Les chauffeurs bottent en touche
L’annonce du retrait, en fin décembre, de 2 500 ‘’cars rapides’’ et des “ndiaga ndiaye” sur le périmètre urbain, met les chauffeurs du garage de Colobane dans tous leurs états. Selon eux, supprimer ces véhicules de la circulation peut conduire beaucoup de pères de famille dans la pauvreté.
Comme le ‘’thiébou dieune’’, les ‘’cars-rapides’’ et les ‘’ndiaga ndiaye’’ sont devenus des identités remarquables du Sénégal. Moyens de transport privilégiés par beaucoup de Dakarois, à cause de leurs prix abordables et de leur présence à tous les coins de la capitale, ces véhicules d’un autre âge sont peut-être en train de vivre leurs derniers instants dans les rues de Dakar.
A Colobane, fief de l’informel, chauffeurs et mécaniciens ont encore du mal à y croire. Trouvé près d’un ‘’car rapide’’ en train de se laver les mains salies par la poussière et l’huile mécanique, Bathie Fall travaille, depuis 1986, dans le garage de Colobane dont il est aujourd’hui le chef. Pour lui, les ‘’cars rapides’’ ne peuvent pas être extraits de la circulation. La quarantaine révolue, casquette noire sur la tête, il explique : “Les supers ne peuvent en aucun cas disparaitre. Parce que de nombreux véhicules sont en train d’être réfectionnés au niveau du service des mines. Leurs propriétaires doivent donc patienter pour une durée de 6 ou 8 mois. Sur ce point, l’idée de mettre fin aux ‘cars rapides’ en décembre, n’est que pure utopie”. Sans ambages, M. Fall argue que les ‘’cars rapides’’ ont la capacité de rouler encore pendant plusieurs années.
A quelques jets, se trouve le chauffeur Wagane Faye, assis devant un atelier. Pour ce trentenaire aux vêtements tachés d’huile de vidange et de poussière, il est hors de question de retirer ces moyens de transport, à cause des nombreux emplois générés et qui vont du chauffeur au ‘’coxeur’’. “Pour nous, insiste-t-il, il importe d’abord de savoir quelles sont les conditions de ce retrait. Parce que je crois qu’ils oublient que ces voitures ont des propriétaires qui les ont achetés avec leur argent ou qui ont fait des prêts à la banque pour les obtenir. L’Etat promet à chaque fois de nous mettre dans de bonnes conditions. Malheureusement, comme vous pouvez le constater, ces promesses ne sont jamais tenues”. Entre ardeur et passion, ce dernier déplore le manque de vision de la part des politiques. Il peste : “Personne ne pense aux jeunes qui risquent de plonger dans le chômage et de se retrouver dans la rue. Ils sont nombreux à vivre par le biais de ces voitures. Si Colobane a changé de visage de nos jours, c’est bien grâce à nous. Les voleurs et les agresseurs ont calmé leurs ardeurs depuis que nous sommes-là.”
Lat Dior et Colobane, les usines des ‘’cars rapides’’
A l’intérieur du garage qui regorge de 50 véhicules presque aussi vieux que l’indépendance du Sénégal, les ronronnements des moteurs, quelques carcasses abandonnées campent le décor. Entre soudure, clé à molette, coups de peinture, pneus à monter ou à démonter, mécaniciens, chauffeurs, électriciens et menuisiers sont à pied d’œuvre. Ils sont en train de manufacturer des ‘’cars rapides’’ dont les pièces viennent d’être importées. D’après le chef de garage, les pièces proviennent de divers pays européens : notamment la France, de l’Allemagne et de la Belgique, et permettent de peaufiner les supers de telle sorte qu’ils deviennent neufs. “Ces voitures ne peuvent pas vieillir, car elles sont constamment en réfection. Actuellement, plus de mille ‘cars rapides’ et “ndiaga ndiaye” sont en train d’être reconstitués. Raison de plus que ces véhicules ne peuvent pas être retirés de la circulation en fin 2021”, affirme-t-il avec force conviction.
Loin de la densité assourdissante de Colobane, cap sur Dakar-Plateau où l’environnement est moins populeux. Vers les coups de 14 h, la rue Sandinieri est presque déserte. Sur place, la tranquillité est perturbée par les quelques voitures qui passent, notamment les moyens de transport en commun provenant de la banlieue. Il s’agit principalement de ‘’cars rapides’’ et de “ndiaga ndiaye” qui cherchent un stationnement dans la gare routière de Lat Dior située à quelques encablures du tribunal de grande instance de Dakar. Ce vaste parking constitue l’un des plus grands garages de la capitale, où sont fabriqués les cars communément appelés ‘’supers’’. En sillonnant la rue Armand Angrand, des ‘’cars rapides’’ ‘’flambants neufs’’ sont garés dans l’attente de leurs premiers clients. Peints aux couleurs bleu-jaune avec de décorations multicolores, ces minibus captivent et passionnent les quelques passants de la ruelle.
À l’intérieur du garage, des dizaines de carcasses sont entassées. Çà et là, sont jetés sur le sol bitumé des pièces détachées, des pneus en mauvais état et des tas d’ordures. Dans les cantines, mécaniciens, chauffeurs et apprentis ont pris place pour se sustenter. D’autres ouvriers sont, par contre, dans leurs ateliers en train de s’affairer autour des pièces de rechange.
Trouvé dans sa petite manufacture, Modou Ndiaye, vulcanisateur, est en train de bricoler une chambre à air. Pour lui, ce sont les ouvriers qui vont payer les pots cassés de cette mesure de retrait. Même son de cloche chez son collègue Modou Pouye, qui vient de sortir de son atelier niché dans l’un des recoins du garage.
Les ouvriers inquiets pour leur avenir
Électricien de son état, l’homme au torse bombé ne manque pas d’arguments pour dénoncer le retrait des ‘’cars rapides’’. A l’en croire, les ouvriers en pâtiraient le plus. “Si on retire ces moyens de transport, beaucoup d’ouvriers vont ressentir les impacts. Certains ont toujours travaillé dans ce milieu. Imaginez si on enlève les ‘cars rapides’ et les ‘ndiaga ndiaye’, que vont-ils devenir ? Pour moi, ceux-ci doivent être recasés avant la suppression de ces moyens de transport”, soutient-il.
Pendant ce temps, les pouvoirs publics, eux, semblent décidés à aller jusqu’au bout de ce projet initié depuis 2005. Selon le Conseil exécutif des transports urbains de Dakar (Cetud), la fin du programme de renouvellement du parc automobile est fixée à la fin de cette année 2021. Par conséquent, près de 2 000 ‘’cars rapides’’ et “ndiaga ndiaye” vont être retirés de la circulation. Et l’un des motifs principaux, c’est la sécurité et la sûreté des voyageurs.
Interpellé sur la question, Bathie Fall botte en touche et accuse l’usage de la drogue. “L'effet de la drogue, dit-il, est à l’origine des nombreux chocs. Les jeunes qui sont parfois au volant se livrent à l’alcool et au tabagisme avant de se mettre sur la route. C’est pour cela qu’ils s’endorment facilement. Mais ici, à Colobane, nous avons pris toutes nos responsabilités pour éviter ces pratiques. Aucun de nos chauffeurs n’est alcoolique”.
Dans la foulée, notre interlocuteur plaide pour un allègement des sanctions à l’encontre des chauffeurs. “Les agents de la circulation doivent faire preuve de compréhension. Le plus important pour moi, ce n’est pas d’obtenir un permis de conduire, mais de maitriser la voiture. La plupart de ceux qui vivent de ces véhicules sont des pères de famille. Les agents doivent donc avoir la main moins lourde, en délivrant une sanction aux dignes chauffeurs ”, considère Bathie Fall.
Embouchant la même trompette, l’électricien Modou Pouye estime que les chauffeurs ne sont en rien responsables des accidents notés sur la route. À l’en croire, ceci relève de la simple volonté divine. “Ce ne sont que des machines. Elles peuvent cesser de fonctionner à tout moment. Les chauffeurs n’ont rien à voir avec les accidents. Les chocs qui se produisent ne sont que le résultat de la volonté divine. On ne peut pas lutter contre Dieu. Quand Il décide, personne n’y peut rien”, sermonne-t-il.
Et d’ajouter : “Certains chauffeurs parviennent à rouler sur de longues distances, comme d’ici à Touba, par exemple. Et ce, quelle que soit l’ancienneté du véhicule. Parce que conduire ne se fait pas avec force, mais avec intelligence et technique. Maintenant, si le chauffeur n’est pas assez expérimenté, il peut probablement faire un accident.”
A ceux qui soutiennent que les ‘’cars rapides’’ et les “ndiaga ndiaye” sont des cercueils roulants, il rétorque : ‘’Les gens qui le disent doivent savoir que même si on retire ces moyens de transport, les bus Tata seront conduits par les chauffeurs de ces véhicules.”
Toutefois, ils sont nombreux les acteurs à réclamer plus d’organisation dans ce monde où l’indiscipline et le manque de civisme sont érigés en règle. C’est la conviction de Bathie Fall. Tout en plaidant la cause des acteurs, il souhaite de tous ses vœux plus de modernisation du secteur. “Je suis d‘avis avec la réforme des ‘cars rapides’. Les véhicules sont anciens et vétustes, et il n’y a pas assez de pièces pour en fabriquer. C’est pour cela que mieux vaut réorganiser le milieu, car il y a du n’importe quoi. Certains chauffeurs ne savent pas conduire, tout comme certains apprentis qui ne travaillent pas sérieusement. C’est ce qui explique les nombreux accidents. Pour moi, il faut exclure tous ceux qui polluent le métier et les conséquences que cela engendre”.
RETRAIT DES ‘’CARS RAPIDES’’ ET DES ‘’NDIAGA NDIAYE’’ Le niet des usagers Le retrait annoncé de plus de 2000 ‘’cars rapides’’ et “ndiaga ndiaye” n’est pas du goût des usagers. Pour ces derniers, ces moyens de transport, en plus d’être accessibles, jouent un rôle important sur le plan de culturel. Au rond-point Unité 26 des Parcelles-Assainies, jeunes, adultes et vieux pointent sur les trottoirs. Sous la chaleur brûlante de cet après-midi, ils attendent impatiemment l’arrivée de ‘’cars rapides’’ ou “ndiaga ndiaye’’ menant à Dakar ou au terminus du marché Dior. La circulation étant ralentie par des embouteillages sporadiques, les véhicules prennent du temps à arriver à l’arrêt. Un fait qui ne démotive pas pour autant les usagers. Trouvé à l’ombre d’un panneau publicitaire, Bamba doit prendre un ‘’car rapide’’ pour partir à Dior. Bonbonne de gaz à la main, l’homme d’une trentaine d’années et à la mine timide dit être un amoureux des supers. Pour lui, ces moyens de transport doivent toujours continuer de rouler, malgré la présence du Train express régional (TER) et des Bus Transit Rapides (BRT). “Les ‘cars rapides’ sont plus accessibles pour les populations. Ils vont partout et, en plus, le coût est abordable. Avec 100 ou 75 F CF, ils peuvent te conduire n’importe où, surtout en cette période d’hivernage. Tel n’est pas le cas avec le TER dont le tarif risque d’être trop cher pour nous les débrouillards. Pour moi, le TER peut bien rouler pour ceux qui veulent l’emprunter. Mais les ‘cars rapides’ doivent également rester présents, car ils ne constituent pas une menace pour la circulation”, affirme Bamba. Selon lui, le retrait des ‘’cars rapides’’ et des “ndiaga ndiaye” de la circulation peut aussi précipiter de nombreux jeunes dans la misère. “Si le Sénégal était un pays développé et que les jeunes pouvaient obtenir du travail, on aurait pu dépasser l’ère des supers ou des ‘ndiaga ndiaye’. Mais tel n’est pas le cas. Nous ne sommes pas comme les pays développés qui ont beaucoup de moyens. Si on retire ces moyens de transport de la circulation, ça peut causer beaucoup de difficultés pour les jeunes qui y trouvent leur gagne-pain ”, considère-t-il. “Le ‘car rapide’ est un patrimoine à préserver” Tout comme Bamba, Kitab Ndiaye doit lui aussi partir à Dior. Vêtu d’un t-shirt et d’un pantalon noirs, Kitab accorde une grande importance aux ‘’cars rapides’’ et aux “ndiaga ndiaye”. Des patrimoines à préserver, soutient-il. “Les ‘cars rapides’ ne sont pas seulement des moyens de transport au Sénégal. Ça fait partie du patrimoine culturel sénégalais. Même certains visiteurs du Sénégal les empruntent pour en savoir davantage sur notre mode de vie. De ce fait, si on veut les extraire de la circulation au profit du TER et du BRT, ça peut porter atteinte à la culture sénégalaise”, avance Kitab. Aussi, pense-t-il, ‘’il faut surtout préserver ce patrimoine. Même si le secteur du transport a besoin de modernisation’’. |
FATOUMATA B. BA & MOUSTAPHA DIAKITE (Stagiaires)