La violence investit la sphère familiale
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La violence a investi la sphère familiale. Depuis des mois, des scènes atroces de meurtres, violences domestiques et conjugales sont notées sur tout le territoire national. Une nouvelle parenthèse de folie collective.
Ces temps-ci, il y a ce sentiment tenace que la violence a quitté la rue pour élire domicile dans les foyers. Lieux de sécurité par excellence. Ce lundi, contre toute attente, un colonel de la douane a mis fin à la vie de sa fille, en l’égorgeant. L’enquête devrait permettre d’en connaître le mobile. La thèse de la démence est avancée, même si elle est contestée. La veille, Cheikh Tidiane Kane, sa femme Penda Ba et sa fille âgée d’un an ont été retrouvés morts. Il s’agirait, ici, d’un crime passionnel. Le jeune père de 31 ans aurait tué sa femme et son enfant, avant de se suicider.
Il y a quelques jours, le 16 août, une femme a battu à mort son enfant âgé de 7 ans. Car ce dernier n’arrêtait pas de pleurer. Indisposée, la maman qui, selon toute vraisemblance, ne jouit pas de toutes ses facultés mentales, s’est acharnée sur lui. Le mercredi 12 août, un jeune élève de CE2, âgé de 10 ans et nommé Abdou Sané, a été retrouvé mort, pendu. Les faits ont eu lieu au quartier cité Nakh de Kébémer, dans la région de Louga. Dans cette affaire, trois personnes ont été interpellées, puisque les enquêteurs soupçonnent un meurtre.
Toutes ces affaires ont eu lieu ce mois d’août. Elles s’ajoutent à beaucoup d’autres qui ont défrayé la chronique depuis le début de cette année, notamment durant la période de confinement. Des épisodes de violences familiales les uns plus atroces que les autres. Il en est du drame qui a frappé la famille Ba établie dans le village de Diama, à 20 km de Saint-Louis. Un jeune garçon de 11 ans, en classe de CM1, a payé le prix fort : sa vie, dans un règlement de comptes entre sa mère et sa coépouse. La tragédie a eu lieu dans la nuit du 13 au 14 avril.
La présumée meurtrière, qui n’a presque jamais été en bon terme avec la mère de la victime, a nourri un plan diabolique pour se venger sur l’enfant. Pour ce faire, elle a attendu les coups de 22 h, alors que le village s’apprêtait à dormir, avec le confinement, pour inviter sa victime à l’accompagner à l’arrière de la maison. Loin des regards, elle l’a battu à mort. Le jeune garçon a tenté de se défendre, mais il n’était pas de taille. D’ailleurs, c’est en constatant que le jeune garçon a résisté à son meurtrier et les blessures sur elle que la dame qu’elle a été arrêtée.
Un drame particulièrement marquant est l’histoire de la dame qui a aspergé du thé chaud sa coépouse à Jaxaay 2 (dans la banlieue dakaroise). Les faits se sont déroulés à la veille de la Korité. Quelques jours auparavant, un drame survenu à la Gueule-Tapée avait ému plus d’un, avec la vidéo d’une belle-mère ébouillantant ses belles-filles en plein dîner. La violence de l’acte avait conduit l’une des victimes au service de réanimation de l’hôpital général Idrissa Pouye de Grand-Yoff.
Le 15 mai dernier, c’est dans la cité Air France de Kounoune, dans le département de Rufisque, qu’a eu lieu l’une des plus abominables scènes de violences domestiques. Khady Diouf, 69 ans, a été découverte morte dans sa salle de bain où elle a été traînée, après avoir été ébouillantée par sa bru. A la même date, Khalimatou Diallo, 30 ans, dans le coma depuis le 8 mai, rendait l’âme à l’hôpital général Idrissa Pouye de Grand-Yoff. A cause d’une cohabitation difficile, cette jeune mère de famille avait été ébouillantée par sa colocataire Mariama Sall au quartier Touba-Thiaroye, dans la banlieue dakaroise.
La liste de ces scènes atroces, voire macabres est loin d’être exhaustive. Il y a aussi la recrudescence des violences conjugales.
Un phénomène qui sévit dans le sud du pays. Là-bas, les coordinatrices des boutiques de droit de Ziguinchor et de Kolda ont dit avoir noté une hausse des violences conjugales, avec l’entrée en vigueur des mesures de restriction pour lutter contre la Covid-19. ‘’Il faut savoir que dans cette zone, les femmes sont les maitresses des maisons et elles contribuent plus que les hommes dans les charges de la dépense quotidienne. Avec les mesures de restriction qui ont été prises et l’ampleur de la pandémie, la plupart d’entre elles ont de sérieux problèmes. Elles ne peuvent plus se rendre au marché comme à l’accoutumée, car leurs maris ne leur permettent pas d’y aller. Elles craignent aussi de contracter le virus’’, a fait savoir Mme Ndèye Astou Goudiaby Coly, Coordinatrice de la boutique de droit de Ziguinchor.
Elle témoigne : ‘’On a reçu une femme répudiée par le mari, parce qu’elle avait refusé d’aller au marché, de peur de contracter le virus. Heureusement, on est intervenu à temps pour réconcilier le couple. J’ai reçu un autre cas de violence conjugale sur une femme qui a nouvellement accouché. Elle a été battue par son époux pour des problèmes de dépense quotidienne. En effet, d’habitude, le mari partait aux champs pour chercher du bois que la femme revend pour faire ses achats au marché. Puisque le mari n’allait plus dans la brousse, il n’y a plus d’argent et elle ne pouvait plus préparer. Pour cette raison, le mari l’a sauvagement battue. Elle en est sortie avec des blessures graves. Quand elle s’est rapprochée de la boutique, nous avons échangé avec elle. Mais, à notre grande surprise, elle n’a pas voulu que le médecin lui établisse un certificat médical. Elle n’a pas voulu porter l’affaire devant la justice.’’
A Kolda, la boutique de droit de la localité s’est vue obligée de régler des questions économiques pour endiguer la violence et permettre aux femmes de rester dans leur foyer. ‘’L’on se rend compte que le soubassement des violences conjugales est économique. La cause est une violence économique’’, indique Mme Sall.
Mettre en place des mécanismes de protection
Ces cas interpellent le psychosociologue Ousmane Ndiaye qui tente de les analyser. ‘’En général, dit-il, il y a plusieurs facteurs, les motivations sont diverses et variées. Mais il y a toujours le fait qu’une volonté de tuer est particulière sur cette capacité à tuer. C’est le fait que, dans son système nerveux, l’individu a trouvé la force de passer à l’acte. C’est presque un coup de folie. Dans l’environnement où nous vivons, où les faits sont presque équilibrés, pour passer à un tel acte, c’est presque un coup de folie qu’il faut assurer. C’est soit un calcul froid soit l’individu est submergé par un sentiment qu’il ne peut pas maitriser et qui le pousse à tuer. Il passe donc à l’acte brutal, quitte à le regretter. Si c’est un crime passionnel, il est évident que la proximité joue. C’est ce qui permet d’identifier l’assassin’’.
Plus généralement, le psychosociologue estime que la société sénégalaise subit des bouleversements dont elle s’accommode très mal. ‘’Elle est en pleine transformation. Elle est en train de subir des changements qui se voient à travers des actes qu’on peut trouver anodins. La famille sénégalaise, qui était large, est en train d’éclater littérairement. Il y a énormément de conflits dans les grandes familles. Cela peut être une question de leadership. Très souvent, c’est une question d’appropriation de biens, l’héritage, le déséquilibre social. On était habitué à ce que le plus âgé dirige.
Les plus jeunes peuvent réussir et devenir plus riches et risquent d’être investis de plus de pouvoir que les ainées. Ce qui ne va ne pas plaire à tout le monde. Il y a également des agressions de toutes sortes comme les vols à l’arraché. Les transports en commun où les gens se réunissent dans des conditions extraordinaires, avec trop de monde. Et, forcément, entre hommes et femmes, il y a des conflits comme des actes sexuels, il y a les viols à n’en plus finir, les enlèvements, l’insécurité pour les tout-petits’’, analyse-t-il. Soulignant que cette société est en train de changer et les gens adoptent des comportements en rapport avec l’insécurité.
Il invite, dès lors, à aller plus de l’avant, pour améliorer la protection individuelle au niveau de la famille et de mettre en place des mécanismes de protection pour créer le sentiment de sécurité. ‘’On est même agressé dans sa maison. Les individus malintentionnés commencent à s’organiser en groupes et s’équiper en armes, et s’ils se sentent assez forts pour attaquer une maison, ils le font. Nous sommes dans un environnement où la violence religieuse peut être un danger pour le Sénégal. Elle est à nos frontières. A l’heure actuelle, on ne peut pas dire que ce qui l’emporte soit un sentiment de sécurité. Au contraire, tout le monde a peur, parce que ça peut arriver à tout instant et n’importe où’’.
Le sociologue Abdoukhadre Sanoko voit, lui, dans cette explosion de violence, une question de contexte. ‘’Il faut savoir que la Covid-19 a fini de mettre tout le monde à bout de nerfs. Quand on n’a rien à faire, on pense mal, on réfléchit mal et on dégage une énergie infestée. Tous les vieux démons se réveillent ainsi. Le trop de temps mal exploité y est pour beaucoup. Les femmes sont aujourd’hui plus exposées à cette violence, parce qu’elles sont vulnérables et pas assez protégées par la société. Elles sont aussi bloquées par la culture qui veut les discréditer’’, analyse-t-il.
Le spécialiste explique le phénomène des violences conjugales par ‘’les conditions économiques dégradées par la Covid-19’’ qui ont rendu tout le monde sous tension, à telle enseigne que ça peut déborder à tout moment. ‘’Donc, à mon sens, le confinement ne peut qu’exacerber cette violence qui était déjà ancrée dans notre société’’.
Pour rompre avec cette violence, il milite pour une société juste et équitable, en donnant les mêmes droits aux hommes et aux femmes. ‘’Il faut aussi travailler à endiguer certaines croyances les plus immuables, mais surannées qui voudraient qu’on voyait toujours la femme comme une propriété des hommes, une créature de second plan, une chose... Pour ce faire, l’éducation, le droit et la communication et la politique pourraient foncièrement y contribuer’’, dit-il.
Toujours est-il que le psychosociologue Ousmane Ndiaye voit dans cette violence ‘’un certain nombre de coïncidences’’. Il invite à prêter attention aux ‘’couches les plus vulnérables à la violence’’ que sont ‘’les femmes qui sont l’objet de convoitise sexuelle et les enfants qui font beaucoup plus l’objet de règlement de comptes avec les familles’’.
ABBA BA