“Affaiblir l’Afghanistan, ce n’est dans l’intérêt de personne”
Rencontre à Doha avec le négociateur et porte-parole taliban Suhail Shaheen. Le nouveau pouvoir de Kaboul l’a désigné ambassadeur d’Afghanistan auprès des Nations unies, ce qui reste sans effet pour l’instant, faute de reconnaissance internationale. Suhail Shaheen évoque le dialogue qui s’amorce entre les talibans et les Occidentaux, la situation des femmes et des minorités et la menace du groupe État islamique en Afghanistan.
RFI : Ces derniers jours au Qatar, vous avez participé à des discussions avec des représentants américains puis européens. Quels sont les résultats de ces rencontres directes ?
Suhail Shaheen : Le premier progrès, c’est que tout le monde a pris conscience qu’il était préférable d’échanger, de résoudre les problèmes par la discussion et la compréhension. Et tout le monde a compris que la pression n’avait pas fonctionné et ne fonctionne toujours pas. Donc, c’est mieux de se comprendre, d’amener tous les problèmes à la table de négociation pour en discuter et pour proposer des moyens de les résoudre. Bien sûr, on ne peut pas régler tous les problèmes en une seule réunion. Mais, de part et d’autre, chacun a convenu de poursuivre ces rencontres.
Mais la reconnaissance du nouveau pouvoir afghan ne semble pas proche. Même le Qatar, qui accueille et facilite les discussions, ne vous offre pas cette reconnaissance.
L’actuel gouvernement d’Afghanistan devrait être reconnu internationalement. Car nous avons le contrôle de toutes nos frontières, nous avons la souveraineté sur le territoire, nous avons le soutien du peuple d’Afghanistan. Ce sont les principes sur la base desquels un gouvernement est reconnu. L’ancienne administration de Kaboul n’exerce plus de souveraineté sur la moindre partie du territoire, donc ils ne représentent personne.
Nous espérons que nous serons reconnus. Nous voulons des échanges avec les Nations unies, avec les autres pays. Parce que l’hiver rigoureux arrive et qu’il y a beaucoup de sujets qui nécessitent une coopération, comme l’aide humanitaire et d’autres problèmes qui pourraient se présenter et qui peuvent être résolus par l’échange et la compréhension.
Le nouveau pouvoir afghan est observé avec méfiance, vos interlocuteurs semblent vous demander des gestes, pas seulement des paroles.
Nous l’avons dit aux représentants européens et aussi à ceux des États-Unis : affaiblir l’Afghanistan et son gouvernement actuel, ce n’est dans l’intérêt de personne. Car si l’anarchie règne en Afghanistan, si le gouvernement est affaibli, c’est à vous que cela posera des problèmes de sécurité. Si nous ne contrôlons pas la totalité du pays, peut-être que d’autres groupes viendront et qu’ils seront contre vous. Ils représenteront une menace pour vous.
Deuxièmement, cela poussera de nombreuses vagues de réfugiés en direction des pays européens et, cela non plus, ce n’est pas dans votre intérêt. Mais si nous sommes forts et que nous sommes en mesure de fournir des emplois à la population, alors vous ne verrez pas arriver de migrants économiques. Et, par ailleurs, aucune autre organisation ne parviendra à recruter parmi la population.
Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a déploré des « promesses non tenues » de votre part. La communauté internationale vous demande des actes, notamment en ce qui concerne les droits humains, les droits des femmes, l’éducation, l’inclusivité du gouvernement, la liberté de circulation. Êtes-vous prêts à faire ces gestes ?
Notre politique, c’est que les femmes ont droit à l’éducation et au travail, dans le cadre des règles de l’islam. La seule chose à respecter, c’est le hijab [foulard islamique].
Actuellement, 70% des écoles en Afghanistan sont ouvertes. Dans de nombreuses provinces, elles fonctionnent, du primaire au secondaire. Et d’autres vont suivre.
Concernant l’inclusivité, les membres de toutes les ethnies d’Afghanistan ont le droit de siéger au gouvernement. Mais nous sommes en désaccord avec les pays qui veulent que telle personne en particulier, venue de telle ethnie, soit au gouvernement. Ce n’est pas l’inclusivité ! L’inclusivité, c’est que toute personne ayant les compétences et le talent puisse siéger au gouvernement.
Est-ce que vous, les talibans, avez changé, entre votre première expérience au pouvoir dans les années 1990 et aujourd’hui ?
Si vous parlez de gens qui veulent l’indépendance de leur pays, qui veulent la prospérité de leur peuple, qui veulent établir un gouvernement islamique… alors nous avons toujours le même objectif. Mais l’approche est différente aujourd’hui. Car auparavant, nous étions concentrés sur les affaires militaires, parce que nous avions une guerre chez nous, dans le Panshir [contre la résistance du commandant Massoud, NDLR]. C’était notre priorité. Mais désormais, nous nous concentrons surtout sur les projets économiques, sur la création d’emplois pour notre peuple, c’est la différence.
On a vu, ces dernières semaines, des attaques sanglantes de la branche afghane du groupe État islamique. Êtes-vous en mesure de faire reculer cette menace ?
Le peuple afghan nous aide à en finir avec cette menace. Nous avons éradiqué ou déjoué de nombreuses tentatives fomentées par le groupe État islamique en Afghanistan. Ils n’ont pas été capables de viser des installations militaires, mais ils s’en prennent à des cibles faciles comme des mosquées ou des rassemblements. À part cela, ils ne sont pas en mesure de nous affronter militairement.
Rfi.fr (Propos recueillis par notre envoyé spécial à Doha,)