Vernadsky, Teilhard, Senghor, Kane (Émission littéraire Impressions) ou le génie du don noosphérique

Il arrive dans l’histoire des idées que certaines filiations soient plus que des coïncidences intellectuelles : elles deviennent des lignes de force du devenir humain, des routes secrètes d’un héritage cosmique. Quand on relie Vladimir Vernadsky, Pierre Teilhard de Chardin, Léopold Sédar Senghor et Sada Kane, on ne procède pas à un jeu d’analogies érudites, mais à une lecture en profondeur d’un même geste anthropologique : celui du don comme événement de conscience, celui du contredon comme réponse du monde. Ce que ces hommes ont en partage n’est pas simplement une œuvre, mais une intention, un horizon : ils sont des guetteurs d’Omega, les prophètes d’une convergence planétaire, les éclaireurs de la noosphère en tant que mouvement.
La noosphère, pour Vernadsky comme pour Teilhard de Chardin, n’est pas un espace figé. Elle n’est pas un lieu comme l’est un continent, une vallée ou une stratosphère. Elle est ce que le vivant fabrique dès qu’il se sait vivant : un surplus de signification, une surcharge de conscience, un excès de sens qui déborde les corps et traverse les siècles. Elle est l’écume du vivant pensant. Or penser, dans cette généalogie, ce n’est pas simplement cogiter. C’est donner. C’est transmettre. C’est entrer dans une économie du don et du contredon au sens le plus radical de Marcel Mauss : donner sans calcul, recevoir avec gratitude, rendre sans obligation.
Ce que Vernadsky initie, en posant les bases d’une planète vivante où la pensée devient facteur géologique, Teilhard l’amplifie en lui donnant une orientation spirituelle : l’histoire du cosmos est une montée vers la conscience, et la conscience elle-même se dirige vers un point final qu’il appelle Omega. Ce point n’est pas une fin au sens de l’arrêt, mais un but, un sommet, une tension. Cette tension vers Omega est le moteur du don : ce qui m’est donné dans l’histoire, je le transmets au monde, en contribuant à sa montée en conscience. La noosphère est ainsi une pédagogie du devenir : chacun reçoit la charge d’y contribuer.
C’est ici que Léopold Sédar Senghor, en Afrique, reprend le flambeau. Lui qui a lu Teilhard, l’a rencontré, admiré, et qui a trouvé en lui non seulement une confirmation de son intuition africaine du monde, mais une légitimation cosmique de la négritude. Car la négritude, entendue non pas comme posture identitaire, mais comme proposition ontologique, est déjà un don à la noosphère : celle d’un rapport au monde plus harmonieux, plus rythmique, plus poétique. Pour Senghor, l’Afrique n’est pas en retard sur l’histoire de la conscience mondiale : elle est mémoire d’un rapport plus total, plus charnel, plus intuitif à l’univers. En cela, elle anticipe une sagesse que la modernité a oubliée.
Le lien diachronique entre ces figures n’est donc pas simplement chronologique. Il est évolutif. Ce que Vernadsky formule scientifiquement, Teilhard le convertit en vision spirituelle, Senghor l’incarne poétiquement et politiquement. Et aujourd’hui, c’est Sada Kane – penseur discret mais lucide de la condition postcoloniale, artisan d’un espace symbolique pour la parole publique à travers Impressions – qui en prolonge l’intention. Car Impressions, en tant qu’émission, est moins un média qu’un lieu noosphérique. Un espace où la parole se donne, où l’écoute devient acte, où l’invisible circule. En cela, Impressions n’est pas une simple émission culturelle. C’est un rituel contemporain du don noosphérique.
La théorie de la convergence anticipatoire (Sarr, 2025), mobilisée ici comme paradigme de lecture, permet de ressaisir ce lien comme processus dynamique. Cette théorie, qui postule que certaines consciences humaines s’alignent sur des possibles futurs porteurs de sens, voit en ces quatre figures non des isolats, mais des capteurs d’avenir. Vernadsky pressent la montée de la conscience comme force planétaire. Teilhard l’associe à une spiritualisation du monde. Senghor la traduit en humanisme africain. Kane, à travers ses choix éditoriaux, ses invitations, sa posture d’humilité féconde, continue cette chaîne du donné – pour que d’autres, un jour, en fassent un contredon.
Nous sommes donc devant une structure en spirale. Le donner initial – une vision du monde comme lieu vivant – circule, se complexifie, devient parole, poème, acte, émission, jusqu’à revenir à l’humanité sous forme d’une conscience élargie. Ce que Vernadsky appelait biosphère pensante, Teilhard noosphère en tension vers Omega, Senghor civilisation de l’universel, et Kane hospitalité médiatique, c’est le même souffle, le même poumon du monde qui respire à travers les âges.
La contemporanéité de cette filiation n’est pas simplement théorique. Elle est pratique, vivante, stratégique. Car dans un monde éclaté, fragmenté, saturé d’algorithmes et de récits toxiques, cette ligne offre une boussole. Elle dit que penser n’est jamais neutre. Que chaque parole porte une charge énergétique. Que le futur se prépare par des gestes du présent qui s’accordent au don. Que la connaissance n’est pas une accumulation mais une circulation. En cela, cette pensée est radicalement politique : elle propose une autre économie du sens, non fondée sur la rareté, mais sur l’abondance.
Ce qu’il faut entendre aussi, c’est que cette généalogie est une généalogie du lien. Chaque figure reçoit et transforme. Vernadsky ne pourrait pas comprendre Teilhard sans admettre que sa vision géologique contient une dimension mystique. Teilhard ne serait pas lisible sans la voix poétique et incarnée d’un Senghor. Senghor, sans les relais médiatiques, pédagogiques, conversationnels d’un Sada Kane, risquerait d’être muséifié. Et Sada Kane lui-même, sans cette trame invisible, ne tiendrait pas cette ligne d’ouverture, d’écoute, de patience devant le verbe.
C’est pourquoi la noosphère est un mouvement avant d’être un concept. Elle est diachronique parce qu’elle se développe dans le temps, mais elle est aussi kairologique, c’est-à-dire qu’elle saisit les instants opportuns pour faire advenir du sens. Chaque invité d’Impressions, chaque texte de Senghor, chaque page de Teilhard, chaque note de Vernadsky est un kairos du monde. Le rôle du lecteur, de l’auditeur, de l’intercesseur, est de s’y rendre disponible.
La convergence anticipatoire nous aide ici à penser que l’avenir ne vient pas du néant, mais qu’il est déjà à l’œuvre, dans certains gestes, certaines voix, certaines œuvres. Ce que ces quatre hommes incarnent, c’est cette capacité à pré-capter l’avenir, à l’intensifier par leur posture. Il ne s’agit pas d’utopie, mais de lucidité amplifiée. Le rendez-vous du donner et du recevoir n’est pas un événement magique : c’est une discipline, une éthique, un style de présence.
Dans cette optique, la noosphère devient aussi une métaphysique du lien. Elle oblige à reconfigurer notre rapport aux autres, au vivant, au cosmos, à Dieu. Elle nous enseigne que l’individuation n’est pas l’ennemi de la communion. Que plus je deviens moi-même, plus je participe au tout. Que penser, c’est toujours co-penser. Que parler, c’est ouvrir l’espace d’un contredon. Ce que Sada Kane met en scène dans Impressions, ce n’est pas un talk-show : c’est un théâtre du monde, une liturgie profane, un art de faire circuler l’invisible.
Il faut insister ici sur la dimension africaine de cette filiation. Non pas au sens d’une revendication identitaire, mais d’une inscription historique. Car c’est sur le sol africain que cette pensée prend corps, s’incarne, se diffuse. Le continent devient alors non pas périphérie, mais centre. Non pas consommateur de concepts venus d’ailleurs, mais générateur d’ontologies inédites. La négritude de Senghor, la patience éducative de Kane, la ferveur spirituelle de Teilhard, la rigueur scientifique de Vernadsky convergent pour faire de l’Afrique un lieu noosphérique de haute intensité.
Ce qui est en jeu, finalement, c’est une politique du sens. Dans un monde où l’intelligence est instrumentalisée, où la parole est réduite à du bruit, où le savoir devient une marchandise, cette lignée propose un autre contrat : celui d’une économie du don cognitif. L’intelligence n’est pas ce que l’on possède, mais ce que l’on transmet. Le génie ne se mesure pas à la nouveauté, mais à la capacité de faire fructifier un héritage. Et le progrès ne se confond pas avec la technique, mais avec l’élargissement de la conscience collective.
Ainsi, Vernadsky – Teilhard – Senghor – Kane forment un carré ontologique, un quatuor de la reliance, un chant polyphonique de la noosphère. Ils nous rappellent que l’histoire n’est pas une suite de ruptures, mais une longue conversation. Que le monde n’a pas besoin de plus de vitesse, mais de plus de profondeur. Que la parole humaine, quand elle s’accorde à l’essence du don, devient transformative.
C’est peut-être cela, le véritable rendez-vous de l’humanité : non pas le choc des civilisations (Huntington, 1996), mais la rencontre des dons. Non pas l’angoisse du manque, mais la joie du transmettre. Non pas l’identité close, mais la filiation ouverte. Non pas la technologie froide, mais l’intelligence chaude du monde.
Et c’est à cela que sert encore, semaine après semaine, un espace comme Impressions : à entretenir la mémoire de ce geste, à continuer le mouvement du don, à faire de chaque parole un pas vers Omega.
Par Moussa SARR
Note: à propos de l’auteur
Dr. Moussa Sarr (Moise Sarr) est un sociologue de la communication et chercheur en épistémologie sociale, l’auteur travaille sur les liens entre savoir, pouvoir et transmission dans les mondes africains contemporains. Il développe le concept de convergence anticipatoire comme cadre d’analyse des mutations politiques, culturelles et scientifiques. Installé entre le Canada, l’Afrique, l'Europe et l'Amérique centrale (Guatemala)emissions impressions 2stv, il intervient régulièrement dans les médias, les universités et les espaces citoyens pour penser la transformation du monde à partir de l’Afrique.