A la mémoire de mon BFEM, à la mort en face, à mon petit frère

En réalisant pleinement que la dictée du Brevet de Fin d’Etudes Moyennes de cette année est tirée de mon premier roman Le silence du totem, je ne pus m’empêcher d’y voir comme un clin d’œil du destin, un rappel que la vie était faite de cycles. J’ai d’abord été particulièrement émue en visualisant la grande et secrète logistique derrière : un choix en haut lieu, mon texte solennellement dactylographié et imprimé en abondance, les épreuves transportées et disséminées à travers tout le pays, dans les régions et jusque dans les villages, avant d’être prononcées dans les salles d’examen. Imaginer que les jeunes têtes sénégalaises ont écrit avec attention et enjeu mon texte sur leurs feuilles d’examen me remplit de fierté.
Cette dictée, en plus d’être un honneur et une reconnaissance, a aussi été une invitation forcée à plonger durablement dans des zones de ma mémoire que je n’ai explorées que très peu. On m’a beaucoup demandé comment s’était déroulé mon BFEM à moi. A la vérité, je n’ai pas eu la chance de le passer dans la session normale de juillet comme les centaines de milliers de jeunes élèves de notre pays. Je l’ai passé dans la session de rattrapage en Octobre dans des conditions tragiques. Nous étions en 2002 à Mboro. Une semaine avant les épreuves du BFEM, je suis tombée malade et j’ai dû être hospitalisée à Dakar. Autant dire que pour l’ambitieuse candidate que j’étais, ce fut un coup très dur à encaisser.
Pourtant, le jour de mon départ pour la clinique, j’étais assez confiante que j’allais revenir pour faire l’examen et atteindre mon objectif et celui de mes parents et professeurs : être première de l’unique centre d’examen de Mboro. Mon état s’empirant, Dr Diop, le médecin en chef des Industries Chimiques du Sénégal (ICS) - que j’appelais affectueusement “Tonton Docteur” - qui me suivait avait conseillé à mes parents de me faire hospitaliser à la Clinique de la Madeleine afin que je puisse recevoir un traitement de choc et me remettre rapidement pour revenir composer à temps à Mboro. Je me revois sortir de notre villa 14, arpentant sa longue allée fleurie, mon grand sac derrière le dos et rempli de mes cahiers et livres, rejoignant mon père et ma mère qui m’attendaient dans la voiture. Je quittais la cité Mbaye-Mbaye en étant certaine à 100 % que j’allais guérir très vite et rentrer à Mboro pour passer le BFEM.
Sur mon lit d’hôpital, j’alternais sommeil, repas, et révisions. Ma mère était restée avec moi. Le personnel de la clinique la connaissait bien et lui faisait cette faveur de séjourner avec moi, car feu mon petit-frère y était régulièrement hospitalisé. Je la suppliais, dès que j’avais un peu d’énergie, de me tenir mes leçons d’histoire-géographie ou de SVT pour que je les récite par cœur. Je ne voulais pas perdre une seule minute dans mes révisions.
Dès le début de mon hospitalisation, ma famille explora des options pour que je passe quand même mon BFEM si j’allais mieux. Mon père et mes oncles commencèrent à activer leur réseau. Une solution sérieuse mais digne d’un vrai film avait été évoquée : les sujets seraient amenés par un gendarme mobilisé spécialement pour moi. Celui-ci me surveillerait dans ma chambre où je passerais donc l’examen en temps réel, avant de rapporter mes copies à la fin de la journée à l’Inspection. Euphorie. Mais cette éventualité fut abandonnée car trop compliquée, un peu loufoque, peut-être impossible tout simplement. Mes rêves d’être première du centre s’évanouissaient à mesure que les gouttes des perfusions entraient dans mes veines. Je dus me rendre à l’évidence : je ne passerai pas mon BFEM.
Après une batterie d’examens, rien d’alarmant n’a été trouvé. Mon médecin me conseilla juste de diminuer voire d’arrêter de jouer à la PlayStation et autres jeux vidéo auxquels je jouais énormément à mes heures perdues. Mes maux de tête cessèrent comme par magie au premier jour du BFEM. Je fus autorisée à sortir lorsque toutes mes constantes furent normales.
Je n’eus pas de vraies vacances cette année-là. Je fus inscrite à la session de rattrapage d’Octobre, qui est une session unique organisée à Dakar et rassemblant tous les élèves du pays qui n’avaient pas pu passer leur BFEM avec tout le monde. Deux semaines avant l’examen, survint un choc traumatique qui devait me poursuivre une bonne partie de ma vie, et qui me poursuit encore: le décès de mon petit-frère Mohamed, 4 ans, survenu tragiquement dans notre maison à Mboro, devant moi. Mohamed était atteint d’une maladie de naissance. Nous savions qu’il n’allait pas vivre longtemps. Je me souviens de ma panique quand je l’ai trouvé tout pâle, de mes cris de détresse en voyant qu’il suffoquait dans son sommeil. Je ne sais pas ce qui m’avait fait venir dans la chambre où il dormait, mais je sais qu’il m’avait donné rendez-vous pour un tête à tête, comme le jour de son baptême où j’allais longuement veiller sur lui et m’assurer qu’il allait bien au milieu des va-et-vient incessants. Tout avait été orchestré. Ma mère était partie à Dakar avec ma sœur et mes frères pour les achats de rentrée des classes et le gâteau d’anniversaire de Seyda. Mon père était sorti. Moi j’étais restée à la maison pour réviser mon BFEM. Il y’avait aussi ma tante qui s’occupait de Mohamed en l’absence de ma mère et mon cousin Ibrahima qui était venu chez nous pour faire des cours de vacances en mathématiques.
En repensant à ses derniers jours, je me rendis compte que cela faisait longtemps que j’avais remarqué que son visage changeait d’aspect. C’était sans doute la mort qui chaque jour venait frapper à sa porte avant de repartir. Ce jour-là, Mohamed a tout simplement commencé à ne plus pouvoir respirer. Je me suis mise à souffler vigoureusement sur son visage, espérant que cela puisse faire repartir sa respiration. Mais comme il était handicapé, rien ne le faisait réagir. La vie était en train de le quitter et je ne pouvais rien faire. Entendant mes hurlements, Ibrahima fit irruption dans la chambre, poussa lui-même un cri et me souleva comme on soulève un sac de riz pour m’amener hors de la pièce et me calmer. Je savais que c’était fini. J’ai appelé ma mère pour lui dire que Mohamed était en train de mourir. Puis j’ai appelé mon père pour lui dire que Mohamed ne respirait plus, et il rentra rapidement à la maison, accompagné de Dr Diop qui vint constater le décès. Ma mère rentra prestement de Dakar et je me rappellerai toujours de notre longue étreinte quand elle m’a retrouvée, de nos sanglots. Mon adolescence prit brutalement fin ce jour-là. Les funérailles eurent lieu à Mboro et elles furent grandioses. Des pleureuses que je n’avais pas vues depuis la mort de mon grand-père Léon Diégane, furent affrétées de Khalambasse et jamais je n’oublierai leur entrée fracassante dans la maison, leurs cris, leurs roulements par terre. Je restais enfermée dans ma chambre et on venait m’y voir pour me dire « massa ». J’étais présentée comme celle qui avait assisté à la Mort.
Je suis allée passer mon BFEM à Dakar dans un état de choc. Je séjournais chez mon oncle (et chez Ibrahima) à la Fenêtre Mermoz. Tous les matins, Ibrahima m’amenait à l’école des Manguiers, qui était le centre d’examen. J’ai composé dans un état second, habitée par l’image pâle de mon petit frère décédé.
Quelques jours après la fin des épreuves, eut lieu une rapide proclamation de résultats. Ibrahima et Ndane Sarr, professeur de mathématiques et ami de la famille, étaient venus avec moi. « Sont admis au premier tour : Fatoumata Ngom. Fin de liste. De tout le centre, je fus la seule à être admise d’office au premier tour, et avec une très haute moyenne. Juste trois à quatre autres candidats furent admis au deuxième tour. J’ai d’abord cru à une blague. Mais c’était bien ça. Le président du Jury et des correcteurs fendirent la foule pour venir me féliciter et me faire quelques tapes d’encouragement dans le dos. Je ne sais même plus si j’ai exprimé une quelconque joie sur le moment tellement ça semblait irréel. C’était la fin. Je rentrai à Mboro le même jour. Mon amertume et le sentiment d’inachevé d’avoir raté la session principale du BFEM furent remplacés par une grande fierté. La nouvelle fit le tour de Mboro : Non seulement j’étais première de mon centre, mais la seule à être admise au premier tour. Je pus reprendre les cours en Seconde au lycée de Mboro avec un prestige scolaire renouvelé. Ouf ! À cet âge, conserver son prestige scolaire c’était important.
À mon retour, je plongeai subitement dans une certaine amnésie, volontaire ou involontaire - pas facile de vraiment savoir - et facilitée par ma nouvelle réussite : non je n’avais pas assisté en direct à la mort de mon petit-frère, non je n’avais pas vu son petit cadavre. Rien de tout cela ne s’était passé. Dans la famille on n’a plus jamais reparlé de ma condition de “témoin de la mort”, mais à chaque date anniversaire, nous nous rappelons qu’un ange veille sur nous et prions pour lui. Tout ce que je sais, c’est que j’aurai accompagné mon petit frère, qui était beau comme un Dieu, du premier jour de sa naissance jusqu’à sa mort. C’est moi, le soir de son baptême et n’en pouvant plus que personne n’ait encore rien remarqué, qui ai dit à ma mère, alors que nous surplombions son berceau, qu’en fait j’avais l’impression que la tête de Mouhamed n’a pas cessé de changer de volume toute la journée, comme si elle gonflait et se dégonflait. Ce que ma mère ne savait pas, c’est que je n’ai pas arrêté d’aller voir Mohamed et sa tête afin de m’assurer que mes yeux ne me décevaient pas. Je sentais que quelque chose n’allait pas et j’ai parlé avec un petit rire nerveux.
A cet instant, la fête pris fin dans le cœur de ma mère. Sous le choc, elle se laissa tomber sur son lit, appela ma tante et ma grand-mère pour leur faire part de ma trouvaille. Elles se mirent à observer et à toucher son crâne de tous les côtés. Ma mère me demanda d’aller lui apporter un volume de La grande encyclopédie de la Santé qui se trouvait dans notre bibliothèque. Comme à son habitude, elle établissait des pré-diagnostics en consultant cette encyclopédie mythique. Puis j’ai juste entendu “Sissi voit souvent des choses que personne ne voit. J’irai demain à Dakar”. Le diagnostic est tombé le lendemain: Hydrocéphalie. S’en suivent de longues années médicalisées, des traitements lourds, et un quotidien avec un beau petit-frère sévèrement handicapé. J’ai vu ce que ça fait à une mère de perdre son enfant, à un père d’enterrer son enfant, à des frères et sœurs de perdre un frère. Je sais ce que ça fait à une famille de perdre une branche de leur arbre commun. Mais je suis fière d’avoir veillé sur mon petit-frère du début à la fin, de m’être occupée de lui comme une petite maman.
Quand j’ai appris le choix porté sur mon roman pour le BFEM, ma mémoire a durablement et avec insistance restitué cet épisode de ma vie, que j’évoquai qu’à de rares, très rares occasions, à mes fortunes, risques et périls. Certaines oreilles ne sont pas toujours bienveillantes. Mais d’autres le sont. En regardant les statistiques nationales (78,59 % de réussite), puis les statistiques au CEM de Mboro (91,43 %), j’ai souri tendrement et avec une certaine nostalgie, en me disant que je n’ai pas eu l’occasion, en mon temps, d’en faire officiellement partie. Puis vinrent des vagues de cet épisode traumatique et morbide. Je sais que je dois les affronter. Vingt-trois ans plus tard, le choix porté sur mon roman pour la dictée du BFEM, immense honneur que m’a fait l’Éducation Nationale, a sonné comme un doux rappel, une boucle qui doit être bouclée, un clin d’œil du destin et des Dieux de la littérature avec à leur sommet peut-être un certain Gabriel Garcia Marquez me soufflant que la vie, oui, c’est aussi “Vivre pour la raconter”.
Sissi Ngom