Un grand destin qui laisse à la postérité une leçon de vie
Les sociétés humaines ont besoin dans leur cheminement vers le développement d’hommes et de femmes repères dont l’exemplarité du parcours sonne comme une invite permanente adressée aux hommes, à tous les hommes, où qu’ils se trouvent, afin qu’ils tracent les sillons d’un avenir dont la marque, le souvenir et les fruits, seront la solidarité et l’amitié authentiques entre les hommes. La personnalité dont je veux tenter d’honorer la mémoire a tout au long de sa vie inscrit sa méditation, sa réflexion et son action dans cette perspective.
Abdoulaye Ly a cherché toute sa vie durant à mener un combat pour libérer l’homme de toutes les contraintes qui peuvent aliéner sa liberté. Ainsi toute société qui se veut porteuse d’espérance doit donner la place qui sied à ces bâtisseurs que j’ appellerai des défricheurs d’avenir. Abdoulaye Ly qui nous a quittés le vendredi 31 mai 2013 fait partie de ces monuments dont la vie et l’œuvre doivent être revisitées en permanence pour servir de boussole aux générations présentes et futures. Celles-ci en ont bien besoin, surtout par les temps que nous vivons.
Je l’ai connu au début des années 90 par l’entremise d’une vieille personne, feu Abdou Seck, habitant la communauté rurale de Yenne où je servais comme Assistant social au Centre de promotion et de réinsertion sociale. Il avait l’habitude de me parler de cet homme qui l’a fortement marqué. Un jour, je lui demande de me présenter à lui. Nous le trouvons dans sa modeste demeure sise à Liberté III. Je dois reconnaître ici et pour reprendre la belle formule du philosophe que «dés que nous nous sommes connus, nous nous sommes reconnus». De là date une belle amitié qui s’est consolidée au fil des ans. Chaque fois que je descendais sur Dakar, je passais le voir pour l’écouter parler avec passion et amour du Sénégal, de l’Afrique qu’il aimait par-dessus tout.
Un grand homme
Avec sa disparition, je me suis dit que je n’avais pas le droit de me taire. Cette décision s’appuie sur ce bel et riche adage wolof : «Kolëré guinaw lay fété» (1) qui rappelle une exigence et une valeur forte de notre société, la reconnaissance. Oui, je dois comme beaucoup d’autres Sénégalais, reconnaissance à Abdoulaye Ly. Malgré son calendrier très chargé, ce travailleur infatigable qui, à 85 ans révolus, continuait ses travaux de recherche, n’hésitait pas un seul instant à ouvrir son salon à des hommes et femmes de toutes conditions. Ce n’est que vers la fin de sa vie, quand sa vue a commencé à baisser, qu’il a réduit drastiquement ses activités intellectuelles.
C’est ce grand Monsieur qui était toujours là avec son sourire d’homme honnête en paix avec sa conscience qui nous accueillait à bras ouverts. Nous étions là, petits fonctionnaires en quête de connaissance ; apprentis-chercheurs désireux d’approfondir certaines questions ; ouvriers, paysans, femmes de ménage avec lesquels il a cheminé au plan politique ; hommes politiques à la recherche de conseils avisés ; simples quémandeurs venus chercher la dépense quotidienne. Tous, on sortait ragaillardis de nos entretiens avec cet homme multidimensionnel. Au fait, Ly aura forgé par l’exemple l’armature morale de plusieurs générations. La jeune génération doit connaître et mieux apprécier cet intellectuel d’élite au sens Gramscien du terme qui a voué sa vie au service du combat pour le développement et le rayonnement de l’Afrique. Le témoignage du Pr Babacar FALL de l’UCAD paru dans Sud Quotidien du samedi 1er Juin 2013 est éloquent : «(Abdoulaye Ly) est l’un des penseurs qui ont le plus influencé l’histoire intellectuelle de l’Afrique occidentale francophone.»
Un homme courageux
Aux brillantes qualités intellectuelles de ce premier Sénégalais, Docteur Es Lettres en Histoire (1955), il faut ajouter un courage physique dont peu d’hommes peuvent se prévaloir. Ainsi que le démontra cet éclairage du Pr. Abdoulaye Bara Diop : «Pendant la guerre 39-45, Abdoulaye Ly fit preuve d’un acte de bravoure qui lui valut la Croix de guerre, la plus haute distinction de l’armée française. Celle-ci en déroute devant l’avancée des troupes allemandes, laissa beaucoup de blessés et de morts sur le théâtre des opérations. Il fallait récupérer ces derniers. Le commandement militaire demanda des volontaires pour les ramener. Silence radio dans la troupe compte tenu de tous les risques qu’il y a dans ce genre d’opérations très risquées avec le pilonnage des positions françaises par les troupes allemandes. Seules deux personnes se portèrent volontaires pour cette «mission-suicide», dont Abdoulaye Ly. Ils partirent chercher les combattants, morts ou blessés...»
Son combat pour l’égalité des traitements à l’Ifan
Après la guerre, il rentre au Sénégal. Il est recruté comme Assistant à l’Institut Français d’Afrique Noire. Dans cette auguste institution où «soufflait au plus haut niveau l’esprit colonial», Ly dut mener des batailles épiques contre les colons qui dirigeaient cette institution. Ce combat pour la justice sociale et l’équité finit par ébranler les fondements sur lesquels s’appuyaient les colons pour faire du «deux poids, deux mesures». Abdoulaye Bara Diop, encore lui, en témoigna à l’occasion de la commémoration du 44ème anniversaire de l’accueil du Général De Gaulle, le 26 août 1958. «A son affectation à l’Ifan, il n’a pas eu droit à un bureau dont bénéficiaient pourtant individuellement tous ses collègues français métropolitains parce que lui-même était citoyen français ; collègues qui avaient cependant les mêmes diplômes que lui. Il était installé à une table dans la bibliothèque de l’Institut au sous-sol du bâtiment abritant aujourd’hui les réserves du musée. Cette table-bureau était placée au fond de couloirs traversés par des courants d’air incommodants, alors qu’il accomplissait un travail de recherche exigeant une grande concentration».
Cette volonté manifeste de l’humilier, de le pousser à la perte de l’image de soi, n'a fait que renforcer sa détermination. Il se bat courageusement pour «faire reconnaître l’égale dignité des chercheurs africains par rapport à leurs collègues français». Et le Pr. Diop de poursuivre : «Même s’il y a eu des survivances de la pratique coloniale au sein de l’administration de l’Institut, il avait déjà ouvert la voie menant à la fin de la discrimination dont nous étions les victimes. De ce point de vue, il était un pionnier, comme il le sera pour nous, dans nombre de domaines.» (...)
Un patriote africain intransigeant sur les principes
Une fois l’Indépendance survenue, Abdoulaye Ly se débarrasse très vite de sa nationalité française. En patriote conséquent et se voulant en phase avec les idées d’émancipation qu’il défend, il refuse de percevoir sa pension militaire au motif «que la guerre à laquelle il a participé n’était pas la sienne. C’est une guerre qu’on lui a imposée.»
Au plan politique, il joue pleinement sa partition en s’engageant résolument dans toutes les batailles pour l’émancipation et le développement des Nations africaines. Au congrès de Cotonou où se jouait un moment important de la vie politique de l’Afrique occidentale française (Juillet 1958), lui et ses amis défendent avec véhémence le droit à l’indépendance immédiate. Ils mettent en minorité Senghor et son groupe qui ne voulaient pas en réalité de l’indépendance. De retour à Dakar, Senghor manœuvre ferme pour changer le cours des choses en faisant voter le «Oui» au référendum. Après cet épisode, Abdoulaye Ly et ses camarades continuent le combat frontal contre Senghor. Une bataille qui va culminer avec de chaudes échauffourées aux allées du Centenaire où on enregistre plusieurs morts. Suite à cette manifestation, Ly est arrêté et mis en prison. Entre-temps, certains de ses camarades ont rejoint Senghor.
Rigueur et transparence face aux deniers publics
A sa sortie de prison, des négociations sont entamées qui aboutissent à la fusion entre le Parti de Léopold Sedar Senghor, l'UPS (Union progressiste sénégalaise) et celui d'Abdoulaye Ly, le PRA (Parti du rassemblement africain). Il hérite du ministère de la Santé et des Affaires sociales. Un département ministériel dans lequel il imprime la rigueur dans la gestion des fonds publics. «De l’avis de plusieurs personnalités, Abdoulaye Ly s’imposait la rigueur et la transparence dans la gestion des affaires publiques ; cette rigueur, il l’exigeait des agents placés sous son autorité», écrit le Pr. Abdoulaye Bara Diop. Un idéal et une pratique dont pourraient s'inspirer bon nombre de politiciens d'aujourd'hui...
Au vu de la conjoncture que nous vivons, il est important voire fondamental d’interroger et de réinterroger la vie de cet homme qui a compris très tôt que pour des pays comme les nôtres, le salut passe par l’adoption chez les dirigeants de comportements sobres et vertueux dans tous les domaines de la vie. Cité par son collègue, Babacar Fall, le Pr. Djibril Samb a magnifié la vie et l’œuvre de l'illustre disparu en ces termes : «Abdoulaye Ly est un homme libre. Il y a chez lui un effort permanent de conciliation entre les exigences du statut d’historien, formé au culte de l’établissement minutieux des faits, et celles liées à la gravité du citoyen, imbu des valeurs traditionnelles, comprenant la gravité de la parole proférée, par essence immarcescible, surtout lorsqu’elle est infamante».
Un humaniste
Dans une discussion que j’ai eue avec lui dans son salon, il me révèle un jour : «Cette armoire que tu vois là renferme des documents assez compromettants pour certaines hautes personnalités de ce pays. Je ne peux même pas te dire comment certains documents ont atterri entre mes mains ; peut-être la main de Dieu. Ces documents, je ne les sortirai jamais parce que ça pourrait nuire à la bonne réputation d’hommes et de femmes que beaucoup de nos compatriotes considèrent comme des hommes de bien.» Il poursuit : «J’ai dit à mes enfants de brûler tous ces dossiers aussitôt après ma mort». On pourra épiloguer longuement sur cette décision qui prive la nation d’archives essentielles pour la compréhension de certains événements politiques. (…)
Je crois à mon humble avis que sa forte croyance en Dieu a dû peser lourd dans la balance pour l’amener à prendre une résolution aussi capitale. En fait, l’homme était un musulman pratiquant sincère. Il avait l’habitude de me dire : «Dieu m’a tout donné. Je ne peux que l’en remercier en lui étant reconnaissant en toutes circonstances».
Une autre fois, il me parla de Senghor avec lequel il n’était pas toujours en bons termes. «Un jour, sa femme Colette m’appela au téléphone. C’était aux environs de 13 h. Elle me demanda de venir en aide à une de ses connaissances qui était dans le besoin. Je lui marquais mon accord. Deux heures de temps après, Senghor m’appela pour s’enquérir d’une situation donnée. On discuta longuement et vers la fin, je lui dis en passant que Madame m’avait appelé. Il me demanda à propos de quoi. Je lui faisais le compte rendu de la discussion que nous venions d’avoir. Et il me dit : «celle-là, il faut qu’elle arrête ! Elle n’a pas à intervenir sur ces questions là!»». Et Abdoulaye Ly de conclure : «Senghor, malgré ses limites, fut un homme d’Etat».
«Derrière chaque grand homme, une grande dame»
Je m’en voudrais si je concluais ce papier sans dire un mot des femmes qui ont accompagné et soutenu Abdoulaye Ly dans tous ses combats. C’est le lieu ici de leur rendre l’hommage qu’elles méritent. Quand je suis venu lui présenter mes condoléances suite au décès de sa première femme, Madeleine Laurent, il ne peut se retenir et se lance alors dans les confidences. «Cette femme que je viens de perdre m’a tout donné. Métisse et médecin de profession, elle a tout abandonné pour me suivre à Dakar. Elle était en première ligne dans tous les combats que j’ai dû mener. Elle distribuait et placardait des affiches en pleine nuit avec tous les risques et dangers que cela pouvait comporter à l’époque.»
Plus tard, Ly se remarie avec une Burkinabè naturalisée sénégalaise, Dieynaba Séré. «Elle fut la femme d’un ami, d’un collaborateur, mon ancien Chef de cabinet, mort dans un accident de la circulation. C’est en souvenir de cet ami auquel me lient beaucoup de souvenirs que j’ai épousé cette femme», raconte l'historien et homme politique.
Il mérite d’être honoré
Je voudrais me faire l’interprète de milliers de Sénégalais qui ont eu la chance de connaître Abdoulaye Ly. Pour cette jeunesse en perte de repères et laissée à elle-même dans un contexte de crise multiforme, il est essentiel qu'une grande artère de Dakar porte aujourd'hui le nom d'Abdoulaye Ly. Cet homme le mérite plus que tout autre. (…) Au moment où l’on cherche à magnifier les valeurs de citoyenneté, il serait utile de donner en exemple ce modèle de désintéressement et de dignité dont l’existence toute entière fut une leçon de vie.
(Texte écrit au mois de juin 2013)
Madi Waké Touré, Assistant Social,
Conseiller en Travail Social, Formateur à l’Ecole nationale
des travailleurs sociaux spécialisés (ENTSS)