‘’Il manque des organes fédérateurs forts, dans l’art contemporain sénégalais’’
Formée en gestion touristique et hôtelière au Sénégal, Astou Sall s’est spécialisée en marketing et management, après une expérience professionnelle de plusieurs années dans le conseil et la vente de produits culturels et touristiques, en France. Elle crée, en 2012, Jëndalma, une galerie qui consiste à promouvoir les artistes d’Afrique et de sa diaspora dans le monde entier. Elle est à la tête du collectif Les fous de Dakar qui fédère les artistes pour organiser des expositions, des échanges... Dans cet entretien, elle nous livre son expérience, parle des maux de l’art visuel au Sénégal et de l’importance de la digitalisation du secteur. Entretien.
Quelle est votre histoire avec l’art ?
Je suis, depuis toute jeune, très sensible à la création, à la décoration, au travail fait à la main. En 2014, j’ai débuté une collection d’œuvres d’art d’artistes que je côtoyais. Et, consciente d’un réel besoin d’accompagnement des artisans, artistes et entrepreneurs souvent dans l’informel, j’ai lancé ma société de conseil à Dakar en 2016 pour les accompagner dans le développement de leur activité. A l’époque, j’ai contribué à l’organisation d’une exposition dans le cadre du Off de la Biennale de Dakar. Nous avons aussi organisé, en 2018, une exposition, toujours dans le cadre du Off ‘’Femmes d’antan, inspiration d’aujourd’hui’’, puis nous avons créé un atelier d’artistes.
Depuis, nous avons initié un collectif d’artistes, Les fous de Dakar. L’idée est de les fédérer pour organiser des expositions, des échanges et bientôt des formations. Il y a un réel besoin de professionnalisation des artistes et de l’art. Cette année, nous venons de lancer notre galerie d’art contemporain en ligne. Aujourd’hui, notre start-up Jendalma art et design a pour objectif de promouvoir les artistes d’Afrique et de sa diaspora dans le monde entier.
Vous avez aussi un site physique. Entre ce dernier et celui virtuel, lequel est le plus visité ?
Nous avons un atelier d’artistes aux Mamelles, à Ouakam. L’idée est de proposer un cadre propice à la création pour permettre aux jeunes artistes de s’épanouir dans un environnement immobilier difficile en termes de loyer et d’espace. Il est bien trop tôt pour faire un bilan de notre site en ligne lancé officiellement début mars. Mais, en deux ans, nous avons déjà développé une forte communauté sur Instagram, de plus de 10 000 abonnés, dont de nombreux passionnés d’artistes sénégalais et africains, y compris des collectionneurs. Ce qui nous encourage dans notre démarche.
Pensez-vous qu’une galerie d’art va générer des revenus au Sénégal où beaucoup n’ont pas la culture d’aller dans les musées et galeries ?
L’avantage de la galerie virtuelle est que les gens n’ont pas besoin de se déplacer pour voir une œuvre d’art. Il est vrai que les galeries et les musées peuvent être intimidants pour certains, mais sur le digital, chacun peut admirer, contempler une œuvre d’art et même acheter une œuvre sur notre site sans se déplacer. Sur les réseaux sociaux comme sur notre blog, nous présentons aussi des expositions que nous visitons au Sénégal comme en France pour démocratiser l’art. Là, pas besoin d’invitation, ni de billet d’avion ! L’idée est aussi d’avoir une offre différente et complémentaire de ce que proposent les galeries d’art traditionnel souvent peu présentes sur Internet.
A Jëndalma art et design, nous avons choisi ce moyen pour promouvoir les artistes : il peut toucher une nouvelle clientèle locale mais, surtout, il cible l’international, car nous sommes basés au Sénégal et en France où nous avons ouvert une succursale. Nous souhaitons faciliter l’accès au marché international de jeunes talents et de talents confirmés d’Afrique et de sa diaspora, grâce à une possibilité d’achat en ligne et de livraison en Afrique, mais surtout en Europe et en Amérique du Nord où l’art contemporain est très dynamique.
Est-ce que votre galerie à une dimension lui permettant d’abriter des expositions à l’échelle internationale ?
Nous représentons des artistes. Dans un premier temps, il s’agit de les faire connaître. En ce sens, des milliers de passionnés d’Afrique, d’Europe et d’Amérique du Nord nous suivent aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Au Sénégal, nous participons déjà au Off de la Biennale de Dakar tous les deux ans et nous organisons chaque année des évènements. Notre collectif Les fous de Dakar a déjà organisé sa première ‘’Street Expo’’ en août dernier et doit participer à la prochaine Biennale. Ensuite, nous souhaitons nouer des partenariats avec des acteurs de l’art pour organiser des évènements à l’étranger. Il est prématuré d’en parler à ce jour, dans le contexte de crise sanitaire actuel, mais nous avons toute notre place, car l’art contemporain d’Afrique commence à décoller en Europe et en Amérique avec des foires comme des ventes aux enchères spécialement dédiées. Aujourd’hui, ce sont principalement des galeries d’Europe qui représentent les artistes d’Afrique. Il est vraiment temps que nous-mêmes représentions nos artistes et vendions dans les pays occidentaux ! J’en profite pour remercier les artistes qui nous font confiance.
Au-delà des expositions et vente, que proposez-vous d’autre ?
Comme je l’ai développé, Jëndalma art et design, ce n’est pas seulement de la vente en ligne, mais un ensemble de services : de la création à la diffusion de l’art contemporain. Nous avons un atelier d’artistes pour offrir le meilleur cadre aux jeunes artistes pour s’épanouir, nous conseillons, coachons les artistes et les acteurs culturels dans leur communication, organisons des événements. La galerie en ligne concrétise nos actions en amont de valorisation des artistes et de promotion des œuvres d’art. De plus, Jëndalma art and design a pour vocation de conseiller les particuliers, collectionneurs et professionnels (décorateurs, architectes d’intérieur) dans l’acquisition d’œuvres d’art. Le but peut être de décorer son chez soi comme de réaliser des investissements avec des œuvres d’artistes de talent. Pour les entreprises, l’achat d’œuvres d’art est un enjeu majeur pour valoriser leurs locaux et donner une bonne image de marque, et cela peut aussi constituer un bon investissement sur le moyen ou long terme !
Sur quelle base se fonde votre collaboration avec les artistes ?
Je précise d’emblée que nous signons des contrats avec chacun des artistes que nous accompagnons. Cela suppose donc de s’inscrire dans une démarche dans laquelle les engagements de notre part et de celles de l’artistes sont définies de manière précise : nous ne sommes pas dans l’informel ! Nous sélectionnons les peintres, sculpteurs, photographes selon la qualité des œuvres qu’ils ont déjà produites, leur démarche artistique et selon notre sensibilité. En ce sens, chaque artiste peut nous contacter sur notre site pour candidater. Notre choix se porte sur des artistes avec du potentiel et nous définissons avec eux comment collaborer pour que leur travail soit reconnu au mieux. Ensuite, chacun doit y trouver son intérêt avec une juste rémunération de son travail : de création pour l’artiste et de promotion et commercialisation pour nous. Nous investissons d’abord en amont pour promouvoir l’artiste et ses œuvres. Les artistes doivent aussi comprendre que s’ils ne sont pas déjà connus sur le plan international, nos investissements doivent s’inscrire sur du long terme. C’est un travail de longue haleine avant d’aboutir au succès !
Comment trouvez-vous l’art visuel au Sénégal ?
Il existe beaucoup d’artistes talentueux, au Sénégal. Le pays a un passé reconnu dans l’art contemporain en Afrique et dans le monde. Mais depuis plusieurs années, on observe un recul alors que des pays comme l’Afrique du Sud, le Maroc ou la Côte d’Ivoire, par exemple, ont de nombreux artistes présents dans les foires internationales à Marrakech, au Cap, à Paris et à New York. L’Etat et les artistes ont tendance à se renvoyer la balle, mais je pense que la responsabilité est partagée. D’un côté, l’Etat alloue peu de moyens à la culture. Même si des efforts sont faits, je crois qu’il faut créer plus d’évènements et d’espaces dédiés à l’art : des foires, des expos, des bourses, des résidences d’artistes… Seule la Biennale et quelques évènements portés par le privé surnagent. On peine à trouver le soutien de l’Etat tandis que les sponsors et mécènes privés s’intéressent peu à la culture. Les artistes sont un peu laissés à eux-mêmes : ils n’ont pas d’interlocuteurs.
Il faut ajouter que le Sénégal a pris du retard sur la digitalisation du secteur. La présence des musées sénégalais, d’espaces culturels sur Internet et les réseaux sociaux est soit inexistant, soit très peu dynamique. D’un autre côté, concernant les artistes, je constate un manque de communication entre eux. Il manque des organes fédérateurs forts dans l’art contemporain sénégalais (associations, collectifs…). Et les artistes doivent professionnaliser leur activité, sortir de l’informel, accepter de se faire accompagner par des professionnels pour se consacrer pleinement à la création. Le manque de recherche ‘’scientifique’’, de démarche artistique claire, est un frein pour se démarquer. Parfois, ils sont dans un engrenage en produisant énormément pour subvenir aux besoins familiaux quotidiens. Cela peut se comprendre, car la plupart sont des soutiens de famille, mais c’est aux dépens de la recherche d’idées novatrices. Et c’est ce qui fait la différence au niveau international !
Quel impact a cette crise actuelle sur votre travail ?
La Covid-19 a surpris tout le monde. Personne ne s’attendait à une crise sanitaire affectant le monde entier. Tous les secteurs sont touchés, y compris l’art fortement lié au secteur de la culture et du tourisme. La Biennale de l’art africain contemporain du 28 mai a été reportée. C’est le plus important événement au Sénégal d’où un impact majeur. Nous devions y participer à travers une exposition originale, associant sept artistes que nous préparions depuis plusieurs mois avec eux. Nous espérons que de nouvelles dates seront fixées à la sortie de la crise. Il est impératif qu’elle se tienne pour éviter des retombées encore plus négatives pour les artistes.
A l’international, les musées, galeries, salles d’enchères sont fermés ; à notre niveau, notre atelier d’artiste est fermé. Nous sommes beaucoup dans le virtuel, mais nous sommes touchés dans la logistique, un élément important de notre business. Cette crise crée des difficultés dans l’acheminement des œuvres. Nous sommes obligés d’annuler nos rendez-vous commerciaux et une partie de notre stratégie de communication est suspendue, en attendant un retour à la normale. Fort heureusement, notre présence forte sur les réseaux sociaux nous aide à garder les liens avec le monde extérieur et contribuer à faire évader de leur quotidien de ‘’confinés’’ tous ceux qui nous suivent grâce aux artistes. Chacun doit rester chez soi et tous les artistes se mobilisent dans leur création pour sensibiliser. L’art a aussi une fonction d’éducation et il faut saluer tous les artistes qui, malgré leurs difficultés quotidiennes, se mobilisent pour relayer les messages de prévention face à l’épidémie ! J’espère que l’Etat du Sénégal pensera à eux pour les aider et les assister en ces moments difficiles.
BABACAR SY SEYE