Les entorses à l’orthodoxie
Face aux multiples violations relatives à la commande publique, d’intenses débats ont été organisés autour du livre de l’avocat, Dr Issakha Ndiaye, sur ‘’Le recours dans le contentieux administratif’’ publié aux éditions L’Harmattan. Des chefs d’entreprise en ont profité pour ruminer leur colère sur les magouilles de certains fonctionnaires.
La bamboula dans les marchés publics était au cœur de la cérémonie de dédicace du livre du Dr Issakha Ndiaye sur ‘’Le recours dans le contentieux administratif’’ publié aux éditions L’Harmattan. De l’avis de l’auteur, il y a un vrai problème de rigueur dans l’application des normes en matière de commande publique. Il affirme : ‘’Il y a beaucoup de problèmes. Très souvent, l’Autorité de régulation des marchés publics fait son travail, mais ceux qui doivent prendre le relais ne le font pas. Si on réprime comme il se doit toutes les irrégularités en matière de marchés publics, toutes les actions délictuelles, cela aurait un rôle très dissuasif et mettrait de l’ordre dans la pratique de certains fonctionnaires. Mais tant que les sanctions prévues ne seront pas rigoureusement mises en œuvre, la bamboula va continuer.’’
Cette bamboula, elle porte sur des enjeux financiers énormes. En effet, comme le rappelle le spécialiste, rien que durant l’exercice budgétaire 2017-2018, c’est autour de 3 000 milliards qui ont été engloutis dans la commande publique. Dans le rapport 2021 de l’ARMP, il est noté que l’ensemble des marchés immatriculés durant les cinq dernières années a mobilisé 7 266 milliards. ‘’Vu ces enjeux très importants, souligne le spécialiste des marchés publics, faire de la transparence, du respect des règles une bataille de tous les jours en vaut vraiment la chandelle et doit mobiliser tous les acteurs. La transparence, l’efficacité et l’efficience dans la commande publique, ça doit être une bataille de tous les jours’’.
Pour parvenir à ce résultat, il préconise tout simplement l’érection d’un parquet national de la commande publique. ‘’Je sais qu’il y a des mécanismes qui existent et certains peuvent se demander pourquoi un parquet spécial… C’est certes des arguments qui peuvent être pertinents, mais il faut poursuivre la réflexion. Je pense que vu les enjeux financiers, vu toutes les problématiques soulevées, je pense qu’un parquet national de la commande publique, avec un réel pouvoir en termes de poursuites, notamment sur la base des rapports des corps de contrôle, pourrait être un excellent levier pour la préservation de nos deniers publics’’.
Où sont passés les plus de 7 000 milliards dépensés entre 2017 et 2018 ?
En première ligne de cette bataille, si l’on en croit les participants, il y a le secteur privé qui est appelé à soumissionner dans les différents marchés publics. En cas d’inobservation des règles, qu’est-ce qu’il faut faire ?
C’est la question centrale que traite Issakha Ndiaye dans son nouvel ouvrage. Il insiste : ‘’L’objectif de cet ouvrage, c’est non seulement d’apporter ma modeste contribution à la transparence dans la commande publique, mais aussi de donner aux acteurs du secteur privé des outils pour savoir quoi faire en cas de violation des règles par les autorités contractantes.’’
De l’avis du spécialiste, le Code des marchés publics accorde déjà pas mal d’avantages au privé national et communautaire. D’abord, il y a les commandes financées sur le BCI qui leur sont réservées ; la marge de préférence, les dispositions sur la cotraitance, la sous-traitance, mais aussi le contentieux qui permet aux entreprises de préserver leurs intérêts, a-t-il précisé.
La maitrise de ces textes, selon lui, est fondamentale pour le respect des règles. ‘’Car, il ne sert à rien d’édicter des normes, si on ne donne pas aux bénéficiaires la possibilité de les faire respecter. Avec ce livre, j’ai voulu faire un travail qui suit tout le cycle de vie des marchés publics, de la passation jusqu’à la fin, avec tous les contentieux susceptibles d’intervenir. Par exemple, on est au niveau de la phase de la transmission des DAO. Si je vois des anomalies, qu’est-ce que je dois faire ? On est au stade de l’évaluation des offres. Si je vois des choses anormales, que dois-je faire ? Parfois, on a des entreprises qui ont raison, mais qui pèchent sur la forme de leurs recours. Leur permettre de contester ces décisions, à mon avis, c’est aussi les aider à accéder aux marchés publics, mais aussi à veiller au respect des règles’’.
Dans certaines structures, quand vous faites des recours, vous êtes blacklistés
Dans ce milieu, toutes sortes d’artifices sont utilisés pour contourner la législation. Tantôt c’est la manipulation des spécifications techniques pour favoriser ou écarter certaines entreprises, tantôt des ententes directes ou procédures restreintes non justifiées…
Malheureusement, les entreprises lésées ne sont pas toujours promptes à saisir l’organe de régulation de peur de représailles de l’autorité contractante. Réagissant aux propos de l’auteur qui se désolait d’avoir rencontré l’expérience au Mali, des chefs d’entreprise lui ont fait savoir que c’est aussi valable au Sénégal. ‘’Cette crainte existe belle est bien chez nous. Il y a des structures qui ont des façons très singulières de passer des marchés. Mais quand vous faites un recours, ne serait-ce qu’à titre gracieux, c’est fini pour vous. Non seulement ils ne répondent pas, mais vous êtes blacklistés’’, a dénoncé Alioune Faye.
Dans de telles circonstances, il ne faut peut-être pas s’étonner que les milliers de milliards investis par les pouvoirs publics n’aient pas l’impact espéré. ‘’Quand on voit le volume financier englouti dans les marchés publics et la manière dont c’est géré, poursuit M. Faye, c’est une vraie catastrophe. On est vraiment tenté de se demander où sont passés les 7 000 milliards engloutis dans la commande publique ? Et pendant qu’on se soucie de l’argent du budget qui est investi dans la commande, il y a l’endettement qui ne cesse de gonfler. Si, avec toute cette manne, on n’arrive pas à changer le visage de notre pays, alors il y a un problème. Un problème qui doit interpeller tout le monde’’.
‘’Il faut un parquet national de la commande publique’’
Dans le rapport 2021 de l’Autorité de régulation des marchés publics, analyse Dr Issakha Ndiaye, il y a 167 décisions rendues par le Comité de règlement des différends. Dans ce lot, il y a 123 qui ont été introduits par les candidats aux marchés publics. Les 44 l’ont été par les autorités contractantes. ‘’Sur l’issue de ces recours, 40 ont été favorables aux entreprises, 61 rejets, 20 décisions d’irrecevabilité et deux d’incompétence’’, renseigne le spécialiste, non sans préciser qu’en tout, c’est 83 décisions défavorables aux entreprises.
Des chiffres qui montrent un certain défaut de maitrise des procédures. ‘’Sur les motifs d’irrecevabilité, justifie-t-il, on a six pour tardivité (forclusion), absence de recours gracieux préalable dans trois cas, huit recours prématurés et trois pour non-paiement de la consignation. Ces chiffres montrent qu’il y a des difficultés pour le secteur privé d’aborder au mieux ce contentieux des marchés publics. Ce qui réduit leurs chances d’accéder aux marchés et favorise le manque de rigueur au niveau de certaines autorités contractantes’’.
PUDC Comment les marchés du PUDC ont mis à terre certaines entreprises ! Les marchés réalisés dans le cadre du Programme d’urgence de développement communautaire se sont aussi invités aux débats. Un véritable scandale, selon certains participants. Si le gouvernement n’a eu de cesse de se gargariser des réalisations dans le cadre de ce programme, certaines entreprises, elles, ont du mal à se relever à cause de ce PUDC. Alioune Faye est catégorique : ‘’Beaucoup d’entreprises ont connu des problèmes avec ce programme qui était censé être un fer de lance pour les PME-PMI. Le programme a plombé 80 % des entreprises qui avaient contracté avec.’’ A l’en croire, le PUDC est un projet très bizarre. ‘’D’abord, explique-t-il, quand il passe sa commande, c’est au nom du PNUD. Ce qui ôte le contentieux du champ de l’ARMP. Et quand on exécute, on revient dans le cadre du marché public soumis aux règles du Code des marchés. Sur la base des contrats signés avec le PNUD, des gens sont allés contracter des prêts auprès des banquiers, avec comme condition de paiement 15 jours. Les banquiers ont signé les yeux fermés, pensant que ce sont les procédures du PNUD. À l’exécution, on dit que c’est l’État qui paie avec le BCI, c’est-à-dire des procédures différentes. On se retrouve avec des délais de 90 jours. C’est des pratiques dolosives’’. Et pour ne rien arranger, dernièrement, il y a des entreprises à qui on a demandé de signer des avenants pour dire que dorénavant, leur cocontractant, c’est le PUDC et non le PNUD. ‘’Maintenant, qui attaquer ? Le PNUD ? Le PUDC ? Les gens sont vraiment perdus’’, regrette M. Faye. Embouchant la même trompette, Birame Yaya Wane confirme que le PUDC a mis à genoux beaucoup d’entreprises de son organisation, le Conseil national des dirigeants d’entreprises du Sénégal (CNDES). ‘’C’est du n’importe quoi ce qui s’est passé. Des fonctionnaires se mettent dans leurs bureaux et signent des actes qui mettent à genoux des centaines d’entreprises. Ce qui se passe dans les marchés publics pose vraiment problème. Le rapport de la Cour des Comptes n’est que la face visible de l’iceberg, qui montre de quoi nos fonctionnaires sont coupables’’, a-t-il ajouté. Au-delà du supposé scandale PUDC avec PNUD, d’autres marchés confiés à des organismes internationaux ont été évoqués. Souvent, ce sont des marchés qui peuvent être menés par l’expertise nationale. ‘’J’ai vu, par exemple, une organisation internationale lancer un appel d’offres international pour le Fonds vert du Sénégal. Un marché attribué à deux cabinets français ; 6 millions d’euros pour juste faire des levées de données géospatiales. J’ai eu à faire la même chose pour l’Union africaine. Il y a beaucoup de cas comme ça. Regardez ce que fait l’ADIE ; elle réclame l’offre technique de cabinets sénégalais et après on les donne aux Chinois pour la réalisation. Ce n’est vraiment pas sérieux’’, a dénoncé un ingénieur, non sans relever l’attribution de la construction de 50 000 logements à une entreprise dubaïote. |
Mor Amar