Publié le 2 Apr 2024 - 16:10
ENTRETIEN AVEC OUSMANE TIMERA, PHILOSOPHE ET ISLAMOLOGUE BASÉ EN FRANCE

“Il faut qu’on ait des chefs religieux qui nous enseignent la liberté, le courage et pas la soumission à l'autorité”

 

Dans l'effervescence des laboratoires parisiens, Ousmane Timera, jeune chercheur en sciences islamiques, se démarque par sa quête incessante de connaissances et son engagement envers sa foi. Né au Sénégal de parents immigrés, Ousmane a su tisser un parcours remarquable qui fait dialoguer science et spiritualité, illustrant ainsi la richesse d'un multiculturalisme vécu au quotidien. Doctorant à la Sorbonne, il consacre aujourd'hui ses recherches aux questions islamiques tout en s'impliquant activement dans des projets visant à promouvoir le dialogue interreligieux et la compréhension mutuelle. Rencontre avec un esprit libre et engagé qui aspire à construire des ponts entre les mondes.

 

Au Sénégal, le croissant lunaire continue de diviser les musulmans. Chaque année, la célébration des fêtes religieuses se fait dans la division. Quelles solutions préconisez-vous ?

Le Coran nous a donné un moyen pour nous repérer dans le temps qui est universel. Cela ne dépend pas de l'autorité. Normalement, c'est ça la base.

En effet, le mois commence quand la nouvelle lune naît. Moi, je suis pour le calcul astronomique. C'est plus sûr. Il n'y a pas de divergence. Cette méthode peut régler le problème. Au Sénégal, les marabouts, les autorités étatiques et certaines communautés en font un moyen politique. Ce qui fait qu’on peut avoir 3-4 jours de différence pour le démarrage du jeûne. Ce n'est pas normal dans un même pays. C'est un signe de désordre et de désunion.

Alors qu'encore une fois, nous avons, nous, musulmans, ce moyen que le Coran nous a donné de nous référer. On nous a donné des lois de la nature et cosmiques qui ne dépendent pas des uns et des autres. On a réussi à faire de cela une raison de division. Ce n'est pas sérieux de la part de nos leaders. Il n'y a que nous, les Africains et les Arabes, qui sommes dans ces problèmes. Même les Tunisiens qui sont d'obédience malikite ont les mêmes problèmes que nous. Pourtant, chez les Turcs, les musulmans de l'Europe de l'Est,  ce problème n’est plus à l’ordre du jour.  Ce n'est pas possible d'avoir une même communauté où il y a trois dates de fête de fin de ramadan, où il y a trois dates de début de ramadan. Ce n'est pas sérieux. J’insiste sur l’usage du calcul astronomique…

Vous avez beaucoup écrit sur la critique des sciences de l'exégèse du monde. Il y a quelques-uns qui disent que vous avez écrit sur le texte du Coran, l'art de méditer le Coran. Est-ce que vous pouvez revenir  explicitement parce qu'il me semble qu'il y a beaucoup de penseurs comme Tariq Ramadan qui ne sont pas d'accord sur la méthodologie ?

Le Coran propose sa propre méthode. C'est mon point de départ. Le Coran n'est pas silencieux sur ce sujet. Il dit clairement comment il veut être lu. Il parle d'un certain nombre de principes. Il dit qu'il est clair. Je prends le temps de lire le Coran dans son harmonie. Je ne coupe pas le verset de son contexte textuel. C'est-à-dire que je ne prends pas un bout. Parce que le Coran nous demande de faire ainsi. Il ne nous demande pas de l'interpréter. Il ne nous demande pas de faire le commentaire. Ce n’est écrit nulle part. Par contre, il nous demande de méditer.

Dans ce cas de figure, j'ai entendu Tariq Ramadan dire que même si vous comprenez bien le Coran et que vous n'avez jamais vécu en France, vous ne devez pas l'interpréter en France parce que vous ne vivez pas en France ?

Je comprends ce qu’il veut dire dans ses propos. Par exemple, il peut y avoir quelqu'un qui a bien appris le Coran, qui le maîtrise bien, mais qui n'a jamais eu les mêmes réalités socioculturelles que les Sénégalais. Comment il va interpréter le Coran ? Moi, c'est dans ce sens-là que j'ai compris ses propos.

 La guerre israélo-palestinienne continue de diviser les pays occidentaux et musulmans. Quelle approche proposez-vous pour éviter ce clivage, surtout entre peuples musulmans ?

Bon, la première des choses, il faut insérer la situation qui se trouve en Palestine. On peut restreindre la chose à Gaza, mais la Palestine, globalement, s'insère dans un ordre mondial fondé par les puissances occidentales depuis cinq siècles, qui part d'un pacte impérial et racial. C'est ça, d'abord, l'Occident.

Je vous conseille d'ailleurs de lire le livre de notre frère sénégalais Ndongo Silla. Il parle très bien de cela dans son nouveau livre sur la France-Afrique et la démocratie. Il y a un pacte racial et un pacte impérial qui font le rapport des Occidentaux avec le reste du monde. Ce pacte racial et impérial, nous le voyons dans la façon dont ils ont sacrifié l'Irak et comment ils ont colonisé le reste de la planète, et continue à agir dans nos pays amis, en Afrique de l'Ouest. Cette approche du monde imprègne les relations internationales, les relations géopolitiques et stratégiques, et les relations économiques. Israël est une création de l'Occident.  C'est une création coloniale. Il faut dire les choses telles qu'elles sont. Cela ne veut pas dire qu'on est contre les Juifs. C'est nous qui avons protégé les Juifs en tant que musulmans pendant des siècles. La Shoah, nous, on n'est pas responsable.

L'Occident est en train de liquider le peu de capital moral qui lui restait en lui… 

L’islam en France influe beaucoup sur le plan international. Des gens comme vous, comme Tariq Ramadan, comme Tariq Obrouk, comme Ghaleb Bencheikh qui sont des figures de proue de cet islam en Europe. Quel est l'apport de l'islam occidental ou particulièrement l'islam de France sur la communauté musulmane ?

Bon, moi, je suis concerné. C'est plutôt aux gens de nous le dire. Pour autant, je suis assez critique, pour ma part, sur la situation des musulmans francophones en général.

Quand on compare les musulmans francophones avec ceux du monde anglo-saxon ou ceux d’Asie, la dynamique n'est pas pareille. La dynamique de recherche universitaire, intellectuelle est assez large, associative et sans commune mesure. Il y a une sorte de léthargie dans le monde francophone des musulmans. Et cela relève du poids de l'histoire, à la manière dont la France conçoit son rapport à la spiritualité, à la religion qui, à mon sens, est un rapport problématique. L'obsession négative contre le religieux sature le débat public français et empêche le développement d'une profondeur intellectuelle.

Au Sénégal, on est en pleine campagne électorale en période de ramadan. Quel comportement doivent avoir les fidèles musulmans pour allier ces deux activités ?   

Bon, là on parle de pratiquement 100 % de la population sénégalaise, chrétienne et musulmane. Eh bien, le ramadan n'est pas un moment où le carême, mais en tout cas pour le ramadan, ce ne sont pas des moments où l'on doit s'arrêter d'agir. Bien au contraire, on doit continuer de se battre pour la justice. Et d'ailleurs, les plus grands événements politiques qui ont transformé la société, voire le monde, en tout cas dans le monde musulman, beaucoup de prouesses ont été faites durant le ramadan.

Cela revient à dire que l’on doit de garder une certaine noblesse et une certaine attitude, un certain calme durant les campagnes. J’ai été témoin de certaines campagnes, il y a quelques années, notamment législatives en 2017. Eh bien souvent, on a des attitudes entre camps opposés.

Pour boucler cette question plutôt politique, au cours des derniers jours, le Sénégal a été décrié par les médias occidentaux, y compris même par la communauté internationale. Quel regard portez-vous sur ces faits-là qui se sont déroulés au cours de ces derniers jours ?

J'avais fait une intervention, il y a quelques mois ici en France, d'ailleurs, avec divers acteurs de la société civile. C'est une honte majeure que d'avoir eu ce gouvernement agir de la sorte. Et là, il s'agissait de prendre position, non pas pour tel ou tel candidat, mais pour le Sénégal. Le gouvernement et la majorité au sein de l'Assemblée nationale ont non seulement trahi le peuple sénégalais et la Constitution, mais ont mis en danger la stabilité du pays. Et nous sommes fiers d'être sénégalais, d'avoir été capables de résister malgré le danger, au moment où ça s'est passé, quand les forces de l'ordre sont rentrées au sein de l’hémicycle.

Quant à l’image du Sénégal, nous sommes réputés être un pays démocratique stable. Bien que je pense qu'il faut qu'on révise un peu la notion de démocratie, parce que je ne pense pas que nous soyons démocratiques. Je pense que nous sommes dans une aristocratie élective. Et que peut-être qu'il est de la responsabilité du peuple sénégalais de repenser les modalités de choix des gouvernants et de leur mandat. Il y a deux ans encore, j'étais au Sénégal quand cela s'est passé, des milices armées qui se baladent dans la rue sans que rien ne leur arrive. Là, on était dans une véritable dérive autoritaire.

Maintenant, au cours de ces dernières années, avec ces événements, certains chefs religieux sont de plus en plus critiqués en raison de leur non-engagement politique ou de leur complaisance face au régime successif.

Pensez-vous que ces chefs religieux-là ont failli à leur mission de régulateur social ?

Il faut circonstancier. De façon générale, je pense que la politique et le religieux, l'un contrôle le pouvoir matériel, physique et l'autre contrôle le pouvoir et l'autorité spirituelle symbolique.  Ils peuvent être de mèche pour maintenir la population dans l'ignorance et dans la soumission. Donc, il faut que nous ayons des chefs religieux qui nous enseignent la liberté, le courage et pas la soumission à l'autorité.

Par ailleurs, les chefs religieux peuvent dire : nous, ce que nous voulons, c'est coûte que coûte la stabilité et la paix. Mais la paix et la stabilité ne peuvent pas s'obtenir dans l'injustice et dans l'oppression.

Donc, au regard des incidents passés, ils auraient dû prendre position avec le peuple et être un peu plus autoritaires et durs envers le pouvoir politique. Et je pense qu'ici, il y a eu une certaine faillite, clairement.

Il n'y a pas eu assez de mots de la part des chefs religieux. C’est regrettable.

NB : Entretien réalisé au début du ramadan, avant l’élection présidentielle du 24 mars 2024.

 Amadou Camara Gueye

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