Une visite stratégique pour renforcer les relations sénégalo-turques

Du 6 au 10 août 2025, le Premier ministre, Ousmane Sonko, effectue une visite officielle en République de Turquie, un déplacement qui s’inscrit dans la continuité des efforts de renforcement des relations diplomatiques, économiques et sociales entre les deux nations. Cette visite, annoncée par l’ambassade du Sénégal à Ankara, marque une étape clé dans la consolidation des liens bilatéraux, initiés il y a plusieurs décennies et revitalisés ces dernières années. Elle fait suite à la visite du président Bassirou Diomaye Faye en octobre 2024, qui avait scellé un partenariat stratégique entre Dakar et Ankara.
La visite d’Ousmane Sonko en Turquie s’inscrit dans un contexte où le Sénégal, sous l’administration Faye-Sonko, cherche à diversifier ses partenariats internationaux tout en consolidant sa souveraineté économique. Depuis l’élection de Bassirou Diomaye Faye en mars 2024, portée par une vague anti-establishment et anti-néocoloniale, le Sénégal s’est engagé dans une politique extérieure ambitieuse, visant à renforcer les relations avec des partenaires non traditionnels comme la Turquie, tout en réduisant la dépendance envers les anciennes puissances coloniales, notamment la France. Sonko, figure centrale du parti Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), incarne cette nouvelle vision, axée sur la justice sociale, la souveraineté économique et l’inclusion de la diaspora.
Le programme de la visite, qui se déroule du 6 au 10 août 2025, est marqué par deux événements majeurs prévus le 9 août à l’hôtel Le Méridien d’Istanbul. Le premier est un forum économique sénégalo-turc destiné à stimuler les investissements et les échanges commerciaux entre les deux pays. Le second est une rencontre avec la diaspora sénégalaise en Turquie, visant à renforcer les liens avec cette communauté dynamique.
Ces deux rendez-vous reflètent les priorités du gouvernement sénégalais : mobiliser les ressources économiques et humaines, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, pour soutenir le Programme de transformation nationale Sénégal 2050.
Le Forum économique sénégalo-turc : vers une coopération renforcée
Le forum économique, prévu le 9 août 2025 à 9 h, réunira des acteurs clés des secteurs public et privé des deux pays. Organisé au Méridien, cet événement vise à explorer les opportunités de coopération dans des secteurs stratégiques comme l’agro-industrie, l’énergie, les infrastructures et la défense.
Selon l’ambassade du Sénégal à Ankara, le forum s’inscrit dans une volonté de ‘’favoriser les investissements et renforcer les échanges commerciaux’’, dans un contexte où le volume des échanges bilatéraux approche le milliard de dollars.
Ankara, sous la présidence de Recep Tayyip Erdoğan, a fait de l’Afrique un axe prioritaire de sa politique étrangère. Le Sénégal, avec sa stabilité politique, sa position géographique stratégique et son dynamisme économique, est perçu comme une porte d’entrée vers l’Afrique de l’Ouest. Les entreprises turques, déjà très actives au Sénégal dans le secteur de la construction, ont réalisé des projets d’infrastructures majeurs tels que le stade Abdoulaye Wade, l’aéroport international Blaise Diagne et des complexes immobiliers à Dakar. Ces projets ont renforcé l’image positive de la Turquie au Sénégal, où la population apprécie la contribution turque au développement national.
Lors du forum, Sonko devrait mettre l’accent sur l’attractivité du Sénégal pour les investisseurs turcs. Dans un discours prononcé à Hangzhou, en Chine, en juin 2025, il avait déjà appelé les investisseurs étrangers à saisir les occasions offertes par le Sénégal, soulignant sa stabilité politique et son ambition de devenir un hub économique régional. ‘’Nous sommes ouverts aux partenariats gagnant-gagnant’’, avait-il déclaré, une rhétorique qu’il devrait réitérer à Istanbul.
Les discussions devraient également porter sur des secteurs émergents comme les nouvelles technologies et l’énergie renouvelable où la Turquie dispose d’une expertise reconnue.
La rencontre avec la diaspora : une priorité pour Sonko
Le soir du 9 août, à 20 h, Sonko s’adressera à la diaspora sénégalaise en Turquie, lors d’une rencontre organisée au Méridien. Cette initiative, qui fait écho à la politique de l’administration Faye-Sonko de valorisation de la diaspora, vise à établir un dialogue direct avec les ressortissants sénégalais. L’ambassade a pris des mesures pour garantir une représentation inclusive, en invitant la Fédération des associations sénégalaises en Turquie, l’Association des sans-papiers et l’Association des étudiants sénégalais à désigner entre 10 et 20 représentants chacune.
La diaspora sénégalaise joue un rôle crucial dans l’économie nationale, avec des transferts de fonds estimés à plus de 2 milliards de dollars par an, représentant environ 10 % du PIB. En Turquie, la communauté sénégalaise, bien que moins nombreuse que dans d’autres pays comme la France ou l’Italie, est dynamique et organisée. Les préoccupations de la diaspora, telles que l’accès aux documents administratifs (cartes d’identité, passeports) et le soutien aux projets entrepreneuriaux, devraient être au cœur des échanges. Sonko, qui a fait de l’inclusion de la diaspora une priorité, pourrait annoncer des mesures concrètes, comme l’extension du programme ‘’Tabax Sénégal’’ ou l’amélioration des services consulaires.
Cette rencontre s’inscrit également dans une stratégie plus large de mobilisation de la diaspora pour le développement national. Lors du Conseil des ministres du 21 mai 2025, le président Faye avait insisté sur le rôle central de la diaspora et annoncé l’organisation d’une journée nationale de la diaspora à Dakar en décembre 2025. La rencontre d’Istanbul constitue une étape préparatoire à cet événement, renforçant l’engagement de l’État envers ses citoyens à l’étranger.
Retour sur la visite de Bassirou Diomaye Faye en octobre 2024
La visite d’Ousmane Sonko fait suite à celle du président Bassirou Diomaye Faye, qui s’était rendu en Turquie, les 31 octobre et 1er novembre 2024. Ce déplacement avait marqué un tournant dans les relations bilatérales. Reçu par le président Recep Tayyip Erdoğan, il avait signé plusieurs accords de coopération, consolidant un ‘’partenariat stratégique’’ dans des domaines clés comme la sécurité, l’énergie, l’agriculture, l’urbanisation et l’enseignement supérieur.
Le 31 octobre 2024, le chef de l'État sénégalais a été accueilli à Ankara par Erdoğan, qui a salué le Sénégal comme un ‘’partenaire clé’’ en Afrique de l’Ouest. Les deux dirigeants ont signé un protocole établissant un conseil de coopération stratégique de haut niveau destiné à coordonner les initiatives bilatérales. Ce protocole couvre des secteurs prioritaires tels que la mécanisation agricole, l’énergie (notamment les hydrocarbures) et la formation professionnelle, qui s’alignent avec les objectifs du Programme de transformation nationale Sénégal 2050.
Le 1er novembre, Faye a présidé le Forum de l’investissement Turquie-Sénégal à Istanbul, en présence du vice-président turc Cevdet Yılmaz. Cet événement a réuni des investisseurs des deux pays pour discuter des opportunités dans l’agro-industrie, l’énergie renouvelable et les infrastructures. Erdoğan a souligné que le volume des échanges commerciaux, proche du milliard de dollars, reflétait le potentiel encore inexploité des relations économiques. ‘’Nous voulons doubler ce volume dans les années à venir’’, a-t-il déclaré, annonçant des réunions conjointes de coopération économique pour 2025.
Bassirou Faye, de son côté, a insisté sur la nécessité d’une coopération basée sur le ‘’respect mutuel’’ et la ‘’souveraineté’’. Il a salué l’approche turque, qu’il a décrite comme exempte de ‘’logique de domination’’, en opposition aux relations historiques avec certaines puissances occidentales.
Les discussions ont également porté sur la sécurité, un enjeu majeur pour le Sénégal face à l’instabilité régionale due au terrorisme. Il a souligné l’importance d’une coopération renforcée dans l’industrie de la défense, notamment pour l’acquisition d’équipements militaires turcs, reconnus pour leur efficacité et leur compétitivité.
Les accords signés : un cadre pour l’avenir
Cinq accords ont été signés lors de la visite de Faye, couvrant : la mécanisation agricole est un levier essentiel pour moderniser l’agriculture sénégalaise, un secteur clé qui emploie plus de 50 % de la population active. L’enseignement supérieur offre des opportunités pour renforcer les échanges universitaires et la formation professionnelle, notamment grâce à des bourses permettant aux étudiants sénégalais de se former en Turquie. L’urbanisation constitue un domaine de coopération important, avec un soutien aux projets de logements sociaux et d’infrastructures urbaines, où les entreprises turques disposent d’une expertise reconnue. L’énergie et les hydrocarbures représentent un axe stratégique, la Turquie pouvant accompagner le Sénégal dans l’exploitation de ses récentes découvertes pétrolières et gazières. La création d’un Conseil de coopération stratégique permettrait d’institutionnaliser les relations bilatérales et d’en assurer un suivi régulier et structuré.
Ces accords sont le signe d'une volonté commune de passer d’une coopération ponctuelle à un partenariat structuré et à long terme. Ils s’inscrivent également dans le contexte du Programme Sénégal 2050 qui vise à réduire la dépendance aux financements extérieurs et à promouvoir une croissance inclusive.
Les relations sénégalo-turques : une histoire en construction
Les relations entre le Sénégal et la Turquie remontent à 1962, lorsque la Turquie a ouvert une ambassade à Dakar, peu après l’indépendance du Sénégal. L’ouverture de l’ambassade sénégalaise à Ankara, en 2006, a marqué une nouvelle étape, permettant une représentation mutuelle et un approfondissement des échanges. Ces dernières années, les relations ont connu un essor significatif, porté par des visites bilatérales fréquentes et des projets concrets.
Le président Erdoğan, lors de sa visite à Dakar, en janvier 2020, avait souligné les ‘’liens historiques et culturels’’ entre les deux pays, évoquant un ‘’passé commun’’ lié aux échanges commerciaux et religieux à l’époque ottomane. Bien que ces liens soient moins documentés que ceux avec les puissances coloniales européennes, ils confèrent une dimension symbolique à la coopération actuelle. La Turquie, en tant que puissance musulmane sunnite, partage avec le Sénégal, majoritairement musulman, des affinités culturelles qui facilitent le dialogue. Celles-ci se traduisent par des initiatives concrètes, comme les programmes d’aide humanitaire de l’Agence turque de coopération et de coordination (Tika), qui a financé des projets dans la santé, l’éducation et l’agriculture au Sénégal. Les écoles Maarif, soutenues par la Turquie, offrent également une alternative éducative aux établissements affiliés à l’organisation Fetö, contre laquelle Ankara lutte activement. Le Sénégal, en soutenant la position turque sur Fetö, a renforcé la confiance mutuelle.
Une coopération économique en plein essor
Les relations économiques entre les deux pays ont connu une croissance rapide. En 2023, le volume des échanges commerciaux s’élevait à environ un milliard de dollars, selon les statistiques de l’International Trade Centre. La Turquie est devenue l’un des principaux partenaires commerciaux du Sénégal, se classant parmi ses trois premiers fournisseurs et destinations d’exportation. Les exportations sénégalaises vers la Turquie incluent des produits agricoles (arachides, noix de cajou) et des minerais, tandis que la Turquie exporte des produits manufacturés, des machines et des matériaux de construction.
Les entreprises turques, notamment dans le secteur de la construction, ont joué un rôle déterminant dans cette dynamique. Des projets comme le stade Abdoulaye Wade, livré en 2022, ou l’aéroport Blaise Diagne, construit par le consortium turc Summa-Limak, ont renforcé la présence turque au Sénégal. Ces réalisations, souvent saluées pour leur qualité et leur rapidité d’exécution, contrastent avec les projets parfois critiqués menés par d’autres partenaires étrangers.
La coopération dans l’industrie de la défense est un autre axe en développement. La Turquie, qui a émergé comme un acteur majeur dans la production d’équipements militaires (drones, véhicules blindés), cherche à élargir son marché en Afrique. Le Sénégal, confronté à des défis sécuritaires dans la sous-région, voit dans cette coopération une aubaine de renforcer ses capacités militaires à moindre coût.
Au-delà des relations bilatérales, le Sénégal et la Turquie partagent une vision commune sur la nécessité de réformer la gouvernance mondiale. Lors de sa visite en 2024, Faye a plaidé pour une coopération multilatérale visant à ‘’éliminer les injustices’’ et promouvoir la paix. Sonko, dans une interview accordée à China Media Group en juillet 2025, avait également critiqué l’unilatéralisme de certaines puissances et salué l’émergence d’un ordre mondial plus équilibré, notamment via les Brics.
Cette convergence de vues renforce le partenariat sénégalo-turc, qui se positionne comme une alternative aux relations traditionnelles avec l’Occident.
L’élection de Diomaye Faye, en mars 2024, portée par la popularité de Sonko et du Pastef, a marqué un tournant historique. Le parti, fondé par Sonko en 2014, incarne les aspirations d’une nouvelle génération de Sénégalais, lassés par des décennies de domination politique et économique par la France et les élites locales. La victoire de Faye, avec plus de 54 % des voix dès le premier tour, a été perçue comme un rejet du néocolonialisme et un appel à une gouvernance plus transparente.
Le rôle de la Turquie en Afrique : une approche gagnant-gagnant
La Turquie a adopté une approche pragmatique en Afrique, basée sur des partenariats mutuellement bénéfiques. Contrairement aux puissances occidentales, souvent critiquées pour leur passé colonial ou leurs conditions d’aide, la Turquie met l’accent sur des relations ‘’sans domination’’. Cette approche a trouvé un écho favorable au Sénégal où la rhétorique anti-française du Pastef résonne avec une population jeune et dynamique. Le pays a plus de 40 ambassades sur le continent.
La stratégie turque en Afrique s’appuie sur trois piliers : les infrastructures, le commerce et la diplomatie culturelle. Les entreprises turques, soutenues par des institutions comme Eximbank, ont investi massivement dans les infrastructures africaines, du Sénégal à l’Éthiopie. Sur le plan commercial, la Turquie a multiplié les accords de libre-échange et les forums économiques, comme celui prévu lors de la visite de Sonko. Sur le plan culturel, des initiatives comme Tika, les écoles Maarif et les mosquées financées par Ankara renforcent les liens avec les populations locales.
Le Sénégal, avec sa stabilité politique et son ouverture aux investissements, est un partenaire idéal pour cette stratégie. La visite de Sonko, tout comme celle de Faye, illustre la volonté des deux pays de construire un partenariat durable, capable de rivaliser avec les relations historiques avec la France ou les nouveaux partenariats avec la Chine.
La visite d’Ousmane Sonko en Turquie, combinée à celle de Faye en 2024, marque une nouvelle phase dans les relations sénégalo-turques. Les accords signés et les forums économiques organisés témoignent d’une ambition commune : faire du Sénégal un hub régional et de la Turquie un acteur incontournable en Afrique. Pour le Sénégal, ce partenariat offre une opportunité de diversifier ses alliances, de mobiliser des investissements et de renforcer le rôle de sa diaspora. Pour la Turquie, il s’agit de consolider sa présence en Afrique de l’Ouest et de promouvoir son modèle de coopération.
Cependant, des défis subsistent, la concurrence avec d’autres partenaires, comme la Chine ou les États-Unis, oblige le Sénégal à adopter une diplomatie équilibrée.
AMADOU CAMARA GUEYE