Publié le 28 Oct 2020 - 23:05
GUINÉE, CÔTE D’IVOIRE, MALI, SÉNÉGAL...

Péril sur la démocratie en Afrique de l’Ouest

 

Après des décennies de démocratisation, de lutte contre les présidents à vie, l’Afrique de l’Ouest retourne aux périodes les plus sombres de son histoire démocratique, à cause de présidents enclins à ériger leurs humeurs en lois. Quitte, dans certains cas, à massacrer leurs peuples.

 

Tout ça pour le pouvoir ! On viole la Constitution ; on tripote les institutions ; on prend les machettes pour éliminer ceux qui osent dire non. Telle est la physionomie de la démocratie, actuellement, dans la plupart des pays en Afrique de l’Ouest. Pourtant, depuis les années 1990, dans cette partie du continent particulièrement, soufflait un vent de démocratisation salué à travers le monde. Exit les coups d’Etat militaires ; les présidents à vie. Place aux changements démocratiques ; aux limitations de mandats, malgré quelques réticences.

Aujourd’hui, c’est retour à la case départ. Auteur de plusieurs ouvrages, le professeur de philosophie, Alpha Amadou Sy, regrette : ‘’Le grand élan développé depuis le sommet de La Baule (1990) a été brisé. Ce qui se passe, ce n’est ni plus ni moins que des coups d’Etat constitutionnels. Il suffit, pour certains dirigeants, de procéder à une modification de la Constitution pour tout remettre à plat. C’est-à-dire 1 égal 1 égal 0 (on repart de zéro par une simple modification de la Constitution). C’est une ruse politicienne mise en œuvre pour porter atteinte aux acquis démocratiques.’’

A en croire l’auteur du livre, ‘’l’espace politique de l’Afrique francophone, 25 ans après le sommet de La Baule’’, la culture du parti unique, qui a prévalu pendant très longtemps, dans la plupart des pays africains, a réussi à faire ancrer un courant profondément conservateur dans le continent. Lequel n’a eu de cesse de se déployer pour mettre un terme à cette exigence des démocraties modernes, à savoir la limitation des mandats. Ce, malgré toutes les initiatives prises à l’échelle nationale comme à l’échelle régionale ou internationale.  

Pourtant, rappelle le directeur exécutif de l’ONG 3D, Moundiaye Cissé, en 2015, il était même question, dans l’espace CEDEAO, d’harmoniser les positions, en ce qui concerne cette question du nombre de mandats présidentiels. ‘’Une rencontre, signale-t-il, a été tenue à Accra à cet effet. Le projet n’avait malheureusement pas abouti, parce que la Gambie et le Togo s’y étaient opposés. Bien auparavant, en 2007, l’Union africaine avait entrepris la même démarche, mais, il y avait l’Ouganda qui était farouchement contre. Là également, le projet a été abandonné’’.

Il n’empêche, la limitation reste la règle dans la plupart des pays en Afrique et particulièrement dans la sous-région ouest africaine. Même le Togo et la Gambie ont maintenant regagné les rangs. En Ouganda également, le principe de la limitation est désormais admis. Mais sous les cieux, une chose est de prévoir la limitation dans les constitutions, mais c’en est une autre de les respecter. Les exemples guinéens et ivoiriens en sont des exemples éloquents. Au Sénégal, également, les velléités sont manifestes.

Mais qu’est-ce qui pousse certains chefs d’Etat à vouloir s’éterniser au pouvoir ? A en croire Moundiaye Cissé, c’est surtout leur bonne foi qui est mise à rude épreuve. ‘’En Afrique de l’Ouest, souligne le membre de la société civile, presque tous les pays ont intégré la limitation de mandats. Je pense que c’est surtout un problème de bonne foi qui se pose. Pourquoi se doter des règles que l’on n’a pas l’intention de s’appliquer soi-même ? Le constat est que les dirigeants trouvent toujours le moyen de contourner cette limitation et c’est un véritable problème. A mon avis, cela est aussi rendu possible par le faible niveau d’éducation de nos populations’’.

Des présidents qui légifèrent en démocrates, mais qui gouvernent en despotes

Aujourd’hui, fait remarquer M. Cissé, sept sur les dix présidents en exercice qui ont le plus duré au pouvoir, sont africains. Paradoxalement, sur le plan des textes, les Etats font tout pour paraitre démocrates aux yeux de l’opinion publique internationale. Ainsi, sur l’ensemble des pays qui ont un régime présidentiel dans le continent, seuls cinq n’ont pas procédé à la limitation des mandats. Il s’agit, selon le directeur exécutif de 3D, de l’Erythrée, de la Somalie, du Cameroun, du Soudan du Sud et de Djibouti. Dans les faits, ils sont rares les présidents qui acceptent de quitter le pouvoir au bout des deux mandats prévus. En Afrique de l’Ouest, les deux pays souvent donnés en exemple sont le Cap-Vert et le Ghana. Dans le premier pays, depuis 2001, et sans discontinuité, se sont succédé trois régimes, avec une alternance régulière entre le PAIGC et le MPD. Pour le Ghana, cinq présidents se sont succédé à la tête de l’Etat, entre 2001 et maintenant. Mieux que la France qui en est à 4 chefs d’Etat dans la même période. Le mérite de ces deux pays a surtout consisté à stabiliser aussi bien la durée que le nombre de mandats. Pour le Cap-Vert, il s’agit d’un mandat de 5 ans renouvelable une fois. En ce qui concerne le Ghana, la durée du mandat est de 4 ans renouvelable une seule fois. Et tout le monde joue le jeu. Sans tambour, ni trompette. Partout ailleurs, c’est la décadence.

A l’instar d’Alpha Amadou Sy, le directeur exécutif de l’ONG 3D parle également de coup d’Etat constitutionnel. ‘’Après les coups d’Etat militaires, c’est désormais l’ère des coups d’Etat constitutionnels. Nous assistons à un grand retour en arrière’’.

Chez les francophones, aucun pays n’a réussi jusque-là à mettre un terme aux polémiques autour du mandat de façon durable. Au Mali, après la parenthèse Alpha Oumar Konaré, le pays a fait un grand bond en arrière. A deux reprises, les militaires ont dû intervenir dans le jeu politique pour jouer aux arbitres.

 Pour le cas du Sénégal, le mandat a toujours fait l’objet de vives controverses, même si, depuis 2000, les élections ont souvent permis au peuple de trancher librement les litiges. Des acquis sérieusement remis en cause depuis 2017.

Pendant ce temps, les régimes se succèdent sans bruit au Ghana et au Cap-Vert

Ainsi, que ça soit en Guinée, en Côte d’Ivoire ou au Sénégal, les armes utilisées pour accomplir le ‘’coup d’Etat’’ sont connues de tous. D’une part, c’est le tripatouillage de la Constitution pour s’arroger le droit de se présenter une troisième fois. D’autre part, ce sont les fraudes électorales pour conserver le pouvoir. C’est ce qui ressort du constat du professeur Alpha Amadou Sy. Il déclare : ‘’Par exemple, pour la Guinée, tout le monde a senti le piège, mais l’opposant est surtout dans l’ambivalence. Ne pas aller aux élections, c’est donner au président sortant l’opportunité de faire ce qu’il veut. Y aller, c’est mettre à nu la forfaiture et avoir la possibilité de procéder à une éducation citoyenne. Je pense que l’exemple de Macky Sall a dû inspirer Cellou Dalein Diallo.’’ Hélas pour le Guinéen, ce qui est valable au Sénégal, renchérit M. Sy, est loin de l’être en Guinée ou en Côte d’Ivoire. ‘’La différence est que le Sénégal a une société civile très forte et on oublie souvent le rôle républicain de notre Administration. Ce qui n’est pas toujours le cas dans les autres pays.’’

 Selon l’écrivain, les questions du mandat relèvent plus d’une question politique et d’éthique républicaine que de droit pur.

Expert en relations internationales, Thierno Souleymane Diop Niang embouche la même trompette. ‘’Il faut, souligne ce dernier, que les dirigeants sachent que des sacrifices énormes ont été faits par leurs peuples pour qu’ils accèdent au pouvoir. Je pense qu’ils devraient penser à autre chose que de se tailler des constitutions qui ne servent qu’à les maintenir au pouvoir. Il est temps de revenir à certaines valeurs africaines : le sens de la parole donnée, l’esprit du don de soi… Malheureusement, au lieu d’aller dans ce sens, les choses sont en train de tourner en une véritable tragédie dans certains pays’’.

Et la situation semble aller de mal en pis. L’état des droits se détériorant jour après jour. Des présidents ‘’éternels’’, prêts à massacrer leurs peuples pour se maintenir au pouvoir ; des intellectuels – juristes-constitutionnalistes particulièrement - prompts à ‘’inventer’’ les théories les plus fourbes pour légitimer n’importe quelle forfaiture…

Expert en relations internationales, Thierno Souleymane Diop Niang s’indigne : ‘’Aujourd’hui, la démocratie se trouve piégée. Les populations ont de moins en moins la possibilité, dans certains pays, d’exprimer librement leur voix dans des élections libres, démocratiques et transparentes. C’est extrêmement dangereux. Je pense que c’est une situation qui peut être lourde de conséquences dans la sous-région, particulièrement au niveau de certains pays’’.

En effet, explique-t-il, ‘’les peuples opprimés essayent toujours de trouver d’autres voix pour exprimer leurs frustrations. La plus douce, c’est l’expression par la voie de différents moyens de communication, notamment Internet. Malheureusement, nous avons vu ce qui s’est passé en Guinée où Internet a été coupé par le pouvoir. Dès lors, le seul moyen qui semble disponible est de descendre dans la rue pour affronter les forces de l’ordre. Tel est le constat triste dans notre sous-région aujourd’hui.’’ De ce fait, estime l’auteur de ‘’Le son d’humanité’’, une réforme du modèle démocratique s’impose. ‘’J’ai l’habitude de dire qu’il y a un peuple électoral et un peuple juridique. Le peuple électoral est toujours minoritaire et c’est une contradiction dans une démocratie qui prétend faire parler la voix de la majorité. Aujourd’hui, la voix de la majorité ne se retrouve pas dans les politiques publiques’’. Et d’ajouter : ‘’La démocratie doit dépasser les élections. Elle doit être inclusive, participative. Elle doit viser la participation de tous les segments de la société pour que la majorité silencieuse puisse également avoir son mot à dire et que leurs préoccupations puissent être prises en compte’’, a-t-il plaidé.

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TROISIEME MANDAT

Un conflit de lois imaginaire

Indépendamment de la morale et de l’éthique, pour certains spécialistes du droit, la thèse du troisième mandat est injustifiable.

Au-delà de la morale, d’un point de vue purement juridique, ils sont nombreux, les spécialistes, à considérer que le troisième mandat, aussi bien dans les cas guinéens, ivoiriens ou sénégalais, est injustifiable. Sauf pour les experts malhonnêtes, en quête de certaines prébendes. Le conflit de lois qu’ils ont pu imposer en Guinée et en Côte d’Ivoire, que certains veulent défendre au Sénégal, n’existerait que dans leur tête. Dans les pays cités, aussi bien les anciennes que les nouvelles dispositions constitutionnelles prévoient la même solution, en ce qui concerne le nombre de mandats (2). Récemment, sur Radio France internationale, le fondateur du Groupe de réflexion pour l’Afrique de l’Ouest, ancien représentant du secrétaire général des Nations Unies dans cette partie du continent, disait : ‘’Ce qu’on ne dit pas souvent  à propos de la quête du troisième mandat, c’est qu’en Guinée comme en Côte d’Ivoire, l’ancienne Constitution, comme la nouvelle, prévoit la limitation à deux mandats présidentiels ?’’

Gilles Yabi d’ajouter : ‘’Il aurait été beaucoup plus honnête de proposer au vote référendaire une suppression des limitations de mandats, d’assumer la volonté de rester au pouvoir ad vitam aeternam. Plutôt que de faire campagne pour un principe auquel on ne croit manifestement pas et que l’on s’apprêtait à violer.’’

Au Sénégal, déjà en 2016, rappelait ‘’EnQuête’’ dans son édition du 28 octobre 2019, le Conseil constitutionnel, au nom de la sécurité juridique, rappelait qu’un président ne saurait ni réduire ni augmenter la durée de son mandat. Qui ne peut le moins ne peut le plus, est-on tenté de souligner. Si le président n’avait même pas le droit de renoncer à deux ans du mandat de sept ans que le peuple lui avait confié, il va de soi qu’il ne saurait s’arroger le droit de faire plus de mandats qu’il ne lui avait été permis depuis 2012. Dans sa décision n°1/C/2016, la haute juridiction affirme clairement : ‘’Pour la sauvegarde de la sécurité juridique et la préservation de la stabilité des institutions, le droit applicable à une situation doit être connu au moment où celle-ci prend naissance. Ce droit s’entend non seulement des règles constitutionnelles écrites, mais aussi de la pratique qui les accompagne…’’ Autrement dit, on ne peut, au gré des circonstances, modifier, dans un sens comme dans un autre, la durée ou le nombre de mandats conféré par le peuple.

Par ailleurs, défendre l’hypothèse d’un troisième mandat, c’est admettre le principe du mandat illimité. Puisqu’il suffirait à chaque fois de toucher à la disposition pour retomber dans les mêmes travers.

La faillite des institutions régionales

Face à la crise actuelle qui mine toute la sous-région, plusieurs esprits se sont tournés vers la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest et les institutions supra nationales. Mais c’est plus pour dénoncer leur inertie que pour espérer des solutions venant de ces institutions.

En ce qui concerne la CEDEAO, le professeur Alpha Amadou Sy déclare : ‘’Il faut le reconnaitre : la CEDEAO est le syndicat des chefs d’Etat en exercice. Par exemple, les présidents les moins enclins à respecter la Constitution de leur pays se sont le plus illustrés dans la sanction du peuple malien. Il faut savoir que le droit des peuples à la résistance est un droit inaliénable. Dans les textes de la CEDEAO, ceci n’est pas pris en compte. En Guinée, on veut ainsi imposer un président issu d’une élection frauduleuse. Humainement, c’est inacceptable.’’

 Selon M. Sy, des réformes des textes de la CEDEAO s’imposent. Mais il faudrait un engagement fort des citoyens pour impulser cette dynamique. ‘’Encore une fois, seule la lutte des citoyens peut entrainer les aménagements qu’il faut pour une CEDEAO plus tournée vers les préoccupations des populations. C’est des luttes quotidiennes, permanentes, hardies qui sont la base de toutes les mutations dans le monde’’.

Pourtant, quand il s’est agi du Mali, de la défense d’un des membres du syndicat, la CEDEAO a dû peser de toute sa force pour tenter de rétablir un président vomi par son peuple. Mais pour les tueries en Guinée et en Côte d’Ivoire, l’organisation n’est jusque-là pas suffisamment audible. Pour autant, Thierno Niang estime qu’il ne faut surtout pas la brûler. ‘’D’abord, souligne-t-il, il ne faut pas perdre de vue que la CEDEAO a fait des communiqués en amont pour lancer un appel à la responsabilité. Par rapport à la situation actuelle, elle veut être fidèle aux principes défendus par ses textes. La CEDEAO ne peut se prononcer de manière émotionnelle pour tel ou tel autre candidat. Elle ne peut que prendre acte des résultats officiels et mener la médiation’’.

Toutefois, insiste l’expert, cette dernière doit aussi s’ériger en garant de la légalité. ‘’Je suis pour une CEDEAO tournée vers la veille sur le respect de la légalité dans les pays membres. Je pense que la CEDEAO doit prendre ses responsabilités et condamner les exactions dans certains pays. Malheureusement, ce n’est pas facile, dans la mesure où l’une des grandes puissances de cet espace, c’est la Côte d’Ivoire. Lequel est ami avec Condé. Je pense qu’il y a une fracture entre les présidents partageant les mêmes intérêts et d’autres qui ne sont pas dans la même situation’’.

Quand les peuples adoubent l’irruption de l’armée dans le jeu politique

Exclue du jeu politique depuis l’ère de la démocratisation, l’armée est maintenant vue, dans certaines situations, comme l’arbitre naturel des divergences qui peuvent sévir entre les camps politiques. Pour d’autres, ceci reste une disruption grave pour la démocratie. Ce qui pousse à s’interroger sur le rôle de l’armée républicaine. Est-ce une armée qui sert, pieds et mains liés, un homme, fusse-t-il un bourreau pour le peuple, un bourreau ou un violeur de la Constitution ? Ou est-ce une armée qui se range du côté de son peuple, qui veille au respect de l’Etat de droit ? 

A cette question, Thierno Niang répond : ‘’Le principe, pour l’armée, c’est de rester dans les casernes, d’obéir aux autorités légitimes. On se rend ainsi compte qu’elle est dans une posture complexe. Peut-être que nous devons aller vers la réforme de nos armées. Qu’elles soient plus citoyennes, plus proches des populations, s’imprégner des réalités pour aborder la transformation.’’

En attendant de telles réformes, l’exemple malien doit éveiller plus d’un. Eprouvées par le règne d’Ibrahim Boubacar Keita, les populations ont vu en l’armée plus qu’un sauveur qu’un bourreau. Contrairement au Mali, en Guinée et en Côte d’Ivoire, l’armée est restée jusque-là loyale aux tripatouilleurs de la Constitution. Ouvrant la voie à toutes les dérives.

MOR AMAR

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