Rokia Traoré, rock afro-progressiste
Dans Beautiful Africa, son cinquième album, l'artiste d'origine malienne, Rokia Traoré chante ses poèmes intimistes avec une énergie rock, une profondeur blues et un rare supplément d’âme. Rencontre.
Sur la pochette de Beautiful Africa, Rokia Traoré, est assise sur un ampli dans une pièce en clair obscur, chapeau de côté, robe orange et pieds nus. A côté d’elle, posée contre le mur, une guitare Lag, qui donne le son mat à cet album. La photo est sobre et belle, comme l’artiste, comme sa musique. A chaque album ou collaboration, Rokia Traoré dessine une trajectoire originale, toujours un peu à part, toujours complètement elle-même. Si au début de sa carrière, elle interrogeait la tradition malienne, en recyclant ses codes et en offrant une lecture contemporaine de la musique bambara, depuis le lumineux Tchamantché (2008), la batterie a remplacé la calebasse et si le ngoni existe toujours, c’est la guitare qui prend les devants.
Guitariste
Rare chanteuse africaine à être aussi guitariste, Rokia Traoré est intarissable lorsqu’elle évoque ses influences rock et blues. Il y a bien sûr sa famille, à laquelle elle rend hommage depuis ses débuts. Son père, diplomate, saxophoniste et mélomane lui a permis de grandir, bercée par la trompette de Louis Armstrong, les voix d’Ella Fitzgerald et de Billie Holiday. Son frère aîné, quant à lui, était fan de Led Zeppelin, Janis Joplin, Jimi Hendrix et de rock anglais. Elle nettoyait volontiers sa chambre pour pouvoir écouter quelques vinyles…Mais il y a aussi le guitar hero Ali Farka Touré, directeur artistique de son premier album et ami intime, dont on retrouve par moment, la belle sérénité dans la démarche et le jeu de guitare, comme sur le morceau Kamounké.
A presque quarante ans, la jeune femme explique : "Ce qui est intéressant lorsqu’on connaît la musique africaine, ce sont les racines qu’on entend ensuite dans toutes les musiques. C’est un sujet dont on discutait beaucoup avec mon père et c’est de là que me vient mon plaisir à écouter du rock, à me sentir bien dans cet univers". Ainsi, tout part du Mali, le socle de l’inspiration Traoré.
C’est à Bamako qu’elle a composé les morceaux de Beautiful Africa, en remplaçant la batterie par une calebasse, puis en envoyant les enregistrements au réalisateur John Parish, reconnu notamment pour sa collaboration avec la rockeuse PJ Harvey. "Sur Tchamantché, c’était la première fois que je travaillais avec la batterie, donc je me cherchais un peu. Là, j’ai compris que j’avais besoin de quelqu’un pour m’apporter le son rock dont je n’avais pas forcément la culture. De même que je suis allée voir des instrumentistes traditionnels maliens, pour commencer ma carrière et enregistrer le premier projet, j’ai eu la chance d’approcher John Parish. Le son rock qu’on entend, le traitement, les amplis et tout ça, c’est lui". Collaboration réussie, Beautiful Africa s’écoute comme un moment privilégié dans l’univers feutré de Rokia Traoré.
Citoyenne
Beautiful Africa a été composé juste avant le coup d’état de mars 2012 au Mali, il n’est donc pas question de la crise que traverse le pays. Rokia chante la force des femmes, la sincérité, la mélancolie, le respect. Mais c’est la situation politique et sécuritaire du Mali qui lui a inspiré le morceau titre du disque, écrit en urgence avant de rentrer en studio et slamé avec précision. "Au lieu de chanter des mots amers, j’avais envie de donner ce qu’il y a de plus beau en moi, l’amour que je porte à mon pays et à mon continent".
Beautiful Africa, déclaration spontanée au continent donnera finalement son titre à ce cinquième album. Un océan de douceur, qui devient tempête lorsque Rokia Traoré dénonce les "combines fratricides" et chante sa peine, alors qu’"à contre-courant, (s)es convictions résistent".
Alors que le "grand Mali" chavire, elle défend la sagesse et l'intégrité. Elle, l’"afro-progressiste" convaincue, laisse pourtant aux autres l’optimisme béat. "A un moment, en tant qu’Africaine, on en a simplement assez d’être dans cette position de derniers du monde, on a beau dire que l’Afrique est belle, tout le monde va s’y servir mais peu de gens respectent réellement les Africains, parce que si c’était le cas, on n’en serait pas là. Et probablement que les Africains sont les premiers à ne pas se respecter".
Artiste engagée au Mali, avec sa fondation Passerelle, qui vise à aider de jeunes artistes à se professionnaliser, elle fait ce qu’elle sait faire de mieux : de la musique. "Si chacun, à commencer par les politiques, faisait cela, le pays irait beaucoup mieux" insiste-t-elle. Ainsi, en 2012, les projets pour le Barbican Center de Londres ou la tournée Roots ont réussi à se tenir, bon an mal an, et les travaux entamés à Bamako pour construire bureaux et studio de la fondation se poursuivent a minima.
Malgré les difficultés, Rokia Traoré met un point d’honneur à monter coûte que coûte, à partir du Mali, des projets solides pour les publics du monde entier. Côté malien, elle se bat pour inculquer aux artistes de la fondation des valeurs fortes : "La dignité s’achète par le travail, chacun peut y accéder" répète-t-elle. Qu’il soit fille de diplomate ou fils de forgeron.
RFI