Gestion de l'eau potable au Sénégal, de l'impunité aux...impuretés
«La gouvernance de l'eau potable au Sénégal». C'est le titre d'une étude publiée par le Forum civil. Il demande au gouvernement de relever des défis en termes de transparence et de bonne gestion, mais aussi pour préserver la santé publique car il y a menace dans l'eau potable consommée par les usagers.
Le 1er janvier dernier, le contrat d'affermage qui lie l’État à la Sénégalaise des eaux (SDE) a été reconduit pour 5 ans. La Sde, qui dispose ainsi d'une troisième prorogation, va assurer jusqu'au 31 décembre 2018 la production et la distribution de l'eau. Quant à la Société nationale des eaux du Sénégal (SONES), elle a en charge la gestion du patrimoine de l’hydraulique urbaine et du contrôle de la qualité, de l’exploitation et du service.
Mais ce renouvellement n'est pas du goût d'une partie de la société civile qui réclame, depuis des années, que le monopole de la Sde soit cassé. «Même si la Sde souhaite garder ce monopole, elle gagnerait à aller en concurrence avec d’autres opérateurs tout en conservant ses acquis, mais l’absence de concurrence ne peut que nuire à la société qui verra sa légitimité contestée en cas d’accord tacite entre elle et l’Etat.» Aujourd'hui, cet accord existe.
Ces considérations sont contenues dans un rapport de plus de cent pages intitulé : «La gouvernance dans la fourniture des services d'eau potable au Sénégal : cartographie des déficits de transparence et d'intégrité réalisée par l'organisation Transparency international, par l'entremise de sa section sénégalaise, le Forum civil.»
Dans ce document, les experts encourageaient la Sde à oser la concurrence. ''Ceci est très important surtout lorsque l’Etat souhaite s’engager dans une dynamique de concession où les durées des contrats sont souvent trop longues, entre 20 ou 30 ans'', en vertu du protocole de partenariat. A leurs yeux, un appel d'offres international aurait dû être lancé en vertu des dispositions du code des marchés et des règles de transparence, «afin de conserver les acquis du secteur.» Autre raison invoquée par l'étude : le monopole «n’est pas toujours recommandée dans le cadre d’une délégation de service publique comme l’eau», dans un contexte de «régulation (…) faible», comme au Sénégal
Pour Transparency international, le gouvernement devait se conformer aux instructions du code des marchés publics avec comme alternative : le morcellement du sous secteur de l’hydraulique urbaine en plusieurs régions géographiques à l’image des cinq centres régionaux notés dans le cadre de la gestion de l’hydraulique rurale. ''Ainsi, l’Etat (aurait pu), par exemple, confier chaque zone à un opérateur afin de faire jouer une véritable concurrence entre les différents opérateurs. Ce qui (aurait fait) jouer réellement et davantage la concurrence nécessaire pour la gestion d’un partenariat public privé (PPP) de qualité.» Le risque pour le secteur est identifié : le monopole «biaise le jeu de la transparence.
TARIFICATION L'eau coûte trop cher au Sénégal L'étude de Transparency international plaide pour une baisse du prix de l'eau jugé assez cher. 86,5% des chefs de ménages interrogés à Dakar estiment que les tarifs ne sont pas corrects et qu'ils outrepassent les limites du raisonnable. A l'intérieur du pays, les abonnés Sde chefs de ménages mécontents sont 47,5% à Diourbel, 42,9% à Ziguinchor, 40% à Louga, 30% à Thiès et 22% à Kaffrine. En substance, «le coût de l’eau reste élevé pour les usagers les plus démunis». D'où la nécessité d'un plaidoyer «pour la mise en place d’un quota gratuit (respectant) le droit à l’eau reconnu par les Nations-Unies en juillet 2009 et non appliqué au Sénégal». D'une certaine manière, la Sde pourrait s'estimer heureuse du fait de la faiblesse de la culture de réclamation chez ses clients, notamment en milieu rural. «Ceux qui le font, soit près de 19%, sont représentatifs à Dakar et Kaffrine.» Autre frustration, les silences qui frappent les réclamations : elles frappent davantage les usagers ruraux : 40% à Dakar, 67% à Diourbel et 61% à Louga. Les réponses les plus courantes répertoriées par ces usagers sont : «pas de suite à la réclamation ou une réaction tardive», «ils font ce qu’ils veulent», «ils ont toujours raison», «ils sont juge et partie». D'autre part, une autre culture fait défaut aux clients : ils n'ont d'yeux que pour le montant net à payer : 83% à l'échelle nationale. «Seuls les abonnés de Dakar (57%) et de Kaffrine (43%) soutiennent le contraire». |
Eau SDE non conforme aux normes Oms : menace sur la santé publique
L'absence de transparence dans la gouvernance du secteur influe négativement sur la qualité de l'eau servie dans certaines zones du pays. Une qualité jugée «corrompue». Le rapport fait état de nombreuses disparités liées à plusieurs facteurs : «la position de la zone géographique (Sud et Est du pays défavorisés), la nature de certains quartiers (quartiers irréguliers privés d’abonnement au service d’eau faute de titres de propriété) ; le type d’approvisionnement en eau (usagers BF3 payent l’eau près de quatre fois plus cher que les usagers d’eau courante dans certaines localités) des usagers considérés».
L'étude est formelle : en milieu rural, l’eau reçue par 21% des populations desservies par des forages ruraux PSE (Projet sectoriel eau), PLT (Projet eau à long terme), PEPAM (Programme eau potable et assainissement pour le millénaire) motorisés dans la zone centre du pays, (cette eau) n’est pas conforme aux normes recommandées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Normal, ajoute le document : la Sénégalaise des eaux ne respecte pas toutes les normes établies par... l'Oms.
Pourtant, il y a un paradoxe, rapporte l'étude. «En milieu urbain, contrairement à l’excellent taux de conformité bactériologique qui s’établit à près de 98% en 2010, la Sones a accordé une dérogation spéciale sur près de 30% de la production d’eau distribuée par la Sde. Ce qui n’est pas conforme aux normes physico-chimiques Oms préconisées par l’État.»
Conséquence : «l’excès de fluor est le plus important problème identifié à ce niveau. Si des mesures ne sont pas prises pour corriger cette anomalie, cela pourrait induire un important problème de santé publique».
Pour Transparency international et le Forum civil, la préservation de la santé publique implique que l'Etat sénégalais prenne «des mesures énergiques et fermes en termes de traitement et de contrôle de la qualité de l’eau potable distribuée».
Armp et Cour des comptes : impuissantes ?
Malgré les interventions de la Cour des comptes et de l'Autorité de régulation des marchés publics (ARMP) pour remettre de l'ordre dans le secteur, le rapport indique que l'impunité continue de prévaloir dans le secteur. Différents audits y sont réalisés dans le cadre de la lutte contre la corruption mais sans suite. «Les sanctions conséquentes ne sont pas prises ou le sont rarement après leurs missions», ce qui «biaise» la «dynamique dissuasive».
En plus, «les initiatives de mise œuvre de mesures anti-corruptives internes au sein des institutions du secteur se font rares (alors que) cela pourrait contribuer à renforcer l’intégrité du secteur en limitant davantage les conflits d’intérêts, la gestion patrimoniale, etc.».
Toutefois le rapport souligne que les audits externes et indépendants réalisés en 2008 par l'Armp classent la Sones en troisième position parmi les 21 autres institutions de l’Etat du Sénégal. «De façon générale, les résultats de cette étude ont été assez positifs pour l’institution par rapport aux autres structures auditées.» Mais «en réalité, il existe au sein de la Sones une cellule de passation des marchés, un contrôle interne dynamique, un audit de conformité effectif. Les renseignements essentiels et les formats ont été respectés conformément aux dispositions de la loi».
Cependant, ''le rapport d’audit de conformité de l’Armp a noté l’existence d’un écart considérable entre le nombre de marchés analysés par l’audit interne (66 marchés) et ceux analysés pendant leur mission (45 marchés passés). Cet écart de 21 marchés (correspond) à un montant négatif de 152 392 177 Cfa sur les 66 marchés retenus par l’audit interne pour un montant global de 14 358 000 000 Cfa.
En conclusion, le rapport de l’Armp a souligné que «l’examen des dossiers de passation des marchés nous a permis d’identifier des anomalies récurrentes qui sont l’illustration d’un risque inhérent très élevé puisque les acteurs de la passation des marchés sont très souvent enclins à organiser des simulacres de concurrence et à présenter des dossiers frauduleux».
«Les conflits d'intérêts encouragent l'impunité»
Les conflits d'intérêts notés dans le secteur de l'eau ont envenimé la situation dans le secteur, ce, depuis la vente par Bouygues de 65% de ses actions au consortium américain Ecp. «De façon générale, les fournisseurs du service public ne se soucient point de leur obligation de rendre compte. Les usagers également n’exigent pas des comptes aux gestionnaires de ces services publics.
Au niveau local surtout, c’est l’Etat pratiquement qui a l’exclusivité du contrôle malgré ses faibles ressources financières, matérielles et humaines. Ce faible niveau d’engagement des acteurs du secteur, induit une responsabilité relativement faible... Des efforts devraient être fournis en matière de régulation pour plus d’efficacité dans le secteur» parce que «la délégation d’un service public comme l’eau potable devrait être régulée selon des principes de la bonne gouvernance.»
Le rapport relève l'existence de «signes de faiblesse en matière de justice dans la régulation.» En effet, «ce rôle assigné par l’État à l’opérateur public qu’est la Sones est aujourd’hui de plus en plus contesté par certains spécialistes de la question, car pour ces derniers, une bonne régulation devrait permettre d’assurer l’équilibre entre les différentes parties, de gérer les litiges et conflits entre elles».
Il s'y ajoute que «la Sones en tant que partie prenante du système, dans son rôle de régulateur, est juge et partie». Ce qui la placerait «en situation de conflit d’intérêts». Egalement, les contrats dits de performance entre elle et l’État «n’ont, à ce jour, pas encore fait l’objet d’une revue afin de contrôler l’état d’exécution de ces contrats». Néanmoins, «la mise en place d’un conseil interministériel chargé de réguler l’ensemble des contrats, tel que proposé par les experts, peut aider à y voir plus clair».
Dans ce cadre, la contribution de l'État sera de taille car ce conseil interministériel doit «gérer d’éventuels conflits entre les parties prenantes et (…) contrôler l’exécution des différents contrats». En matière de mise en œuvre d'un partenariat public privé (PPP), il est primordial de «mettre en place un système de régulation très forte» pour mieux contrôler la Délégation de service public (DSP).
Les chiffres sont éloquents : 1,1 milliard de personnes à travers le monde dont 400 millions en Afrique et 2 millions au Sénégal n’ont toujours pas accès à l’eau potable. De même, près de 2,4 milliards des personnes dans le monde dont 1 milliard en Afrique et près de 7 millions au Sénégal n’ont toujours pas accès à un assainissement adéquat. Dire que selon les spécialistes, le Sénégal devrait dépasser ce stade. Et pour cause, ''comme nombre de pays en Afrique au Sud du Sahara, le Sénégal devrait relever les défis liés à sa croissance démographique trop importante et à l’urbanisation galopante que certaines de ses grandes villes connaissent.'' |
Des avancées notables !
Pour autant, force est de signaler que tout n'est pas aussi sombre dans ce secteur. Le rapport relève des avancées significatives en ce sens que l'eau potable est l'un des secteurs sociaux de base le mieux géré au Sénégal.
Et, souligne-t-il, ''les taux d’accès en eau potable ont évolué de façon significative avec une nette tendance vers l’atteinte des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) et que les progrès notés dans ce secteur sont le fruit d’un long processus de réformes évolutives mettant en évidence le désengagement de l’État vis-à-vis du secteur, au profit du privé (en milieu urbain) et des usagers (en milieu rural) sans oublier l’important soutien financier des bailleurs de fond.
L'étude souligne également que le secteur de l’eau au Sénégal a connu ces dix dernières années d’importants progrès. «Mais il est surtout nécessaire de renforcer cette tendance afin de relever le défi de l’intégration de la croissance démographique (2,6%) et de l’urbanisation.»
Le rapport salue les efforts volontaristes de l'Etat qui s'est investi dans une politique de l’eau potable, axée sur une série de réformes successives visant à améliorer l’accès et la qualité du service destinés aux populations. Et d'ajouter : ''dans le cadre du programme national de bonne gouvernance (PNBG), le Sénégal a inscrit la lutte contre la corruption dans ses priorités».
Cependant, il lui faut «réaffirmer une volonté politique plus forte, établir un consensus national pour combattre le fléau, créer un observatoire de la corruption, effectuer une revue et une harmonisation de la législation du cadre national de la lutte contre la corruption, mettre en place un réseau efficace de lutte contre la corruption pour les différents acteurs, former et encadrer la société civile».
MATEL BOCOUM