‘’La Casamance vit de la noix de cajou’’

Dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’ hier jeudi, en marge du lancement officiel de l’exportation du cajou qui consacre l’ouverture de la campagne de commercialisation de l’anacarde, le président Boubacar Konta de l’Interprofession du cajou du Sénégal (Icas) déplore la situation peu reluisante dans laquelle est plongée toute la chaîne de valeur anacarde. Il exhorte les nouvelles autorités à plus d’implication pour apporter un soutien conséquent à cette filière plus que porteuse. Entretien.
Nous sortons d’une campagne de commercialisation 2023 du cajou du Sénégal qui, au regard du nombre de tonnes exportées et de la manne financière récoltée, a été une réussite. Quel bilan tirez-vous de cet exercice ?
Nous avons exporté au niveau du port de Ziguinchor 160 000 t pour une valeur financière de 95 milliards de francs CFA. Cela signifie que l’année dernière, la production a été au rendez-vous. La campagne s’est très bien déroulée. Les conditions d’exportation étaient meilleures par rapport aux années précédentes. Nous nous réjouissons et nous félicitons l’ensemble des exportateurs qui ont vraiment travaillé six mois durant, parfois dans des conditions difficiles.
La campagne a généré 95 milliards de nos francs. Quel est l’impact de cette manne sur la vie des populations, notamment de Casamance qui concentre l’essentiel de la production au Sénégal ?
La Casamance vit de la noix de cajou. Les populations travaillent sur cette filière quatre mois durant pour vivre toute une année. L’argent récolté a eu un impact réel sur la population. Nombreuses sont les familles qui vivent de l’anacarde. Je peux vous dire que 80 % de cette manne financière est retournée aux populations. Ce qu’il faut déplorer, c’est l’absence d’encadrement des producteurs pour qu’ils puissent, par rapport aux retombées, disposer d’une organisation qui les permet de réinvestir dans la filière ou de mesurer l’impact de leur contribution dans le développement du pays. Je salue le nouveau gouvernement qui a décidé de la création d’un secrétariat chargé des coopératives dont le rôle principal, à mon avis, sera d’encadrer les producteurs, entre autres.
Hier, vous avez procédé, à Ziguinchor, au lancement officiel de l’exportation du cajou du Sénégal qui consacre l’ouverture de la campagne de commercialisation de la noix d’anacarde. Comment s’annonce cette campagne ?
Nous avons beaucoup d’inquiétudes par rapport à cette campagne. La production n’est pas au rendez-vous comme les autres années. Les prix sont aussi relativement plus élevés. Tout cela fait que l’industrie sénégalaise va en souffrir. Elle sera très peu compétitive par rapport à ce niveau de prix. Nous ne maîtrisons pas également le cours mondial du prix du cajou. Nous ne savons pas s’il va flamber ou chuter drastiquement. Ce qui, dans l’un comme l’autre, va créer beaucoup de désagréments à cette campagne. C’est pourquoi nous estimons que l’État doit prendre des mesures sur la commercialisation de l’anacarde en collaborant, par exemple, avec l’Interprofession du cajou, pour voir comment instaurer les agréments de commercialisation et d’exportation qui permettront, entre autres, le prélèvement sur la vente. Cette taxe, aussi minime qu'elle soit, sera allouée à la transformation, mais également à la promotion des bonnes pratiques agricoles. Ce qui se fait ailleurs. C’est seulement au Sénégal ou n’importe qui peut venir acheter le produit brut bord-champ en fixant son propre prix. Cela impacte négativement la commercialisation. Certains producteurs préfèrent, dans cette atmosphère de spéculation, garder leurs productions en attendant de vendre mieux.
Du coup, comme il s’agit d’un marché mondial, les prix peuvent chuter à tout moment. Et c’est l’industrie de l’anacarde qui subit les contrecoups.
Pour vous, l’État doit fixer le prix aux producteurs, comme cela se fait avec l’arachide…
Pour le cajou, il sera difficile de fixer le prix. Mais l’État peut mettre un cadre de régulation de la commercialisation. Pour l’anacarde, c’est le laisser-aller. Chacun achète là où il veut. En Tanzanie, par exemple, il faut disposer de la nationalité pour acheter les noix et les stocker. Les partenaires étrangers passent obligatoirement par les nationaux pour accéder à la noix. Contrairement au Sénégal où nos compatriotes occupent des positions très désolantes dans la commercialisation, n’ayant souvent pas accès au financement. Et quand le cajou est exporté à l’état brut, ce sont des milliers d’emplois qui sont partis à l’état brut. Des milliers de la valeur ajoutée de ces produits qui sont allés à l’état brut. Si les 160 000 t exportées l’année dernière avaient été transformées localement, le pays aurait gagné 600 milliards de francs CFA. Cela constitue un manque à gagner terrible. L’État doit mieux écouter les acteurs. Et c’est aussi à l’occasion de la tenue des journées dédiées au cajou qu’il doit le faire.
Nous voulons, à travers ces journées, exhorter l’État du Sénégal à instaurer la consommation de l’anacarde dans l’alimentation des forces de défense et de sécurité (FDS) et des cantines scolaires.
La consommation locale demeure aussi le parent pauvre de la chaîne de valeur. Des efforts ont été consentis par les acteurs et l’État. Quelle stratégie mettre en place pour booster ce volet dont la valeur ajoutée ne souffre d’aucune contestation ?
En réalité, parler d’avancée et de progrès en matière de transformation de la noix d’anacarde va être très difficile, parce que jusqu’à présent, cette chaîne n’est gérée que par des initiatives privées. Ces initiatives ne bénéficient pas de soutien. Il y a le Projet d’appui à la compétitivité de l’anacarde du Sénégal (Pacas) qui, depuis deux ans, est en train de faire des efforts dans ce sens. Mais le budget qui lui est alloué (1,6 milliard de francs CFA), comparé aux besoins réels des unités de transformation qui sont de 34 milliards, est presque insignifiant. Donc, je peux dire qu’il n’y a pas d’avancée significative dans l’accompagnement des unités de transformation de la noix de cajou. Pourtant, ces unités emploient au minimum 100 femmes chacune. Il y a le projet de l’agropole Sud où l’anacarde est une filière prioritaire. Il faudrait que l’État privilégie nos compatriotes dans l’octroi des unités qui y seront implantées. L’État doit être plus regardant pour que les Sénégalais puissent, exclusivement, bénéficier de ce projet. Nous ne voulons pas que les Sénégalais soient les parents pauvres de la transformation comme ils le sont dans la commercialisation et l’exportation qui sont contrôlées à 99 % par des étrangers.
C’est pourquoi nous sollicitons du président de la République et son Premier ministre, en collaboration avec l’Icas et les partenaires techniques et financiers, la tenue d’un Conseil interministériel sur la filière anacarde. Il faut une politique bien définie de promotion et de commercialisation de cette filière qui nourrit des centaines de milliers de Sénégalais. Le Premier ministre Ousmane Sonko, fils de la Casamance, qui connaît les vertus du cajou et son impact dans le cadre de la lutte contre la pauvreté et la recherche de paix en Casamance, doit accepter d’inscrire l’action gouvernementale dans le sens de l’organisation de cette filière. Je vous assure que le cajou peut créer plus de 20 000 emplois. Il suffit de prendre des mesures structurelles pour accompagner cette filière.
HUBERT SAGNA (ZIGUINCHOR)