait qu’on pouvait être une femme, avoir un message fort et tenir sa place dans un milieu très masculin.

Ensuite, il y a eu des artistes africains, comme Matador, avec qui j’ai eu la chance de collaborer plus tard. Son engagement, son travail de terrain, son parcours m’ont énormément appris, notamment sur l’importance de rester connectée à sa communauté et à ses valeurs. Des voix comme celles de Lauryn Hill, Youssoupha et même Dip Doundou Guiss m’ont aussi profondément marquée par leur manière de mêler poésie, conscience et musicalité. Ils m’ont montré qu’on pouvait faire du rap avec de la profondeur, tout en touchant un large public.

Était-ce facile d’allier rap et études ?

Ce n’était pas toujours évident de concilier rap et études : jongler entre les cours, les devoirs et les sessions d’écriture ou de répétition demandait une organisation rigoureuse, d’autant plus que j’étais en série scientifique. J’ai vite compris qu’il fallait se fixer des plages horaires claires. Parfois, je révisais en début de soirée, puis je passais quelques heures à travailler mes textes ou inversement, selon les échéances scolaires et artistiques.

Parlez-nous de votre projet ‘’Classroom’’.

‘’Classroom’’ est un projet artistique et éducatif que j’ai lancé avec Africulturban pour une envie simple, mais forte : créer un espace où les artistes peuvent s’exprimer librement sur des sujets de société, tout en touchant un public jeune et connecté. Le concept, c’est une émission musicale au format vidéo, avec un nouveau thème chaque mois. On y retrouve des performances de rappeurs, chanteurs, danseurs, humoristes ou comédiens, qui utilisent leur art pour parler de sujets souvent tabous ou sensibles, comme la santé, le scandale de Dubaï ‘’Porta Potty’’, l’hypersexualisation, les scandales ou les pressions sociales…

Ce projet est né de mon envie de mêler art et prise de conscience, de proposer une forme d’éducation populaire, accessible et directe. La première saison a connu un vrai succès : plus de 300 000 vues sur YouTube, plus de 20 artistes invités et des retours très forts, notamment sur les réseaux sociaux avec des challenges TikTok autour des thèmes abordés.

‘’Classroom’’, c’est aussi une manière de dire que chaque artiste a quelque chose à transmettre et que l’art peut être un outil d’apprentissage et de dialogue. C’est un projet qui me tient à cœur, parce qu’il me ressemble et parce qu’il crée un espace libre d’expression.

Dans votre musique, vous abordez des thèmes liés au féminisme (‘’Guis Mbaax’’), à la justice, à l’éducation. Qu’est-ce qui explique votre engagement ?

Mon engagement vient avant tout de mon vécu, de ce que j’ai vu, ressenti et parfois subi en tant que jeune femme sénégalaise, artiste et citoyenne. Très tôt, j’ai compris que la musique pouvait être bien plus qu’un simple divertissement. C’était un outil puissant pour dire ce qui dérange, pour réveiller les consciences, pour parler à celles et ceux qui se reconnaissent dans des réalités souvent ignorées.

Des projets comme ‘’Guis Mbaax’’, qui aborde les menstruations et l’éducation sexuelle des jeunes filles, sont nés d’un besoin urgent : celui de briser les tabous, d’ouvrir des espaces de parole là où le silence fait mal. Pareil pour les thèmes de justice, d’éducation ou d’égalité : ce sont des combats du quotidien. Quand on grandit entouré d’injustices normalisées, on n’a que deux choix : se taire ou s’exprimer. J’ai choisi le micro.

Mon engagement, c’est aussi une manière d’honorer celles et ceux qui n’ont pas de voix, et d’utiliser la mienne pour porter plus loin nos luttes, nos espoirs. À mes yeux, l’art est politique et il est de notre responsabilité de nous en servir pour transformer, ne serait-ce qu’un peu, le monde autour de nous.

Depuis la sortie de votre album "Seetu", quelles ont été les répercussions dans votre carrière ?

‘’Seetu’’ a marqué un véritable tournant dans ma carrière. C’était mon tout premier projet solo, entièrement autoproduit, avec des messages forts et engagés. Il m’a permis non seulement d’affirmer mon identité artistique, mais aussi de montrer qu’une femme peut prendre sa place dans un univers encore largement masculin, sans compromis sur ses valeurs ou sa vision.

Les répercussions ont été très positives : l’album a attiré l’attention des médias locaux et internationaux, il m’a permis d’élargir mon public, de faire mes premiers concerts live et surtout d’ouvrir des portes.

Grâce à ‘’Seetu’’, j’ai été invitée à participer à des événements importants comme la Biennale de Dakar et bientôt une tournée européenne.

Il y a aussi eu une reconnaissance institutionnelle, comme le soutien du prince Claus Fund ou encore mon intégration à des réseaux professionnels à l’international, notamment à Visa for Music au Maroc, facilité par le Goethe Institut, Dakar Créative Consulting et Zhu Culture.

Au final, ‘’Seetu’’ a été bien plus qu’un album : c’était une déclaration, un point de départ et un message clair. Il a renforcé ma crédibilité, mais aussi ma responsabilité en tant qu’artiste engagée.

Comment analysez-vous la présence des femmes dans le rap sénégalais ?

La présence des femmes dans le rap sénégalais est bien réelle, mais encore trop peu visible. Des pionnières comme Alif ou Sister Fa ont ouvert la voie et aujourd’hui, une nouvelle génération prend le relais avec force et engagement. Les défis restent nombreux : préjugés, manque de visibilité, peu de soutien. Mais au lieu de nous freiner, cela nous pousse à aller plus loin. Le rap, pour moi, c’est un espace de liberté. Et à travers mes projets, j’essaie d’encourager d’autres filles à prendre le micro et à faire entendre leur voix. Le mouvement est lancé et il est puissant.

Avez-vous déjà subi une discrimination sexiste ?

Oui, j’ai déjà ressenti des formes de discrimination sexiste, notamment dans le milieu du spectacle. Dans la majorité des concerts ou événements rap, la présence des femmes reste très marginale. On nous invite rarement et lorsqu’on le fait, c’est souvent pour remplir un quota, pas pour réellement nous valoriser. Beaucoup de producteurs continuent de privilégier les artistes masculins, comme si notre art, notre message avaient moins de portée. C’est une mise à l’écart injuste, alors même que les femmes dans le rap ont une vision, une voix et un impact bien réels.

Même dans les Awards et les cérémonies de reconnaissance artistique, cela se ressent : certaines éditions ont tout simplement supprimé la catégorie Rappeuse de l’année, comme si notre contribution n’existait plus ou n’était pas assez légitime. C’est un signal inquiétant qui montre à quel point le chemin reste long. Il est temps d’y remédier, non pas par pitié ou symbolisme, mais par une réelle volonté de reconnaissance et de justice. Ce changement passera aussi par notre capacité, en tant que femmes, à continuer de nous affirmer, à créer nos propres espaces, et à exiger notre place là où elle nous revient.

Qu’est-ce qui explique votre clash avec Eva-Crazy ?

Pour être honnête, il n’y a jamais eu de clash de ma part avec Eva-Crazy. J’ai simplement lancé quelques piques, comme on le fait souvent dans le rap - c’était plus une façon de marquer mon territoire qu’une attaque directe. Elle s’est sentie directement visée, alors que ce n’était même pas personnel. Ensuite, elle a voulu créer un vrai clash autour de ça, mais moi, je n’étais pas dans cette logique. Je suis une rappeuse moderne, classe et je n’ai aucun intérêt à rentrer dans des histoires de buzz sans fond. Ce n’est ni ma stratégie ni ma vision du rap. Je préfère mettre mon énergie dans des projets constructifs, engagés, qui laissent une trace. Le rap peut être piquant, oui, mais il doit aussi élever.

Qu’est-ce que vous comptez faire pour vous imposer sur le marché international ?

‘’Seetu’’ a posé les premières pierres de mon ambition internationale. Ce projet m’a permis d’ouvrir des portes, de me faire entendre au-delà du Sénégal et de montrer qu’on pouvait allier profondeur artistique et identité forte. La suite sera encore plus marquante. Je travaille sur de nouvelles productions, avec des sons plus affirmés, des visuels plus puissants et une stratégie de diffusion pensée à l’échelle panafricaine d’abord, puis mondiale.

Attendez-vous à une Magui non pas différente, mais évoluée. Une artiste plus stratégique, plus déterminée et toujours fidèle à ses racines. Mon objectif est clair : faire rayonner la musique sénégalaise, faire flotter notre drapeau sur toutes les scènes d’Afrique, puis au-delà, Inch’Allah.

Est-ce dans ce cadre que vous avez sorti votre nouveau single "Joxma sa five" ?

"Joxma sa five" est mon tout dernier single, et c’est bien plus qu’un morceau - c’est une déclaration. J’ai voulu rendre hommage à une époque, à une Vibe old School, en reprenant un classique de Wa BMG44, tout en y ajoutant ma touche personnelle. C’est un son à la fois festif et affirmé, qui reflète mon identité : entre respect des fondations du rap sénégalais et modernité assumée.

Ce single marque aussi mon retour, après une petite pause, et annonce clairement la couleur de ce qui arrive. Je prépare actuellement de nouveaux projets, dont un EP plus abouti, avec des collaborations surprises, des thématiques fortes et une production plus poussée. ‘’Joxma sa five’’, c’est le début d’un nouveau chapitre. Plus mature, plus stratégique, mais toujours 100 % moi.

BABACAR SY SEYE

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